Claire Le Restif, Le Crédac : «Nous ne pouvons pas être confinés au sens psychologique et intellectuel et devons poursuivre nos efforts (..)

Vue de l’exposition Jardin d’hiver de Jochen Lempert, Centre d’art contemporain d’Ivry –le Crédac, 2020. © Jochen Lempert / ADAGP, Paris, 2020. Courtesy de l’artiste et des galeriesProjecteSD (Barcelone) et BQ (Berlin). Photo: André Morin / le Crédac

Claire Le Restif a dû fermer l’exposition Jardin d’hiver de Jochen Lempert actuellement en place au Crédac et reporter l’exposition de l’artiste Kapwani Kiwanga qui devait être inaugurée le 23 avril et durer jusqu’au 28 juin 2020. Mais elle tient à ce que le Crédac honore ses engagements auprès des artistes. Entretien avec une optimiste engagée, consciente des inégalités qui existent face à cette crise et du devoir qui l’anime pour insuffler l’espoir et donner l’envie d’y croire.

  1. Comment réagissez-vous au niveau du Crédac pour faire face à cette crise sans précédent ?

Notre exposition était déjà ouverte depuis le 23 janvier. Ce qui est sans doute différent pour mes collègues qui se trouvaient en phase de montage ou de démontage. Nous avions décidé de prolonger l’exposition de Jochen Lempert, ce que nous n’avons jamais fait au Crédac, c’était une première, à cause du succès qu’elle rencontrait. Nous avions encore beaucoup de rendez-vous, rencontres, et une performance exceptionnelle de l’artiste qu’il n’avait pas rejoué depuis la fin des années 80 et j’ai dû tout annuler. Mais la chance de cette histoire est que l’exposition est en place. Pour tout vous dire je suis allée au Crédac, étant voisine et en possession de la dérogation de la ville d’Ivry, ce qui m’a permis de vérifier que tout va bien C’est une exposition assez fragile et je l’avais pensée pour l’hiver au Crédac pour avoir le moins d’UV possible, d’où son titre «Jardin d’hiver ». L’exposition pourra, je l’espère, rouvrir, ce qui est mon grand souhait, dès que le confinement sera levé.

J’étais en congé au Portugal quand la ville d’Ivry m’a appelé pour me dire que je devais décider si j’ouvrais ou je fermais le week-end des élections et j’ai choisi de fermer pour avant tout protéger mes équipes, même si nous n’en n’étions pas encore au stade du confinement. J’ai proposé à mon équipe de nous revoir tous le lundi pour une réunion afin organiser la suite ensemble et de préparer le télétravail. Certains de mes collaborateurs ne voulaient pas arrêter de travailler mais revenir au Crédac ! Mais j’ai dû trancher afin d’éviter les risques pour tous. Il est important de souligner que les équipes d’un centre d’art tel que le nôtre sont très engagées dans ce qu’ils font et c’est avec une grande tristesse que nous nous sommes quittés sans savoir quand on reviendrait et avec le sentiment d’abandonner, en quelque sorte, l’exposition. Une exposition tout à fait d’actualité et qui résonne avec force car elle traite de la fragilité du monde, de l’écologie,…

