Prix Marcel Duchamp 2025 : Interview Eva Nielsen

Eva Nielsen vue de l’installation Prix Marcel Duchamp 2025 Adiaf Musée d’art moderne de Paris Adapg 2025 photo Hafid Lhachm

L’édition 2025 du Prix Marcel Duchamp se transpose au Musée d’art moderne de Paris avec comme finalistes : Bianca Bondi, Xie Lei, Eva Nielsen, Lionel Sabatté. Cette année j’ai décidé de mettre l’accent sur Eva et Bianca dont je connais bien le travail. Récemment exposée à la Verrière, Bruxelles, Fondation d’entreprise Hermès, dont elle avait fait une lecture magistrale, j’ai pu l’interviewer Eva à cette occasion. Elle fait partie de la remarquable exposition Dans le flou au musée de l’Orangerie et, plus inentendu, de la nouvelle galerie du Temps du Louvre Lens. A l’affiche des Rencontres d’Arles en 2023, elle est représentée par les galeries Peter Kilchmann et The Pill. Ente trouble et persistance rétinienne, sédimentation du regard et révélations successives, le parcours conçu à l’occasion du Prix Marcel Duchamp, joue de multiples strates, comme une traversée. Eva Nielsen, accompagnée de Julia Garimorth, commissaire, ont répondu à mes questions.

Portrait d’Eva Nielsen courtesy de l’artiste et de la galerie Peter Kilchman

Julia et Eva : Comment avez-vous organisé ce dialogue entre les œuvres, et nous entraîner dans une sorte d’expérience ?

Si l’on reprend la chronologie au tout début de l’année 2025 au moment de l’annonce des finalistes, tout a commencé lors de la visite d’atelier. Nous avons échangé autour de différentes expositions comme celle sur l’âge atomique du musée et la toile de Barnet Newman « Pagan Void » qui partageait des résonnances. Julia a insisté sur le mot surgissement que j’ai trouvé décisif.

Quand j’ai su que j’allais avoir cet espace-là, j’ai voulu vraiment être dans la caméra obscura, dans le fragment, ce qui se donne à voir ou se dérobe. Comme je suis toujours à la fois entre photographie et peinture, je me suis dit, ce principe de surgissement peut se faire par strates successives. Et c’est vraiment ce qui a été l’élément déclencheur. C’est pour ça que j’ai organisé cette présentation autour de Rift.

Eva, Allons vers Rift, comment avez-vous organisé cette focale ?

J’ai une obsession depuis quelque temps en tant que peintre, artiste, pour les marais, les sédiments, parce que je trouve qu’il a un point de fusion intéressant entre les marais, les marécages et la peinture même. Donc il y a quelque chose aussi de la matérialité que je trouve saisissante et la question de l’horizon, de la lisière, de ce qui se donne à voir, ou qui se dérobe à la vue. J’avais en tête cette série de Georgia O’ Keeffe dont on avait parlé avec Julia, les bones, qui sont vraiment des os qu’elle récoltait dans le désert, près de chez elle, dégageant aussi cette immédiateté. Il était intéressant que ça devienne une architecture, en même temps quelque chose qui vient obstruer et en même temps une porte d’entrée vers un horizon potentiel… Marianne Derrien, (rapporteur de mon projet) a utilisé le mot futur préhistorique que je trouve très juste.

Ce doute qui s’instaure sur la temporalité de ce qui est donné à voir m’a encore une fois donné l’élan autour de cette question de l’organisation du parcours.

 Julia, au niveau de la scénographie, comment avez-vous décidé de faire des sortes de claustras, des sortes de parois ?

Cette scénographie, c’est un peu comme une mise en abîme que l’on vit en tant que visiteurs, on est une partie de ces différentes strates, d’un seul coup on entre dans la matière soi-même. J’étais fascinée quand j’ai fait cette visite d’atelier par la manière dont Eva construit ses tableaux, cette relation à la fois à la sérigraphie, la gravure, tout ce qui est imprimé, et en même temps à la peinture. On a l’impression que la peinture ouvre un espace illusionniste alors que la gravure, ce qu’on voit en premier, et au niveau de la toile, referme. Mais en même temps ce phénomène s’inverse dans des jeux de superposition qui s’avèrent être une juxtaposition finalement.

Quand on est devant une telle toile, on est troublé par les différents niveaux qui s’entremêlent et j’avais le sentiment que cette installation avec les voiles correspondait exactement à ce qu’on ressent.

Eva, ce sont un peu des images d’un monde flottant ?

C’était le projet de Julia et je trouve le résultat formidable.

C’est intéressant parce que la suspension des écrans traduit cet état. Pour moi c’était un peu la question des limbes et des lisières qui sont troubles. Le regard que m’a apporté Julia en ce qui concerne la présence de tous ces voilages est très pertinent. Elle m’a retiré un doute et encouragé à tous les mettre. Je réalise à présent que c’était impossible de faire autrement parce qu’effectivement on est sur ces surgissements progressifs jusqu’à Rift.

