Sandra Patron, directrice du CAPC, photo F Deval.
Faire du CAPC à la fois un centre d’art et un musée, ouvrir une résidence de création au sein de l’institution, décentrer les regards à partir d’une relecture de la collection, ouvrir les récits, Sandra Patron pousse loin les possibles. Son exposition à valeur de manifeste « Le tour du jour en quatre-vingt mondes » devait ouvrir cette semaine et elle a décidé d’en maintenir la visite de presse aux côtés du CNAP, partenaire historique du CAPC à l’occasion d’un nouveau dépôt exceptionnel d’une centaine d’oeuvres qui viennent nourrir cette vision décentrée et multipolaire d’un monde aux multiples séismes politiques et sociologiques. Des voix polyphoniques comme le résume Sandra Patron, souvent occultées par l’histoire de l’art occidentale qui traversent les 19 salles du parcours conçues comme autant de projections possibles, sans pour autant tomber dans l’écueil de l’assignation du genre et de la provenance géographique. Alors que cette crise impacte sérieusement les fondements de nos institutions culturelles (une véritable « tectonique des plaques »), elle insiste sur la capacité de résilience et de réinvention qui anime le mode de l’art et son équipe bordelaise, capable de monter une exposition aussi exigeante que celle de Samara Scott pour la Nef en deux mois (cf mon interview avec Alice Motard commissaire) tout en préparant celle de Caroline Achaintre pour les galeries du rez-de-chaussée.
Quel projet portez-vous pour le CAPC et comment cela se traduit-t-il ?
L’un des points qui m’a semblé très important à mon arrivée en 2019 était de rendre plus lisible l’ADN du CAPC. Historiquement le fondement identitaire du CAPC est un centre d’art, le premier en France dès 1973, soit 4 ans avant le Centre Pompidou. Le CAPC est prescripteur à son époque. Il est labélisé Musée de France en 2003 dans le prolongement de la constitution d’une collection en lien avec les expositions et ensuite selon les personnalités des directeurs c’est en alternance la dimension centre d’art qui prévaut comme par exemple avec Charlotte Laubard ou la dimension muséale avec Maurice Fréchuret. Ce que je valorise comme ADN est d’être à la fois un centre d’art et un musée. J’ai donc entamé une demande de labellisation Centre d’art d’intérêt national auprès du Ministère de la culture, devenant ainsi le seul lieu en France avec cette double labellisation centre d’art contemporain et musée de France. Concrètement au quotidien la collection sera toujours présentée. Son regard va être « activé » par un dialogue soit avec d’autres collections comme c’est le cas avec le CNAP et le « Tour du jour en quatre-vingts mondes », soit par un artiste, des collections internationales .. avec une volonté d’ouvrir les récits. Pour la dimension centre d’art il s’agira aussi de développer cette idée très simple de positionner l’artiste au cœur du réacteur de l’institution, l’institution devenant un organisme mutant en quelque sorte, capable pour chaque projet d’artiste de se réadapter structurellement. Cela sera le cas pour le projet d’Eva Kotàtkova qui va proposer un autre rapport à la médiation, les médiateurs vont pouvoir performer et activer l’exposition et aussi un autre mode de transmission au public qui va lui-même pouvoir activer l’exposition.
L’artiste devra également être plus présent dans les lieux et j’ai donc souhaité ouvrir une résidence au sein même du CAPC et qui sera inaugurée dès le début de l’année 2021. Elle s’appelle « Les furtifs » nom puisé comme souvent de mes lectures en l’occurrence un livre d’un auteur culte de sciences fiction Alain Damasio, les furtifs étant des organismes vivants qui ont la particularité d’être en métamorphose constante, suivant que leur environnement soit accueillant ou hostile. Je trouvais que ce terme de furtif qualifiait très bien une jeune création contemporaine dont le vocabulaire plastique est très protéiforme mais aussi les modalités d’apparition du travail. Je suis d’une génération de commissaires où l’espace du développement de ma pensée est l’espace d’exposition alors que pour toute une nouvelle génération d’artistes et de commissaires, le travail se développe sous d’autres formats que sont des conférences performées, l’espace public ou le digital. Je suis donc très intéressée par le fait de pouvoir porter un regard sur ces nouvelles façons d’aborder la production et la diffusion du travail. J’ai souhaité aussi que l’on recrute une commissaire d’exposition dont le rôle sera de mener cette résidence faisant elle-même fait partie de cette jeune génération qui déploie sa pensée à d’autres endroits que l’espace d’exposition.
