A Little Night Music (And Reversals) Than Hussein Clark CRAC Occitanie à Sète 2020 photo Marc Domage
Historienne de l’art et commissaire d’exposition, telles que Hors Limites, Centre Pompidou, Paris, Bruce Nauman, MoMa, New York, Guy de Cointet, Mamco Genève et Tate Modern, Londres, John Baldessari, Larry Bell, Carré d’art, Nîmes…, Marie de Brugerolle se consacre depuis 1994 au développement de l’histoire de la performance, des années 1960 jusqu’à sa dématérialisation ou absorption dans la société du spectacle au XXIe siècle : « post performance » dans le cadre du programme de recherche : Post Performance Future qu’elle dirige.
Auteure, Marie de Brugerolle est à l’origine de la première monographie de Guy de Cointet. Elle est professeur à l’Ecole nationale des Beaux Arts de Lyon.
Invitée par Marie Cozette, directrice du CRAC Occitanie elle propose une double exposition autour des artistes Than Russein Clark et Luigi Serafini dans le but de déplacer les points de vue et regards à partir de la ville de Sète, ce qu’elle symbolise, et les histoires réelles ou imaginaires suggérées par les artistes à partir de dispositifs scéniques d’inversion et de retournement qui déjouent nos attentes perceptives. « Reverse Universe » témoigne d’un état du monde et de l’Europe entre impérialisme culturel et jeux de pouvoir asymétriques. Si certaines expositions de Marie de Brugerolle sont décalées par ce nouveau confinement elle s’estime heureuse du succès remporté par Reverse Universe auprès du public dans un tel contexte, aucun écran ne remplaçant selon elle « cette présence perceptive et cette convocation de nos corps par l’art. »
Qu’est-ce que le projet « Reverse Universe » dans lequel s’inscrit cette double exposition ?
Ce projet est né d’un constat politique à travers mon regard d’historienne d’art, d’un changement de l’Europe d’un point vue extérieur alors que je me trouvais aux Etats-Unis à Los Angeles. L’épisode des Gilets Jaunes a donné lieu pour moi à un article sur la Performance Painting autour de ce que serait la peinture d’histoire face à cet événement. Quand je réfléchis à l’état du monde depuis le XXIème siècle à partir du 11 septembre l’on assiste à une véritable tectonique des plaques à partir d’ événements historiques et aussi de bouleversements climatiques. J’ai eu alors envie de revenir aux mythes fondateurs de l’Europe : sa situation géographique liée aux notions d’impérialisme culturel mais aussi à d’autres histoires connexes qui ont changé la donne comme le phénomène des peuples de la mer en 1500 av JC, des migrations qui ont déplacé l’axe européen et se trouvent réactivées par ce que l’on appelle aujourd’hui la crise des migrants. Je voulais parler d’une histoire qui s’est fait aux marges pour reprendre l’expression de Godard (ce sont les marges qui font tenir le livre), orale non encore écrite et dans d’autres langues, d’autres langages, d’autres formes artistiques.
Comment avez-vous rencontré Luigi Serafini et Than Hussein Clark ?
J’ai rencontré Luigi Serafini en 2012 et Than Hussein Clark à l’occasion du vernissage de l’artiste Julie Bena à Paris qu’il avait co-organisé. Nous nous sommes mis à discuter de théâtre et d’art puis par hasard je l’ai de nouveau rencontré à Bruxelles au Wiels puis nous sommes partis au Musée de la décadence tout en réfléchissant ensemble à la question de l’ornement et sa relation aux Beaux-arts et au design. Luigi Serafini a le même regard décalé s’intéressant à l’art populaire vernaculaire qu’il réinterprète à partir de dialectes locaux : Sur terre et sur mer avec le Codex Seraphinianus est le fruit d’un alphabet inventé, illisible mais visible par tous et l’œuvre de Franco Maria Ricci publiée en 1981 est considéré comme « Le Livre des livres ». Les deux artistes travaillent des histoires alternatives : Than Hussein Clark à partir de l’ornement, Luigi Serafini à partir de grands mythes populaires. Je me suis toujours intéressée aux figures aux marges, ignorées jusqu’alors (cf mon travail sur Guy de Cointet) et j’avais très envie depuis longtemps de travailler avec ces deux artistes qui ont beaucoup de connexions malgré des approches esthétiques différentes.
