Cédric Fauq, Capc : « L’art contemporain ne doit pas réduire au silence. Trop de filtres subsistent »

Portrait de Cédric Fauq, Capc photo ED

Commissaire en chef du CAPC depuis le 1er septembre 2021 à l’âge de 29 ans, Cédric Fauq (ex Palais de Tokyo) a entamé ses nouvelles fonctions autour de nombreux projets malgré un contexte de pandémie. Il nous dévoile d’une part une exposition monographique de l’artiste anglais Olu Ogunnaike, Miettes, et l’exposition collective Le Club du Poisson-Lune. Deux expositions qui prennent ancrage dans l’histoire même du lieu et ont valeur de manifeste autour de ce qui l’anime. A partir du bois des forêts des Landes et le rôle joué par Joseph Lainé, fondateur de l’Entrepôt de denrées coloniales, dans la reforestation mais également dans la lutte contre la révolution haïtienne et le passage d’une économie fondée sur la traite et les plantations à une économie viticole, Olu Ogunnaike sonde les failles du récit officiel et dessine des analogies et filiations entre le motif du casier à vin et le classement de personnes réduites à l’esclavage dans les cales des navires négriers ou les cendres des poutres de la charpente et l’encre d’impressions sérigraphiques d’images liées au déjeuner de vernissage. En plus de la production de nouvelles œuvres pour l’exposition et de certaines acquisitions, une publication est également prévue afin d’offrir un soutien complet à l’artiste.

Avec Le Club du Poisson-Lune il s’agit de revisiter le café-théâtre fondé par Jean-Louis Froment et des amis, quelques années avant la création du Capc à travers une invitation à 24 artistes internationaux et locaux dans un décor en trompe l’œil signé du duo Deborah Bowman. Si pour Cédric Fauq une exposition doit pouvoir déclencher la surprise et provoquer la curiosité, elle doit avoir un vrai potentiel d’impact à la fois auprès du public mais également dans le parcours d’un artiste, souhaitant œuvrer selon l’impulsion donnée par Sandra Patron, au soutien de la création émergente et établir des passerelles entre le Capc et le monde contemporain. Une nouvelle direction qui se matérialisera encore davantage à l’occasion dès l’automne 2022, en prélude au 50ème anniversaire du Capc (2023). L’occasion pour Cédric Fauq de proposer une grande et ambitieuse exposition autour de la fête foraine dont il nous dévoile les contours. Un thème fédérateur bien que trop souvent considéré comme mineur. Il aura de plus la charge du nouvel accrochage de la collection début 2023 après la remarquable traversée du Tour du jour en 80 mondes de Sandra Patron. Si tous ces projets lui mettent un peu la pression, c’est aussi très enthousiasmant comme il le confie dans un éclat de rire. Rencontre avec une tête chercheuse ultra dynamique qui s’exporte outre-manche comme récemment à l’occasion de la foire Frieze autour de cette scène anglo-saxonne dont il maitrise parfaitement les codes et où il a fait ses premières armes au Nottingham Contemporary. Cédric Fauq insiste pour autant sur les possibilités et la liberté offertes par un lieu loin de la capitale. Du centre et de la périphérie encore et toujours…

Le Club du Poisson Lune

L’exposition est une référence directe à ce café-théâtre bordelais créé par Jean-Louis Froment et une bande d’amis en 1967, 5 ans avant la création du Capc en 1973. Peu d’archives subsistent sur cette proto histoire du lieu que lance Jean-Louis Froment à son arrivée à Bordeaux, contrairement à cet espace qu’il ouvre dans la cave d’une galerie de peintures tenue par Henriette Bounin, la galerie du Fleuve, dont on possède beaucoup plus d’archives. Mais ce manque d’informations m’a permis d’ouvrir et de concevoir un espace fictionnel. Trois lignes directrices m’ont guidé dans ma sélection d’artistes, 24 au total. Tout d’abord j’ai privilégié le lien avec l’écriture et les mots, le café-théâtre étant ce lieu qui mélangeait arts visuels, théâtre, poésie…De plus, des artistes qui se situent à la limite entre objet décoratif et œuvre d’art, c’est pourquoi j’ai fait appel au duo d’artistes Deborah Bowmann  pour concevoir la scénographie de l’espace et enfin, des artistes qui questionnent le rapport au temps et à l’histoire, selon la démarche générale qui m’habite.


