Eric Lefebvre musée Cernuschi, 2020 Photo Paris Musées
Nouveau parcours, nouvelle scénographie par l’atelier Maciej Fiszer, le Musée Cernuschi
depuis l’arrivée d’Eric Lefebvre en 2015 entame une mutation remarquable à visées
muséographique et pédagogique (élargissement des perspectives historique et géographique, outils de médiation numériques et éléments de contextualisation) sous l’impulsion de la directrice générale de Paris musées Delphine Levy (disparue brutalement en juillet dernier). Ainsi ce lieu intimiste, ancien hôtel particulier du financier Henri Cernuschi, couvre à présent l’histoire de la Chine jusqu’au XXIème siècle. Riche de près de quinze mille œuvres, il s’est ouvert à d’autres aires géographiques (Japon, Vietnam, Corée) ainsi qu’à la création contemporaine. Nous rencontrons son directeur à l’occasion de l’exposition « Voyage sur la route du Kisokaidō. De Hiroshige à Kuniyoshi » autour de
deux séries d’estampes exceptionnelles des soixante-neuf relais entre les villes d’Edo
(actuelle Tōkyō) et Kyōto, provenant des collections de Georges Leskowicz et de Henri
Cernuschi.
A la suite des décisions gouvernementales, les musées et centres d’art sont désormais
fermés depuis le 30 octobre, la culture n’étant pas considérée comme « essentielle » mais
nous souhaitons plus que jamais donner une visibilité aux programmations et projets
engagés par des femmes et des hommes qui se mobilisent depuis le début de cette crise
avec résilience et détermination.
Retour sur la personnalité de Henri Cernuschi
Henri Cernuschi (né Enrico Cernuschi) a une personnalité à plusieurs facettes. Tout d’abord, et c’est le plus important au départ : son engagement politique. Il est l’un des leaders du mouvement en faveur de l’établissement de la République en Italie en 1848. Suite à l’échec de ce mouvement, il se retrouve emprisonné à Rome puis extradé vers la France à sa demande. Il démarre alors une nouvelle vie à Paris et s’investit dans des entreprises très diverses, notamment la finance, domaine qui lui permettra de réaliser une fortune importante et de construire un hôtel particulier jouxtant le parc Monceau pour présenter ses collections. Mais il n’abandonne jamais totalement le terrain politique et la défense de ses idées républicaines à travers certains journaux dont « le Siècle ». Il prend part à la Commune de Paris, ce qui l’amène à être emprisonné quelque temps. Son ami Gustave Chaudey, magistrat et rédacteur en chef du Siècle est fusillé et Cernuschi prend alors la décision avec Théodore Duret, écrivain, critique d’art et collectionneur de partir en voyage en direction de l’Asie. On parle souvent du « tour du monde de Cernuschi » réalisé entre 1871 et 1873, mais le but premier de ce voyage est bien l’Asie qu’il aborde d’abord par le Japon, après avoir traversé le continent américain puis le Pacifique.
Point de départ de sa collection
Le document le plus complet que l’on possède sur la formation de la collection de Cernuschi est le livre écrit par Théodore Duret « Voyage en Asie » (1874), qui relate de façon efficace mais succincte les étapes de leur voyage. On comprend néanmoins à la lecture de ce récit que la collection de Cernuschi va naître et se développer au sein même des pays qu’il visite. C’est un élément important qui la distingue de nombreuses collections d’art asiatique qui ont pu se constituer en Europe au XVIIIème ou au début du XIXème. L’intuition géniale de Cernuschi est d’avoir remarqué que la plupart des collections d’art asiatique du vieux continent font la part belle à la porcelaine ou aux laques qui fascinent depuis longtemps les Européens. Il décide alors de collectionner de manière privilégiée les objets en bronze, un matériau dont la maîtrise technique très ancienne a permis la création de témoignages majeurs de la civilisation asiatique. Ce principe va guider Cernuschi tout au long de son voyage en particulier au Japon puis en Chine. Petit à petit, ses acquisitions vont évoluer depuis des objets d’art souvent assez récents, découverts au Japon, vers des formes plus anciennes, collectionnées en Chine, comme en témoignent les grands vases tripodes du premier millénaire avant J.-C. présentés aujourd’hui dans la salle consacrée à la période des Zhou. Ces objets rituels antiques se distinguent par une patine brune, caractéristique du goût des collectionneurs chinois. Cernuschi, qui collectionne à une époque où l’archéologie moderne n’a pas encore pris son essor en Asie, est en quelque sorte l’héritier de ces collectionneurs lettrés. Il comprend en particulier que les bronzes sont l’un des tout premiers supports de l’écriture chinoise. Ainsi le grand tripode de Shan est orné d’une inscription de 110 caractères, la plus longue conservée aujourd’hui dans un musée européen pour un vase de cette époque. Grâce à sa collection de bronzes, Cernuschi fait figure de pionnier dès 1873, à l’occasion de la grande exposition de ses œuvres au Palais de l’Industrie qui est une révélation pour le public français.
