Luigi Serafini, Planches du Codex Seraphinianus dessins originaux, 2013
Marie de Brugerolle m’avait décrit dans une interview (relire) les enjeux de ce double projet « Reverse Universe » autour des artistes Luigi Serafini et Than Hussein Clark qui se déroule dans l’ensemble des espaces du Crac Occitanie. Si l’on plonge facilement dans le récit de ce dernier autour de la ville de Tanger, épicentre de toutes les dérives et renversements, servi par une scénographie dynamique et formellement très aboutie, il est en revanche plus difficile de se projeter dans le dédale de la pensée de l’inventeur du Codex Seraphinianus, vaste encyclopédie d’un alphabet imaginaire, paradoxalement illisible et pourtant extrêmement populaire à en croire le nombre de tatouages des jeunes « Serafans » sur les réseaux sociaux. Déployé pour la première fois en trois dimensions dans un lieu d’exposition cet univers visuel hybride et mutant aux couleurs acides se veut une expérience débridée, dépassant les catégorisations habituelles du vivant et déjouant tout fantasme de savoir universel. On y croise des poissons-œil, des généraux napoléoniens transformés en carpes géantes, une femme carotte, des omelettes-soucoupes volantes, selon le bestiaire séraphinien rapporté au contexte géographique de Sète, entre terre et mer. Un rapport au monde plus sensoriel et empirique que rationnel et logique. Décryptage avec Marie Cozette, à l’origine de l’invitation faite à Marie de Brugerolle, commissaire.
Genèse de l’exposition
Marie de Brugerolle est venue me proposer une exposition autour de Luigi Serafini que je ne connaissais pas. J’ai pris le temps d’appréhender cette démarche singulière à l’imaginaire puissant. Serafini est bien identifié chez certains bibliophiles mais circule aussi beaucoup sur les réseaux sociaux. Quoi qu’il en soit c’est un artiste qui expose très peu et c’est selon moi la vocation profonde du CRAC de rester un lieu de découverte, a fortiori d’artistes qui échappent aux réseaux institutionnels balisés. De plus l’univers de Serafini résonne par rapport aux questions écologiques qui se posent aujourd’hui. C’est au cours de nos échanges avec Marie de Brugerolle qu’elle en est venue à me parler également de son souhait d’exposer conjointement l’artiste Than Hussein Clark autour de problématiques communes qui ont émergé. Tout le travail curatorial de Marie de Brugerolle a été de tisser la mise en regard de ces deux univers et les points de convergence qui s’en dégagent, pas nécessairement prémédités.
Quels sont ces points de convergence entre Luigi Serafini et Than Hussein Clark ?
Marie de Brugerolle a osé ce pari de rassembler deux artistes aux horizons, à la culture et aux grammaires visuelles très différentes.
Ce qui les relie c’est cette capacité à transgresser les
frontières de tous ordres, qu’elles soient linguistiques, géographiques,
culturelles. L’un comme l’autre décloisonne radicalement les styles et les
genres.
Il y a également chez les deux artistes une approche du temps multi-linéaire,
dans laquelle co-existent des possibles. Ils sont tous deux « à rebours »,
tant dans les espaces qu’ils convoquent que dans les temps dans lesquels ils
nous projettent : projection dans le futur avec Luigi, mais un futur qui
puise sa source dans les grands mythes du passé, remontage cinématographique du
temps chez Than, qui fait entrer le spectateur par la dernière salle de son
exposition pour lui faire remonter le parcours jusqu’à la première salle et
nous force à refaire le parcours à l’envers, une seconde fois.
Luigi Serafini et Than Hussein Clark me semblent tous deux profondément anachroniques et actuels.
Peintre, écrivain, ami de Fellini, poète…en quoi la personnalité de Luigi Serafini est-elle fascinante ?
Luigi est un touche à tout virtuose, pratiquant la peinture, la sculpture, le design (groupe Memphis) ou l’écriture. C’est un poète et un passeur proche de Fellini, d’Italo Calvino, d’Alejandro Jodorowsky ou Fernando Arrabal. Son vocabulaire visuel transcende les générations, les styles, les classes et parle à une grande diversité de personnes. Le Codex occupe une place très à part dans sa vie. Sorte d’encyclopédie imaginaire du futur, il y décrit très précisément les plantes, les animaux, les moyens de transport… à l’aide de dessins d’une rare précision accompagnés d’un texte dans un alphabet crypté de son invention. Ce livre a été publié par Franco Maria Ricci en 1981 et réédité sans cesse depuis. Véritable best-seller à la fois paradoxalement illisible et en même temps accessible à tous. Ce livre est diffusé auprès de circuits très pointus de bibliophiles mais également de nombreux jeunes qui le connaissent à la faveur des réseaux sociaux (instagram), certains se tatouant ces motifs sur le corps. Luigi a toujours échappé à la lumière en travaillant dans le secret. Il a deux ateliers, l’un à Milan et l’autre à Rome dans une maison atelier, véritable œuvre d’art totale où il a tout dessiné de la poignée de porte à la tasse de café en passant par les murs. Cela peut paraitre difficile à imaginer dans les salles white cube plutôt épurées du Crac. Ce qui semblait une folie au départ s’est révélé une exposition passionnante.