Les enjeux de Reverse Uniserse
C’est le cœur de Reverse Uniserse auquel j’ai ajouté la question de remonter le temps à travers des temporalités non linéaires. Prenant l’autre côté de la Méditerranée comme une notion à la fois géographique et temporelle, il est question de donner donner voix à d’autres histoires et témoigner de cet état du monde constamment pris dans des enjeux de basculement de pouvoir. De plus chez Than Hussein Clark (exposition : A Little Night Music (And Reversals) il y a l’affirmation d’un autre regard, celui d’une communauté homosexuelle avec un regard critique sur certains de ses acteurs historiques.
Avec l’arrivée du Covid notre questionnement sur les frontières s’est en quelque sorte matérialisé et nous nous sommes retrouvés dans la situation que nous craignions à devoir gérer une séparation.
« A Little Night Music (And Reversals) » : parti pris scénographiques
Scénographie est bien le terme adéquat dans la mesure où l’espace est dramatisé par les installations de Than Hussein Clark dans une approche qui lui vient du théâtre et qui consiste à travailler des moments (« moment to moment »). La construction de chaque salle est conçue de sorte que chaque visiteur puisse éprouver physiquement un certain nombre des surprises, qui jouent avec nos instances de reconnaissance de public captif et brisent ainsi les codes de l’exposition.
Etant donné la situation, notre travail d’accrochage s’est sans cesse trouvé modifié selon les mesures sanitaires avec un sens de circulation imposé -jusqu’à ce que nous décidions d’intégrer ces renversements. L’idée du détournement était inscrit dès l’origine du projet en janvier 2020 mais la réalité a confirmé la fiction. Than Hussein Clark n’ayant pas pu faire l’un des voyages a dû imaginer certaines parties du parcours à partir d’ artefacts collectés comme cette installation de la salle des horloges. Nous avons voulu mettre le public face aux mêmes contraintes et situation que nous, de sorte que ce voyage même dans l’exposition nous conduise peu à peu à changer de point de vue pour aborder cette vision alternative racontée par les artistes, prenant la ville de Sète comme une ville de départ et d’arrivée. Luigi Serafini originaire de Rome reconnait en Sète beaucoup de familiarité avec une ville située entre Rome et Naples qui s’appelle Gaeta, tandis que Than Hussein Clark prend le bateau que beaucoup d’immigrés utilisent encore pour retourner au Maroc ou en Afrique du Nord et de là bas nous trace un portrait de la diaspora européenne à Tanger, devenue dans les années 1940-50 une sorte de hub dans le sillage de Barbara Hutton. La riche héritière est l’une des premières à faire de Tanger une ville excentrique, à part, autour de comportements également excentriques de ce groupe d’artistes et d’écrivains de la Beat Generation : Paul Bowles, Tennessee Williams, William S. Burroughs… Des figures qui transcendent les codes, traversent les frontières du genre et de la poésie en s’attaquent au langage et aux institutions mais au prix de comportements souvent autoritaires et ambigus auprès de leurs amants arabes. L’artiste veut maintenir l’ambivalence pour que ce que l’on pense être acquis n’est pas ce que l’on voit et que derrière les codes décoratifs ou les questions du style a priori neutres (un portrait d’histoire, un tableau de fleurs), se cachent d’autres histoires pas encore révélées et pour de multiples raisons. Si Paul Bowles agit en passeur pour certains des poètes et écrivains qu’il traduit comme Mohamed Mrabet (hommage en salle 3) son attitude reste néanmoins paradoxale. De même avec les 365 horloges collectées sur place, artefacts qui attestent d’une histoire commune ambivalente et asymétrique liée au protectorat et aux processus de libération. Il y a de plus une ambivalence du statut même de ces objets qui rejouent le ready-made, objet fonctionnel réinvestit d’un autre statut, symbolique.
L’horloge marque aussi le temps de la zone internationale qui est suspendu en 1956 mais on peut aussi prendre ce temps à rebours.
Le titre : A Little Night Music and Reversals
A Little Night Music est l’un des chefs-d’œuvre du répertoire et une comédie musicale de Stephen Sondheim créée à Brodway en 1973. Cet adepte du dodécaphonisme du langage est proche du cut up repris par la Beat generation qui déconstruit la poésie. Démarche proche de celle de Than Hussein Clark qui n’a de cesse de prendre des blocs d’histoire ou des objets et de les remonter autrement ou de les déplacer. And Reversals indique le parti prix du parcours volontairement à contre-emploi des constructions habituelles.