Le nouveau parcours et parti pris scénographique
Le programme du nouveau parcours est d’abord né des attentes actuelles du public. L’intérêt pour l’Asie contemporaine et son histoire récente impliquait de présenter un continuum historique depuis les périodes les plus anciennes jusqu’au XXIème siècle. C’était un profond changement puisque notre ancien parcours s’arrêtait au XIIème siècle et était exclusivement consacré à la Chine ancienne. Nous avons donc choisi l’histoire de la Chine comme fil directeur de la visite en incluant les périodes pré-moderne et moderne. En parallèle, nous avons souhaité valoriser les autres aires culturelles majeures de notre collection : le Japon, la Corée et le Vietnam. Finalement nous avons la chance d’offrir un ensemble cohérent centré sur l’Asie Orientale, dont les cultures partagent un fonds commun autour de l’utilisation des caractères chinois, de la pensée de Confucius, du bouddhisme, mais aussi de la consommation du thé, du goût pour les grès céladons ou les porcelaines bleu et blanc.
La « salle des peintures »
Le point d’orgue de ce nouveau parcours est la création d’une salle consacrée aux arts graphiques, en particulier à la peinture à l’encre sur soie ou sur papier. Ces fameuses œuvres montées en rouleaux nécessitent en effet des constantes d’humidité et de température très précises. Ce nouvel espace, qui répond à ces contraintes, va permettre de montrer au public ces trésors uniques en France. Les grands artistes de la peinture asiatique du XXème siècle sont souvent connus à travers les records qu’ils réalisent dans les ventes aux enchères, mais les occasions de contempler leurs œuvres sont très rares. Cela deviendra maintenant possible, au rythme de quatre rotations par an qui permettront de présenter successivement des œuvres chinoises, coréennes, japonaises ou vietnamiennes.
« Voyage sur la route du Kisokaidō. De Hiroshige à Kuniyoshi »
Le musée avait présenté en 1980 la très célèbre série de Hiroshige consacrée à la route du Tōkaidō. En présentant la série de Hiroshige et de Eisen consacrée à une autre voie, moins connue, le Kisokaidō, nous avons comme ambition de faire découvrir cette route de montagne, plus longue et périlleuse, à un public d’amateurs déjà familier de Hiroshige. Nous avons aussi réservé une place de choix à Kuniyoshi dont l’univers foisonnant de créatures mythologiques, de revenants et autres guerriers redresseurs de torts parle peut-être davantage à une génération de visiteurs qui a grandi avec les dessins animés japonais. Le thème du Kisokaidō, tout en étant très cohérent d’un point de vue scientifique, nous permet donc d’aborder des aspects très variés de la culture japonaise.
Choix d’objets remarquables en écho aux estampes exposées
Les estampes sont un moyen formidable de se projeter dans des paysages pittoresques, animés par tous les évènements qui rythment le voyage. Pour peu que l’on soit un peu attentif aux détails, on peut découvrir dans les estampes tous les objets utiles au voyage, depuis les bagages jusqu’aux ustensiles qui permettent de se restaurer pendant les étapes. En contrepoint des gravures, les visiteurs peuvent découvrir des objets du voyage : nécessaires à tabac, coffre à armure ou boîtes à pique-nique. Toutefois, grâce à de généreux prêts, nous avons pu opérer une sorte de substitution pour présenter les plus beaux objets réalisés pendant cette période en lieu et place des objets du quotidien l’on peut voir dans les estampes.
Le catalogue qui accompagne l’exposition
Nous avons profité du sujet assez rare qu’est la route du Kisokaidō pour réunir les trois séries d’estampes connues illustrant ce thème. Même si la série de Kunisada du Museum of Fine Arts de Boston n’a malheureusement pas pu voyager en raison de la crise sanitaire, nous avons conservé notre projet éditorial originel dans son intégralité. Ce catalogue aura donc valeur de référence pour tous les amateurs d’estampes et les passionnés d’art asiatique.
A noter qu’en partenariat avec la Maison de la Culture du Japon, le Musée Cernuschi propose l’exposition « Secrets de beauté ». Cette exposition inédite, réunissant près de 150 estampes et 60 objets (miroirs, peignes, épingles à cheveux, perruques…), est une plongée dans l’intimité et les rituels de beauté des femmes de l’époque Edo (1603-1868).
Infos pratiques :
« Voyage sur la route du Kisokaidō. De Hiroshige à Kuniyoshi »
Jusqu’au 17 janvier 2021
Le Musée Cernuschi est fermé depuis le 30 octobre suite aux décisions gouvernementales, comme l’ensemble des musées de la Ville de Paris.
Musée Cernuschi, musée des arts de l’Asie de la Ville de
Paris
7, avenue Vélasquez, 75008 Paris