« Les enjeux du Tour du jour en quatre-vingts mondes », en quoi est-ce une exposition majeure à vos yeux ?
C’est une exposition manifeste pour moi que j’ai conçue dès mon arrivée en septembre 2019 et qui devait voir le jour dès juin et signer en quelque sorte l’ouverture de ce nouveau projet. Ce projet est lié à ce qui me semble une responsabilité accrue de nos institutions artistiques de proposer des récits beaucoup plus ouverts. Le choix de présenter certains artistes plutôt que d’autres, modèle un imaginaire collectif et l’art propose des systèmes de représentation du monde, or force est de constater que nos systèmes de représentation du monde ont été très euro-centrés et masculins jusqu’à présent. Partant de cette exigence et de cette nouvelle responsabilité, je me suis plongée dans cette incroyable collection du CAPC avec des fonds d’artistes majeurs comme Mario Mertz, Richard Serra, Laurence Weiner, Sol Lewitt .. une liste qui reflète des orientations précises. L’idée a été donc de mettre en place un partenariat avec le CNAP qui s’inscrit dans une continuité historique, le CAPC ayant déjà plus de 500 œuvres en dépôt long. Nous avons travaillé plusieurs mois avec les équipes scientifiques du CNAP pour sceller un nouveau dépôt d’œuvres qui ouvrent les récits avec un contingent important d’artistes qui viennent de zones géographiques extra-européennes et un contingent plus important d’artistes femmes. Il n’était pas question pour autant de tomber dans l’écueil visant à assigner les artistes à leur provenance géographique ou à leur genre mais d’élargir les focales et de proposer un dialogue avec des oeuvres essentielles de l’histoire du CAPC dans une nécessaire réévaluation de la collection. J’emprunte le titre « Le tour du jour en quatre-vingts mondes » à l’artiste sud-américain Julio Cortazar. Il est intéressant de remarquer que le Tour du monde en 80 jours de Jules Vernes est une ode à la modernité et Phileas Fogg se saisit des outils technologiques de l’époque que sont le train à vapeur, la montgolfière, qui sont des symboles de vitesse, de performance, de compétition, de progrès… autant de modèles qui se trouvent remis en cause dans nos sociétés actuelles. Le tour du jour en quatre-vingts mondes assume le fait que notre réalité n’est pas unique mais bien polyphonique.
Quels ont été les impacts du 2ème confinement ?
Ce confinement a été très différent du premier et à plusieurs titres. D’abord parce que nous pouvions poursuivre l’activité ce qui était assez peu le cas lors du premier confinement, en l’occurrence pour ce qui nous concerne le montage de nos deux prochaines expositions : Le Tour du jour en quatre-vingts mondes et Caroline Achaintre. Et également car nous avions l’expérience de ce moment très particulier ce qui nous permet de réagir plus vite à la situation et d’en tirer une série de constats. Le premier d’entre eux est que la situation allait durer ; une 2ème vague pouvant potentiellement amener une 3ème ou 4ème , le tout s’étalant sur plusieurs longs mois. Le deuxième constat est une série d’impacts sur la façon dont on conçoit les missions de nos institutions, c’est-à-dire à la fois la programmation, la médiation et la communication.
La programmation, tout d’abord ce qui relève d’une grande difficulté avec toujours des effets boomerang dans le temps. On s’est posé un ensemble de questions sur la programmation 2021 que nous n’avions jamais imaginé auparavant, notamment des questions géographiques autour d’artistes plutôt européens. En ce qui concerne le calendrier la difficulté réside sur la fin de l’hiver et début du printemps 2021 avec le grand projet dans la Nef d’Eva Kotàtkova, artiste tchèque dont est le pays est le plus touché par le COVID. Nous ne sommes pas surs que le contexte lui permette de finaliser la production, alors que l’exposition devrait être en phase de production intense. Or penser un plan B pour la Nef comme nous l’avons fait cet été en deux mois reste une gageure irréalisable une seconde fois.
En ce qui concerne « le Tour du jour en quatre-vingts jours » qui se situe au 2èmeétage dans les galeries attenant aux terrasses, nous n’avions pas d’incertitude ayant réussi à stabiliser le transport du CNAP les œuvres sont arrivées. De même pour Caroline Achaintre.