Le parcours de l’exposition « Sur terre et sur mer avec le Codex Seraphinianus »
Marie de Brugerolle, en dialogue avec l’artiste a procédé à un certain nombre de choix face à la somme des réalisations de Luigi Serafini, en écho avec la ville de Sète autour de ces figures marines, et notamment le thon, élément majeur de la pêche sétoise à la fois populaire et légendaire.
L’exposition se joue en 3 salles et se lit « à l’envers » de la droite vers la gauche. A droite la mer, à gauche la terre en passant par la salle du milieu autour du Codex.
Salle C
Au centre de la première salle se trouve « l’Autel du demi-thon » selon le mythe raconté par la carte voisine. Cet animal très présent dans le bestiaire séraphinien se sépare en deux quand il traverse le détroit de Gibraltar et se reconstitue ensuite au printemps pour pouvoir se reproduire. Le titre permet aussi un jeu d’homophonie musicale et indique le goût de l’artiste pour les combinaisons d’images et de langage. Deux peintures commencées avec les nouveaux outils numériques au début des années 2000, appelées des « re-peintures » (pour repentir) juxtaposent des références à la peinture italienne néoclassique avec des genres plus mineurs. A partir du « Serment des fidélités des Saxons à Napoléon Bonaparte après la bataille d’Iéna » daté de 1820, il propose « le Serment des Horaces et des Carpaces » en clin d’œil à David. L’un des généraux napoléoniens se retrouve transformé en carpe géante. La carpe est un animal très présent chez Luigi qui renvoie à l’expression latine carpe diem. Tout est chez Serafini potentiel de transformation. Dans une autre peinture qu’il intitule « Le dernier Poisson d’avril » il reprend les codes narratifs d’une peinture conservée à la Galerie nationale d’art moderne à Rome : « Jeune albanaise chassée par un Turc ». Ce qui ressemble alors à une farce populaire renvoie au changement calendaire imposé dans toutes les provinces de France au XVIème et l’institutionnalisation forcée d’une norme. Le poisson d’avril rappelle aux étourdis le nouveau calendrier ; la référence à cette tradition populaire est caractéristique de la manière dont Luigi puise dans la grande comme dans la petite histoire pour nous faire revisiter certains savoir familiers.
Salle B
Le Codex dans sa version originale, est conservé à 17kms de Parme, dans un lieu assez ésotérique : le plus grand labyrinthe du monde (7ha) conçu par l’éditeur Franco Maria Ricci, autour de ses collections. Nombre de planches originales y sont conservées mais ne peuvent voyager. Au CRAC, nous avons la chance de montrer une série des planches originales créées par Luigi à la faveur des ré-éditions du Codex. Cela permet de rentrer dans son imaginaire relié à la fois au monde de l’enfance, au surréalisme, à la science-fiction. Luigi explique qu’il veut mettre les visiteurs dans la situation de l’enfant qui est sur le point de savoir lire. Un moment de bascule où il voit des signes qu’il ne peut décoder. Il cherche à nous faire retrouver cet état précieux de non savoir. Genesis, l’un des tableaux les plus récents de l’artiste, décrit un univers proche de l’hallucination visuelle où tout est chrysalide et germination.
Salle A (entrée du Crac)
Le « King Botto » nous accueille dans cette salle dédiée au monde de la terre. Personnage de roi au corps arrondi et troué, il est représenté dès la première page du Codex. Sa forme circulaire lui donne une allure décalée de marionnette drolatique et bienfaisante.
L’oiseau revient souvent dans l’imaginaire de Luigi. Fasciné enfant par les crèches napolitaines qui sont des mondes en miniatures, l’artiste évoque la langue secrète des oiseaux qui privilégie le sens littéral sur les expressions imaginées. Il évoque aussi la circulation entre l’humain et l’animal.
Son étrange herbier, imaginé pour illustrer une réédition des « Histoires naturelles de Jules Renard » échappe à toute forme de taxinomie classique et de classification des catégories du vivant. Cette série est mise en regard d’une sculpture au sol, intitulée « Perséphone », la déesse d’outre-tombe figurée en femme-carotte. Cette figure mythologique est liée à la renaissance. Transgressive et outrancière, elle fusionne le féminin et le masculin.