Le parcours
La première salle de Mrs Hutton est aussi la dernière salle de l’histoire « Welcome you to your journey in back home / Bienvenue pour votre retour chez vous ! ». Nous assistons au débarquement de Barbara Hutton sur un escalier d’avion comme si elle revenait du Maroc aux Etats Unis mais pourquoi ? et de quel retour parle-t-on ? Sorte de pantin désarticulé, elle exige de se faire littéralement porter pour ne plus toucher le sol. Dernier caprice d’une série de déboires personnels et professionnels. Nous allons alors remonter le temps avec la salle des horloges (salle 2) où l’on voit aussi un film, Casablanca (1942, Michael Curtiz) que l’artiste a fait remonter par séquences à l’envers ce qui fait qu’au contraire de ces personnages on va revenir au Maroc, plutôt que d’en partir. Ensuite nous avons un couloir (salle 3) qui nous mène soit à l’étage, soit à la salle dite de la douche, et trois visages d’écrivains marocains apparaissent comme encapsulés dans des bidons de lait dramatisés par un éclairage puissant. Ce sont des portraits en demi-teinte de ces jeunes artistes qui ont côtoyé Paul Bowles, William S. Buroughs ou Jean Genet tout en restant les oubliés de cette histoire. Ensuite la dernière salle du rez-de-chaussée où se trouve une douche fermée, diffuse un parfum, Divine produit par l’un des mécènes de Jean Genet, l’industriel Jacques Guerrin, Divine étant le nom d’un des personnages du premier roman de Jean Genet, Notre Dame des Fleurs, autour d’une communauté de travestis dans des jeux de voyeurisme et de regards. Than Hussein Clark est un passionné et collectionneur de Genet et de ses écrits comme son dernier tapuscrit exposé, le scénario pour un film non réalisé « le bleu de l’œil » autour de l’histoire d’un jeune homme marocain qui arrive en France pensant qu’il va trouver une sorte d’eldorado et se retrouve rejeté. A l’instar de Genet parti au Maroc dans une sorte d’ambivalence et d’amour haine pour cette France qui l’a emprisonné et mis au banc de la société. Les affiches de cinéma au mur de réalisateurs marocains nous disent cette négociation asymétrique qui s’installe à nouveau puisque cette économie de collecte d’images entreprise par Than Hussein Clark, blanc et américain, rejoue une économie de jeu de pouvoirs et du désir de celui qui peut acheter ces objets et à un prix démesuré par rapport à la valeur initiale. Il n’en est pas dupe. Cette notion de valeur se retrouve avec ce piano déconstruit qui devient une figure de chameau et qui utilise de la laque non pas japonaise mais industrielle bas de gamme. Than Hussein Clark s’attaque aussi à la question du goût bourgeois d’où ce détournement du chintz avec ce motif floral, qui provient de la Villa Mabruka d’Yves Saint Laurent et Pierre Bergé. Yves Saint Laurent avait demandé à Jacques Grange dans les années 1990 de faire un décor comme si c’était le décor « d’un anglais excentrique qui se serait installé à Tanger dans les années 1950 ». Le sol en damier noir et blanc est également repris et détourné par deux fois dans la salle de Mrs Hutton et la salle de la douche à la manière de rings, le ring étant aussi le combat, mais de quel combat s’agit-il ? y a ti-il un gagnant et un perdant ?
A l’étage, après un hommage à la fenêtre de Matisse, la comédie musicale qui donne le titre à l’exposition est placée sur un moniteur écran, tournée non pas vers le public mais vers une série de paravents tissés de motifs inspirés de la course Coca Cola, très populaire dans les années 1950-60 dans les cafés de Tanger. Ces personnages plus grands que nature forment une sorte de labyrinthe, devenant les spectateurs de cette comédie musicale qui tourne en boucle. Ils n’auraient certainement pas eu accès à la villa où cette comédie musicale a été rejouée en 2019 pour leurs nouveaux propriétaires des américains fortunés. De nouveau l’assignation sociale et autres jeux de regard sont suggérés. A leurs côtés trois pupitres reprennent des textes originaux de 1971 : le Manifeste des 343 publié par le Nouvel Observateur ; sa reprise structurelle par le Front de Libération Homosexuel dans la revue Tout !, censurée à l’époque et la republication du Rapport contre la normalité par le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire.
Lorsque l’on continue au bout du couloir de la mezzanine d’où l’on peut voir la première salle, une série de photographies et un journal de bord témoignent de la traversée de Sète à Tanger effectuée par le poète James Loop, figure également importante de l’exposition et deux assistants de l’artiste.
Une autre série de Polariods retrace la visite de l’équipe à l’écrivain Renaud Camus dans sa forteresse, devenue le symbole de ses idées xénophobes après avoir été un membre engagé de la communauté homosexuelle des années 1970. Devenu comme une caricature, il incarne ce danger qui nous guette tous.
Le catalogue accompagnant l’exposition
Nous avons eu l’idée très vite de proposer un livre qui prolonge tous ces sujets ayant conscience que l’exposition serait l’une des expositions post Covid avec des enjeux au-delà de ces deux artistes, qui témoignent de l’état de notre monde.