Vue de l’exposition Le Club du Poisson Lune – Le Salon Capc Musée d’art contemporain de Bordeaux, 04.11.2021 –
27.03.2022. Commissaire Cédric Fauq. Photo Arthur Péquin

Quatre espaces matérialisent le décor du Club : le Vestibule, le Salon, le Fumoir et la Scène. A l’entrée, un texte de présentation fictionnel est distribué, reprenant les codes d’une carte des boissons. Le vestibule s’organise autour d’une œuvre de la collection de l’artiste Haim Steinbach, Capri Suite 4, 1989. Sorte de machine à vague qui bascule, l’œuvre renvoie à la topographie maritime de Bordeaux avec cet aquarium vide qui pose la question de la localisation de ce poisson lune : où est-il ? D’autres œuvres gravitent autour comme cette lumière incandescente de Camille Brée, le séchoir à plantes de Flo*Souad Benaddi, des tournesols séchés retournés en guise de luminaire par Carla Adra et le papier peint d’Elize Charcosset faisant office de photo call.

Dans le salon une fois avoir montré sa carte de club au lapin géant de Kevin Desbouis, devenu la mascotte des visiteurs et de l’exposition, on peut s’assoir devant la cheminée et se plonger dans l’un des cents et un livres de l’œuvre de l’artiste Nikhil Vettukatil, Century, soit un roman par an entre 1920 et 2020 mais à l’encontre des références de la littérature classique autour de questions géopolitiques de pays dits du sud. Sur l’écran de télévision tourne la vidéo Les Amours Jaunes de l’artiste Mauranne-Amel Arbouz. L’ensemble de l’espace a été pensé pour être activé par les artistes qui les ont conçues comme le duo Angélique Aubrit et Ludovic Beillard et leurs panoplies d’astronautes retenues au sol par d’imposants sabots de bois. Dans le Fumoir on se regroupe près d’un encensoir, on mange de drôles de pistaches mauves et on s’abreuve de breaking-news.

Pour finir La Scène regroupe de nombreux artistes autour d’un temps suspendu et fossilisé avec les fauteuils parsemés de verres de whisky de James Lewis, Dust Slug II, 2021, le synthétiseur modifié d’Hugo Brillet, les dessins au sel sur plaques de métal d’Aurilian ou le mural d’Esther Gaton, Adrenaline Cherubin, conçu comme un portail spatio-temporel. De nombreux artistes sont de la scène bordelaise même si l’idée n’était pas de se focaliser sur ce prisme mais plutôt de créer un lien entre le Capc et la création actuelle, ce qui n’a pas été souvent fait jusqu’ici.

Vue de l’exposition Le Club du Poisson Lune – Le Fumoir – Capc Musée d’art contemporain de Bordeaux, 04.11.2021 –
27.03.2022. Commissaire Cédric Fauq. Photo Arthur Péquin

Quelles valeurs avez-vous défendues pour votre projet au Capc ?