En ce qui concerne la médiation nous restons en activité mais sans public ce qui reste un crève cœur par rapport à la vocation de nos métiers. Nous avons été par contre plus réactifs que lors du premier confinement avec le désir de profiter de cette période pour tenter des expérimentations, essayer de nouvelles modalités via le numérique comme un ensemble de vignettes à la fois en direction du public et des scolaires car c’est l’un des grands enjeux pour nous. Si l’éducation nationale a comme défi que les élèves ne décrochent pas, pour nous il est indispensable que cette expérience de l’art qui faisait de plus en plus partie des habitus des élèves, ne connaisse pas une rupture qui serait très difficile à réamorcer alors. Il nous faut rester très vigilants sur ces questions. Nous sommes en train de travailler avec l’Eduction nationale et l’inspecteur d’académie pour créer des formats pour que nous puissions nous déplacer jusqu’à eux. Cela rejoint l’un de nos enjeux majeurs pendant cette période qui va durer de longs mois : comment garder le lien avec notre public et lui offrir une expérience même si elle est forcément altérée, rien ne remplaçant le contact physique et le partage.
Nous sommes face aux mêmes enjeux en ce qui concerne la communication. Tous nos outils de publications classiques sont à revoir comme les programmes papier que nous élaborons trois fois par an qui ne peuvent tenir face à de telles incertitudes. Tout ce contexte nous challenge pour faire en sorte que la médiation et la communication s’adaptent à une instabilité de programmation qui amène par ricochet à d’autres instabilités.
Pour ce qui est de notre organisation concrète nous cherchons à suivre au mieux les préconisations de télétravail et nous avons tous appris même si parfois à notre cœur défendant à travailler en visio- conférence. Comme nous sommes en phase de montage de nos expositions l’équipe technique et l’équipe curatoriale sont sur place ainsi qu’une partie de l’équipe de médiation pour pouvoir créer ces nouveaux outils de médiation, ce qui est assez nouveau et intéressant dans notre manière de fonctionner. Globalement nous sommes entre 40 et 50 % des équipes en présentiel avec l’avantage d’avoir des locaux très vastes pour pouvoir garder des distanciations importantes. Il y aussi pour nous qui avons l’habitude de voyager beaucoup ce moment particulier d’être de facto beaucoup plus présents pour nos équipes ce qui rejoint aussi un objectif que j’ai fixé d’en profiter pour avancer sur du travail de fond qui est souvent repoussé face à ces calendriers qui sont de plus en plus frénétiques. C’est une sorte de gymnastique que je me suis imposée à moi-même pour réfléchir de nouveau à nos méthodologies de travail, les outils qui sont à notre disposition et les leviers d’amélioration possibles.
Votre réflexion personnelle sur cette nouvelle crise
C’est très dur et ce que j’en pense a tendance à varier d’un jour à l’autre. Les jours sombres j’ai tendance à dire que nous allons mettre des années à nous en sortir et avant même les institutions bien entendu, les artistes et leur économie, les galeristes pour qui je suis très inquiète. Cet écosystème se trouve fragilisé et sur une période qui risque d’être assez longue. Et en même temps dans les bons jours je suis assez impressionnée par le niveau de résilience de ce milieu et sa capacité d’adaptation. Avant que l’on soit confinés, j’ai passé quelques jours à Paris où tout le monde avait fait des efforts incroyables pour monter de très belles programmations, que ce soit des institutions comme des galeries privées. Tout le monde essayait de tenir bon la barre. J’ai été aussi marquée par la résilience de mon équipe pour pouvoir monter une exposition (Samara Scott) de A à Z en deux mois, chose que personne ne pensait possible moi y compris. J’oscille donc entre un sentiment un peu dépressif que l’on partage tous, ces confinements à répétition altérant de facto tous les moments de joie de retrouvailles et de partage de nos vies, ce qui psychologiquement n’est pas simple à assumer et également de me dire que nous sommes un milieu qui a cette capacité de rebondir et aussi de se remettre en cause. Si nous avons tous été pris par cette espèce de frénésie programmatique ces dix dernières années (Biennales, expositions..) nous sommes frappés de plein fouet par des enjeux qui nous sont à la fois exogènes comme la crise écologique et plus proches de nous. Je sens que les lignes bougent et même si elles bougent face à une sorte d’angoisse et d’incertitude du lendemain, c’est plus profond que cela. Une sorte de tectonique des plaques est en train de s’opérer et même si cela ne sera pas sans quelque dégât, réfléchir sur nos pratiques s’avérera somme toute positif.
Infos pratiques :
Le tour du jour en quatre-vingts mondes
A partir du 7 janvier (sous réserve)
Caroline Achaintre
A partir du 7 janvier (sous réserve)
Samara Scott sur les grilles du Jardin public
Du 16.11 au 03.01.21
CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux – Site officiel (capc-bordeaux.fr)