Le regard est attiré vers l’autre pôle que j’ai vu à Bruxelles qui créé un contrepoint complémentaire

Effectivement, c’est vraiment, à la vue de la version nuit, qu’est advenue la version d’une aurore boréale, une version diurne. Ce qui m’a vraiment saisi, dans ce puzzle de scénographies, c’est la recréation d’une sphère qui est complètement interprétable. Et les regardeuses et regardeurs ont des évaluations très différentes de ce que ça peut être. il y a aussi cette histoire de la cicatrice, quelque chose qui est aussi abîmé, érodé. Cette sphère, que j’ai trouvé pas très loin de moi, en banlieue parisienne a été beaucoup rafistolée. Et il y avait l’apparition aussi dans le béton, de zones qui deviennent à la fois lunaires et géographiques et qui ont été beaucoup mises en exergue lors de la sérigraphie. Ça m’a intéressée de voir aussi l’autonomie du motif, avec ce puzzle de sérigraphie on se trouve presque au plus près de l’objet même et dans toutes ses aspérités et sa complexité.  Et en plus il a quelque chose d’assez étonnant dans cette toile, c’est que la sérigraphie surgit en premier, créant un trouble comme le soulignait Julia et ce trouble est très important parce que c’est le trouble de la vision, de l’expérience humaine. On ne sait plus exactement ce qui est face à nos yeux. En plus, il y a toujours ces allusions au globe, à la surface de l’œil, d’où nos discussions sur Barnett  Newman et sur le « Void ». Mais il y a aussi quelque chose de complémentaire qui se joue sur le nerf optique. C’est pourquoi il a un trouble sur ce motif qui, répondait à Rift dans le plein et le vide.

Comme Julie l’a souligné avec justesse, on est vraiment un atome parmi les atomes, parmi les sédiments. On est dans la peinture, dans l’immersion photographique. Pour moi, c’est important, je ne peux pas me percevoir en dehors de cet ensemble. On est forcément, et étant donné les formats, immergés, contraints, des principes qui me tiennent à cœur en tant qu’artiste.

Eva, en tant qu’artiste, qu’est-ce que ça fait d’être ici aujourd’hui en lice pour le prix Marcel Duchamp ?

C’est une joie parce que déjà c’est une mise en lumière pendant un an du travail. Comme je disais tout à l’heure, c’est une forme de reconnaissance.  On l’a tous vécu comme ça, tous les quatre. Pour moi c’est vraiment quelque chose de joyeux avant tout d’être là entouré d’amis artistes, de collègues, d’avoir pu bénéficier d’un accompagnement exceptionnel pendant plusieurs mois. Ça nous confirme que quelque chose se joue car il y a toujours un risque, rien n’est jamais acté.

C’est ce que je me disais en arrivant ici, on ne jamais, ça prend ou pas. Mêle si j’avais la conviction, en revanche et grâce au commissariat, qu’il avait quelque chose qui circulait. Car pour moi, ce qui est plus important que le prix, c’est d’abord de faire une exposition dont on soit fiers. Qu’il y ait quelque chose qui soit transmis, parce que l’art selon moi n’existe pas sans porosité, transmission, générosité.

Vous êtes dans la nouvelle galerie du temps du Louvre Lens : comment avez-vous réagi à cette invitation ?

Je parlais tout à l’heure de futur préhistorique. L’accrochage d’Annabelle Ténèze est d’une grande justesse. Ma toile se situe juste à côté de Théodore Rousseau qui a peint des marais.  C’est juste incroyable.

C’est un privilège de faire partie de cette galerie du temps en tant qu’artiste.

Lire en complément mon interview de l’artiste Bianca Bondi représentée par la galerie mer charpentier (lien vers) et de Xie Lei, représenté par la galerie Semiose (lien vers).

Prochaine étape :

Annonce de l’artiste lauréat le jeudi 23 octobre au Musée d’Art Moderne de Paris

Membres du Jury 2025 :

  • Xavier REY, Directeur du Musée national d’art moderne, Centre Pompidou, Paris, Président du Jury
  • Claude BONNIN, Collectionneur, Président de l’ADIAF
  • Akemi SHIRAHA, Représentante de l’association Marcel Duchamp
  • Laurent DUMAS, Président du conseil d’administration de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris
  • Fabrice HERGOTT, Directeur du Musée d’art moderne de la ville de Paris
  • Ann Veronica JANSSENS, Artiste (Belgique/Royaume-Uni)
  • Yan PEI-MING, Artiste (Chine/France)
  • Patrizia SANDRETTO RE REBAUDENGO, Collectionneuse (Italie)
  • Manuel SEGADE, Directeur du Musée national centre d’art Reina Sofia (Espagne)
  • Aurélie VOLTZ, Directrice du Musée d’art contemporain de Saint-Étienne Métropole

Infos pratiques :

Prix Marcel Duchamp 2025

Exposition jusqu’au 22 février 2026

Musée d’art moderne de Paris

11 Avenue du Président Wilson

75116 Paris 

www.mam.paris.fr

www.adiaf.com