J’aimerais que l’art contemporain génère la parole. Je me souviens de la campagne d’ouverture de la Collection Pinault autour de personnes regardant des œuvres. Si je devais imaginer une campagne pour un lieu comme celui-ci, elle serait basée sur des gens qui parlent autour des oeuvres. J’aimerais que les gens sortent d’ici avec l’envie de débattre et de discuter, comme quand on sort du cinéma. Rappelons que nous sommes un service de la Ville de Bordeaux et en me positionnant comme agent de la ville je souhaite engager le dialogue avec toutes les autres institutions et acteurs de la ville et au-delà. C’est déjà en train de se mettre en place et je suis allé par exemple à l’école des Beaux-arts pour présenter la programmation à venir et engager des projets avec des étudiants. Nous avons des missions particulières en tant qu’organisme financé par de l’argent public et devons garder cela en tête en termes de choix d’artistes, de réception du public, de communication. Une autre valeur qui m’anime est la question du travail artistique, que les gens puissent comprendre qu’être artiste est un vrai travail soutenu par une économie. Des questions comme : Qui travaille au Capc, quel est notre rôle ? Qu’est-ce que cela veut dire d’avoir une collection ?.. Il y a trop de filtres et d’écrans qui font que les gens ne savent pas ou ont des idées préconçues alors que quand on parle d’archéologie, c’est c’est plus clair pour tout le monde. Pour autant, nous partageons certaines logiques en terme de conservation, de restauration, de recherche : nous faisons aussi l’archéalogie de l’art contemporain. J’aimerais beaucoup œuvrer pour que la création artistique soit reconnue en tant que telle et non associée à une forme de passion gratuite.



Vue de l’exposition Olu Ogunnaike, Miettes,
Capc Musée d’art contemporain de Bordeaux, 04.11.2021 –27.03.2022. Commissaire Cédric Fauq. Photo Arthur Péquin

Après le Palais de Tokyo comment vivez-vous votre expérience ici ?

On peut s’autoriser plus en termes de typologies d’expositions et d’artistes qu’à Paris où certaines choses s’imposent, même inconsciemment. Quand on est un peu excentré les choses deviennent finalement plus simples.

De plus contrairement aux multiples sollicitations de la capitale, une visite au Capc implique un autre rapport aux choses, et au temps et cela se traduit aussi dans mon travail.

Mon intention est plus focalisée, ce qui apporte d’autres réflexions et d’autres manières de faire, ce à quoi nous travaillons avec Sandra Patron.

Vue de l’exposition Olu Ogunnaike, Miettes,
Capc Musée d’art contemporain de Bordeaux, 04.11.2021 –27.03.2022. Commissaire Cédric Fauq. Photo Arthur Péquin

La fête foraine et les 50 ans du Capc, pourquoi ce thème ?

Cela a été un des éléments décisifs de ma candidature à ce poste. J’essaie toujours de penser par points d’entrée que ce soit pour les artistes, l’histoire d’un lieu, l’histoire de l’art et la fête foraine parle à tout le monde, que l’on aime ou pas. Cela ne laisse pas indifférent et introduit à beaucoup d’autres notions. L’idée était encore une fois d’ancrer ce projet dans l’environnement proche et l’existant. Je suis impatient de voir le parcours de visiteurs qui iront du Capc à la fête foraine de la place des Quinconces et vise et versa. Mon souhait était également d’ancrer ce thème dans l’histoire même de ce lieu lié à l’histoire coloniale par le biais. En fait je pensais à la présence du sucre dans l’entrepôt et j’en suis venu à faire une association d’idée avec la barbe à papa. Comme souvent je choisis d’autres biais pour faire allusion au proche, à ce qui nous touche, comme avec le parallèle dessiné avec le vin par l’artiste Olu Ogunnaike.

C’est aussi l’histoire de la fête foraine en tant que phénomène social qui m’intéresse. Comment les rituels autour de la fête foraine ont changé ? Qui paie pour des sensations fortes ? A qui étaient réservées les attractions ? et comment est-elle perçue aujourd’hui ? Je me demande si l’on peut dire que la fête foraine est un rituel de classe. Cette exposition est aussi intéressante car elle permet de se poser la question brûlante du patrimoine de la fête foraine, sa reconnaissance possible et sa conservation.

L’exposition « Barbe à papa » sera le coup d’envoi des festivités liées à l’anniversaire des 50 ans du Capc.