Le philosophe Emanuele Coccia est un grand admirateur de Luigi Serafini. Il a écrit un texte pour le catalogue à paraitre autour de cette question de la métamorphose permanente. L’univers de Luigi Serafini invite à un autre rapport au vivant.
Comment avez-vous réagi face aux défis lancés par cette crise notamment en termes de programmation ?
Il est difficile de vous répondre car même si ces deux expositions sont prolongées, nous passons notre temps à faire et défaire les scénarios. Au jour d’aujourd’hui je réalise que cette exposition, même si elle aura été ouverte 8 mois, restera assez peu vue. On est obligé d’envisager une réouverture en avril, juin ou septembre. Mais étant dans une dynamique de projet pour un lieu tel que le CRAC, il est complexe de multiplier indéfiniment les scénarios et nous devons aborder dès à présent la phase de production de nos expositions estivales. Il est cauchemardesque de travailler ainsi sans perspective ni horizon. Nous projetons un double projet pour cet été d’une part une exposition de Pauline Curnier Jardin qui interroge à sa manière notre rapport à la norme, à travers des rituels comme le carnaval et ses effets de retournement et d’inversion. A l’étage je souhaite rejouer le projet Canal Royal lancé l’été dernier. Ce projet proposait chaque semaine une exposition sous forme d’atelier ouvert dédié à un artiste de Sète ou des alentours. Cela a été très joyeux et stimulant et nous allons le réitérer dans le temps. Canal Royal se veut en prise avec la scène artistique qui nous est la plus proche géographiquement et réaffirme la position du Crac comme soutien à la scène régionale, a fortiori dans un moment de grande fragilité des artistes. Ce qui a été important dans l’expérience de Canal Royal c’est de pouvoir retrouver une part d’improvisation, d’expérimentation in vivo et de grande liberté programmatique. Dans des institutions d’échelle importante, tout doit être prévu, anticipé et programmé longtemps à l’avance. Ainsi pouvoir renouer avec une forme de travail plus organique et spontanée est salvateur.
Quelle sont vos envies pour le Crac ?
Justement renforcer d’autant plus les liens du CRAC avec son écosystème proche. Ce n’est pas nouveau dans le sens où dès le début de mon projet artistique j’ai souhaité ancrer fortement la programmation dans la ville de Sète et la région, en présentant par exemple l’exposition de Valentine Schlegel, une artiste sétoise historique, ou l’exposition d’Anne Lise Coste, qui vit dans le Gard. Le CRAC a une vocation internationale tout autant que locale et régionale mais ce panachage entre différentes modalités de rayonnement est important et il m’incombe de trouver les modalités les plus adaptés pour chacun.
Comment le Crac s’inscrit-il dans les réseaux d’acteurs culturels de la région ?
Le CRAC appartient à divers réseaux, que ce soit air de Midi pour la région Occitanie, Plein Sud pour le grand sud ou d.c.a pour les centres d’art au niveau national. Tous les réseaux agissent comme autant de caisses de résonnance. Plein Sud s’est mis en place très rapidement dans le contexte du confinement et a été efficace en termes de communication. Depuis longtemps je suis attachée aux logiques de travail collectives qui me semblent d’autant plus importantes aujourd’hui.
En matière de financement, y a-t-il des inquiétudes à avoir suivant l’évolution de cette crise ?
Le CRAC est géré en direct par la région Occitanie en partenariat avec le Ministère de la Culture et la Drac Occitanie. Nous ne sommes pas inquiétés pour l’instant, la question de l’art contemporain ayant une place importante pour la région, et le CRAC reste un soutien pour les artistes.
Vos réflexions autour de cette crise
Il semble impossible que l’on sorte d’une telle crise exactement à l’identique même si les acteurs professionnels auront sans doute un désir très fort de reprendre les habitudes de déplacements, de voyages, Biennales…
Il y a aura un tel manque que je ne sais pas dans quelle mesure l’éthique va freiner et réguler les excès que le monde de l’art a connu. En ce qui nous concerne en tant qu’institution notre préoccupation majeure reste d’une part les publics (pour qui nous mettons en place des supports et outils numériques, des actions hors les murs), et d’autre part les artistes et leur écosystème de travail. Les artistes méritent toute notre attention et notre empathie dans ce contexte qui les fragilise plus fortement.
Infos pratiques :
Sur terre et sur mer avec le Codex Seraphinianus
Luigi Serafini
A Little Night Music (And Reversals)
Than Hussein Clark
Prolongation jusqu’au 24 mai