Ugo Rondinone, Espace rythmique Ouverture Musée d’art et d’histoire de Genève photo Stefan Altenburger
Après l’artiste viennoise Jakob Lena Knebl (Biennale de Venise 2022) et le commissaire français Jean-Hubert Martin, c’est au tour de l’artiste suisse basé à New York, Ugo Rondinone de s’emparer du Musée d’art et d’histoire de Genève, MAH, à l’invitation de Marc-Olivier Wahler, son directeur. Déjouer les archétypes, transformer les regards, jouer des ressemblances et dissonances font partie de la panoplie habituelle d’un artiste à la reconnaissance internationale, qui sous un aspect iconoclaste et joyeux, traite d’obsessions universelles autour du double et son écho, du cycle de la vie et de la mort, de l’occulte et sa révélation. Des états intérieurs transfigurés lors de chacune de ses interventions et l’on se souvient avec émotion de sa carte blanche au Palais de Tokyo autour de son compagnon, le poète John Giorno. Tel un sismographe du temps et de l’espace, il opère des révolutions polysémiques multiples suscitant une intense transfiguration du lieu et du visiteur.
Si le défi était de taille face aux collections encyclopédiques du musée, il invite à une traversée du miroir déroutante et séduisante sur le fil du Romantisme et de la figure du dandy fin-de-siècle incarnée par deux icônes suisses : Ferdinand Hodler (1853-1918) et Félix Vallotton (1865-1925) dont il nous révèle la face cachée.
Le choix est laissé dès le départ, une fois franchi le seuil symbolique de l’arche (the sun, 2017), d’aller à droite vers les puissantes figures martiales d’Hodler ou à gauche vers les nus vulnérables et énigmatiques de Vallotton. Une symétrie inspirée par le musée lui-même qui ouvre à différents paliers de connaissance, de révélation intérieure qualifiés d’« espaces rythmiques » par l’artiste. Le voyage commence avec ces imposants guerriers suisses posés sur socles, tandis qu’à leur dos sont dévoilés des dessins préparatoires du maîtres, invitant à aller au revers des choses.
Un filtre rouge est posé sur les fenêtres –love invent us– renforçant l’aspect violent suggéré par l’ensemble. Changement complet d’atmosphère dans la salle suivante où Rondinone en metteur en scène, reconstitue l’appartement idéal de Hodler avec une accumulation d’objets qui frôle la saturation des sens. On se croirait chez Des Esseintes, grande source d’inspiration de l’artiste. De nombreuses silhouettes de corps masculins suggèrent une certaine fluidité des genres très courante au XIXème comme le précise Rondinone. Cette « period room » traduit une réelle esthétisation du réel parmi ces œuvres puisées dans les réserves du musée auxquelles s’ajoutent des créations de l’artiste : papier peint et rideaux, le tout baignant dans une lumière verte.
Après l’obscurité, la lumière, avec ce large horizon proposé dans la grande salle suivante entre les paysages alpins du lac Léman d’Hodler réunis pour la première fois et les chevaux de verre de l’artiste. Réceptacles d’eaux en provenance de mers du monde entier, ils incarnent l’alchimie du feu et de la terre, réunissant les quatre éléments, comme souvent avec les animaux convoqués par l’artiste.
Puis nous sommes invités à replonger dans les tréfonds de la psyché avec les dessins mortuaires du visage de la compagne et la muse de Hodler, Valentine Godé-Darel, très faiblement éclairés dans l’ancienne chapelle, propice à l’introspection. S’ouvre alors une traversée de 3 « paysages sculptures » très minérales qui obstruent l’espace, en dialogue avec des diary paintings de l’artiste. Le temps est convoqué dans la salle suivante à travers une orchestration de différentes horloges du musée, toutes sans aiguilles mais présentées sur des piédestaux, tandis qu’une installation sonore en amplifie les mécanismes. En regard une gravure de Dürer figure Adam et Eve, comme si le Paradis était bel et bien perdu. La question de la valeur de l’œuvre d’art et de ce qui constitue un musée est de nouveau soulevée. Puis par une porte dérobée qui se déclenche subrepticement, on découvre de grands disques de couleur tandis que l’espace suivant tout en contraste, révèle des heaumes d’armure impressionnants. Il faut être attentif pour découvrir cette brèche. Passage de transition avec la sculpture argentée, the moon, magnifique pendant à the sun (hall du musée) tandis que Vallotton dissèque le huis-clos grinçant du couple dans sa série Intimité.
Avec « A la lisière » dans la salle des armures, Rondinone tisse un dialogue entre les natures mortes de Vallotton et sept danseurs nus en cire mélangée à différentes terre des 7 continents. Au sol et non voltigeant dans l’espace du hall du Petit Palais, ils semblent comme empêchés. A rebours des héros de Hodler tandis que les vitrines des armures sont calfeutrées et qu’une lumière violette, love invents us, berce l’ensemble. Puis l’on pénètre dans l’intimité fictionnelle de Félix Vallotton avec une autre « period room » particulièrement suggestive de l’intérieur d’un dandy raffiné, selon le même principe que pour Hodler si ce n’est la lumière dominante rose –love invents us. Le final se joue selon le sens choisi au départ, dans la salle des nus de Vallotton tous exposés à l’horizontale, faussement tranquilles et d’une inquiétant étrangeté. La tension est palpable si l’on songe au début du cheminement. C’est toute la force de cette conversion du musée entreprise par Ugo Rondinone en une caisse de résonnance du sensible qui vit et respire au gré de l’heure du jour et de la nuit : « quand le soleil se couche…, » la lune nimbe le majestueux bâtiment d’une aura magique et incantatoire. Tempus fugit.
Relire mon interview avec Jakob Lena Knebl, février 2021 (lien vers)
Catalogue édité par le MAH Genève distribué par 5 Continents éditions à paraître en juin 2023.
Infos pratiques :
When the sun goes down and the moon comes up
Carte blanche Ugo Rondinone
Jusqu’au 18 juin 2023
MAH
Tarif entrée: Prix libre
Libre appréciation par le public du montant qu’il souhaite donner pour sa visite en fonction de son budget et de sa satisfaction.
Ouverture :
Du mardi au dimanche, de 11h à 18h. Les jeudis, de 12h à 21h