Un des points focal du projet sera le Grand Verre de Duchamp. Au niveau de la sélection des artistes nous ne voulons pas tomber dans des citations trop évidentes et offrir des surprises autour d’artistes pas encore connus ici.

Il y aura des commandes spéciales aux artistes autour de certains aspects structurants de l’exposition notamment autour de la lumière et du son et nous allons travailler avec un scénographe pour complètement transformer l’espace.

Qu’est-ce que cela vous inspire d’arriver au moment de l’anniversaire des 50 ans du Capc ?

C’est à la fois enthousiasmant et en même temps on ressent une certaine pression due à de nombreux présupposés autour de l’art contemporain qui persistent.  Nous voulons montrer que l’art contemporain s’inscrit dans une généalogie et une histoire, c’est important, tout en remettant cette histoire en question. Mais le problème majeur c’est bien le soutien à la création.  Cela rejoint votre question sur les valeurs que je défends ici.

Avez-vous d’autres projets ?

Nous allons lancer, en Mai, un nouveau programme : « l’Académie des mutantes », qui va permettre de mieux identifier le travail que nous faisons autour de la performance, la musique et la mode au Capc. Des univers qui sont en fait inscrits dans l’histoire et l’adn du lieu qui a accueilli des défilés, des concerts et des performances. L’art contemporain permet une porosité avec les autres champs, et l’expérience de l’espace est plus libre que dans les arts du spectacle qui restent très ritualisés en termes de temporalité, de rapport public / scène (même s’il y a une histoire d’expérimentations autour de ces questions). Un espace d’exposition d’art contemporain offre une grande liberté si l’on y réfléchit ! De plus nous avons ici une scène locale très dynamique. Il y a plusieurs artists run spaces ou collectifs d’ateliers regroupés, Pola étant le plus connu, mais il y a également la Réserve Bienvenue, Continuum, Espace 29, Cumulus, 5un7… Nous avons envie d’établir des ponts avec ces lieux et les artistes qui les animent.  

Le 2ème récit de la collection

Cette nouvelle présentation de la collection sera intitulée Amour Systémique. J’y associe l’artiste Sung Tieu avec qui j’ai déjà collaboré. D’origine vietnamienne elle est basée entre Londres et Berlin. J’ai travaillé précédemment avec elle sur le lien qui existe entre impérialisme et minimalisme autour de la question de la grille, ce qui rencontre ici Sol LeWitt. C’est aussi un récit de collections qui sera une autre forme de célébration, autour des 50 ans du Capc. Au cœur du projet se pose la question du récit : comment est-ce que l’on raconte 50 ans, à travers des œuvres ?

En quoi le Nottingham Contemporary a-t-il été formateur ?

Le centre d’art était encore assez jeune, et fêtait ses 10 ans avec une programmation transdisciplinaire et transhistorique. Cela a sans doute été formateur en effet. J’avais proposé notamment une exposition sur Grace Jones autour d’artistes qui avaient collaboré avec elle comme Keith Haring ou Andy Warhol ou d’autres artistes sans lien direct avec elle mais qui ont traité de questions autour des liens design, mode et art contemporain.

Allez-vous poursuivre vos commissariats extérieurs comme à l’occasion de Frieze en 2021 ?

Oui car cela me permet de prendre une certaine distance avec ce que je fais ici et également d’explorer d’autres typologies et formats d’expérimentation. Ces commissariats permettent également d’entreprendre de nouvelles collaborations avec des artistes, avant de les inviter au Capc, ou encore de proposer à des artistes bordelais une visibilité plus internationale. Cela va dans les deux sens.

Autre temps fort de votre visite : l’invitation de Sandra Patron à l’artiste EVA KOŤÁTKOVÁ qui investit la nef du Capc.

Infos pratiques :

Le Club du Poisson Lune

Olu Ogunnaike, Miettes

jusqu’au 27 mars

EVA KOŤÁTKOVÁ, Mon corps n’est pas une île

(performances tous les dimanches)

jusqu’au 29 mai

//www.capc-bordeaux.fr/