Ces jeux d’imbrication que nous pointons dans l’exposition ne sont pas si artificiels que cela et ne font que rejouer notre souhait d’affirmer que nous ne sommes que des êtres de métamorphose comme le souligne Emmanuele Coccia dans son livre paru pendant le Covid. Le philosophe italien sera l’un des auteurs du catalogue qui va paraitre on l’espère en janvier. Cette métaphysique de la métamorphose à la base de notre destin est ce qui rend l’idée de la culture possible. Il n’y a donc plus d’espace bordé mais un voyage sans limite où tout dérive sans cesse.
Impact de ce nouveau confinement sur vos projets
Je m’estime privilégiée ayant eu la chance d’être soutenue dans ce projet par Marie Cozette et l’équipe du Crac qui s’est engagée pour décaler et mener à bien l’exposition en octobre. Nous avions, elle et moi la responsabilité de faire subir le moins possible aux artistes cette anxiété, Marie gérant en plus une équipe. Je me sens heureuse d’avoir pu ouvrir l’exposition qui a rassemblé en 20 jours 2100 visiteurs ce qui extraordinaire dans ce contexte, et témoigne de l’intérêt et de la volonté des gens de voir des expositions dès que cela leur est possible. C’est très important pour nous et nous conforte dans ce travail de deux ans sur le projet. Nous allons faire en sorte de prolonger la visibilité de cette exposition jusqu’à l’été on l’espère, même si la programmation s’inscrit dans tout un dialogue avec d’autres institutions.
En ce qui concerne les répercussions sur mes projets ; j’ai une prochaine exposition qui devait ouvrir le 20 novembre à Nîmes au Carré d’art intitulée Post Performance Video Los Angeles. Elle explore l’impact de la performance sur les arts visuels avec l’interrogation sur la vidéo à travers 4 installations des artistes : Rodney Mc Millian (UCLA, Vielmeter gallery Los Angeles), Coleman Collins également rencontré à l’UCLA, Anna Wittenberg rencontrée aussi à Los Angeles que j’ai exposée en 2018 à l’espace Non objectif Sud, et Nathaniel Mellors qui va rejoindre Crèvecoeur et aura une grande exposition au Frac de Rennes cet été.
J’espère que je pourrai quand même me déplacer pour réaliser le montage à la fois par respect des artistes et pour que cela soit prêt pour le public dès la réouverture potentielle.
Dans ce jeu de rubis-cube des expositions j’ai également une autre exposition à la Ville Arson à l’invitation d’Eric Mangion avec Julie Bona qui va être avancée et se tenir au printemps. Par contre j’ai un autre projet important avec Andrea Fraser qui est en stand by et un autre projet avec le musée d’art moderne de Paris en 2023, horizon devenu très hypothétique avec ce 2ème Covid. Un constat qui me rend assez amère. L’état du monde rejoint notre état constant car nous devons constamment nous adapter et trouver des solutions même si depuis que je travaille, j’entends sans cesse qu’il n’y a pas d’argent et qu’on n’y arrivera pas. Je suis donc habituée à ces incertitudes même si ce 2ème Covid est plus anxiogène car les dates étant sans cesse changées cela créé beaucoup de déperdition d’énergie. Nous sommes face à une surabondance de travail dématérialisé et de charge mentale supplémentaire.
Vos réflexions sur cette crise
Le Covid a réussi là où le terrorisme et la montée du fascisme avait échoué en nous enfermant dans des frontières.
Si nous avons conscience avec ce contexte sanitaire de ne pas faire prendre de risque aux gens et de respecter les règles, nous gardons cette nécessité de se projeter dans l’après. C’est un horizon dont nous avons besoin et qui nous tient tous.
Etant professeur dans une école d’art ce contexte ne fait que renforcer la nécessité pour les artistes d’être dans l’atelier, d’être face aux œuvres plus que derrière nos écrans, d’être dans ces moments de partage. Je m’occupe de plus des accrochages à l’école qui sont des temps de visibilité commune que rien ne peut remplacer.
Than Hussein Clark est représenté par les galeries Crèvecœur Paris, Mathew Gallery, Berlin et New York, VIVII à Oslo et Karin Guenther à Hambourg.
Infos pratiques :
SUR TERRE ET SUR MER AVEC LE CODEX SERAPHINIANUS : prolongation jusqu’au 24 mai 2021
A LITTLE NIGHT MUSIC (AND REVERSALS) : prolongation jusqu’au 24 mai 2021
Réouverture : le 7 janvier-sous réserve