En ce qui concerne l’exposition suivante Kapwani Kiwanga, j’ai échafaudé plusieurs hypothèses pour l’ouvrir en avril, mais j’ai assez vite réalisé que c’était impossible car nous passions en phase de production, c’était d’une part un gros risque financier. Puis tout s’est quoiqu’il en soit arrêté. Nous avions déjà organisé le contenu de l’exposition à vocation participative, l’artiste souhaitant qu’une des salles de son exposition soit une sorte de plateforme utilisable soit par des groupes d’acteurs sociaux de la ville, des groupes de chercheurs ou scientifiques qui travaillent sur la question des distances et notamment la distance sociale, hygiénique et historique. Le titre de l’exposition « A Certain Distance » est devenu quasi prémonitoire et je garde précieusement un exemplaire du carton d’invitation que nous avons reçu le lundi de notre fermeture qui restera une sorte de collector. Rassembler des gens était totalement impensable même si nous avions déjà réuni ces personnes pour préparer l’exposition, qui étaient tous volontaires et prêts. L’artiste étant très sollicitée la question était de savoir quand nous pouvions reprogrammer son exposition, sachant que j’ai déjà un programme déjà jusqu’à mi 2022. Je dois faire face à une sorte de rubik’s cube complexe entre les artistes qui ont déjà des engagements avec d’autres lieux et nous qui avons des engagements avec d’autres artistes. J’ai réussi à reprogrammer Kapwani en janvier 2021 ce qui me demande de reporter d’autres projets évidemment.

Jalousie, 2018Tube en acier, miroir sans tain, 220 x 320 x 10 cm, 3 ex + 1APCollection privéeVue de l’exposition « Surface Tensions », galerie Jérôme Poggi, Paris, 2018Courtesy de l’artiste et galerie Jérôme Poggi, Paris© Kapwani Kiwanga / Adagp, Paris, 2020

2. Les solutions virtuelles et digitales vous semblent-elles envisageables et pertinentes pour vos expositions et évènements associés pendant cette période ?

Nous cherchons à rester présents sur les réseaux sociaux autour de l’exposition de Jochen Lempert et nous allons donner la parole à Simon Boudvin qui est en résidence au Crédac pour habiter autrement notre instagram et nous réfléchissons avec l’équipe à la diffusion d’interviews des artistes récemment exposés comme Thu Van Tran ou Sarah Tritz…J’ai également proposé à Marcelline Delbecq qui vient d’écrire un très beau texte sur l’exposition de Jochen Lempert de lire ce texte en collaboration avec la Radio Duu avec qui nous sommes en lien.



Lambi, 2019 (détail)Pâte de verre, sable de Haïti, verre coloré, métal15 x 110 x 120 cm, 5 ex + 1AP.Vue de l’exposition Le fil d’alerte,  21ème Prix Fondation d’entreprise Ricard, Paris, 2019Photo Aurélien Mole. Courtesy de l’artiste et galerie Jérôme Poggi, Paris.  © Kapwani Kiwanga / Adagp, Paris, 2020

3. Quel impact peut avoir selon vous un tel séisme sur le monde de l’art ? et restez-vous positive ?

Cela va être terrible sur le monde tout court…même si j’essaie de rester positive, pour le projet du Crédac et pour mon équipe d’abord… mais ils sont motivés et nous travaillons ensemble aux projets futurs. J’essaie d’en mesurer l’impact financier. Je pense qu’en 2020 nos financeurs vont être solidaires, mais je crains 2021. L’Etat, via la Drac Ile-de-France nous assure de leur soutien, mais ils avaient déjà annoncé avant cette pandémie une réserve budgétaire de -4%. Je reste donc très prudente et réfléchis déjà à 2021-22 pour rejouer éventuellement les choses. Je maintiens aussi le lien avec les artistes avec lesquels je travaille ou vais travailler par exemple avec Simon Boudvin que j’ai pris l’habitude de côtoyer au quotidien grâce à sa résidence au Crédac. C’est dans cet état d’esprit de lien maintenu avec les artistes que j’ai demandé à mon équipe de travailler. Ce qui est le minimum, ainsi qu’honorer nos engagements financiers avec eux. Ainsi nous continuons à instruire les dossiers même si nous manquons un peu de visibilité de la part de nos partenaires, pour faire en sorte que 2021 soit une année la moins difficile pour eux. Nous ne pouvons pas être confinés au sens psychologique et intellectuel et nous devons poursuivre nos efforts en espérant que les jurys et les instances décisionnaires maintiennent leur engagements. «Faire comme si » et c’est mon intime conviction tout en restant très pragmatique et réaliste.

4.   Les mesures proposées par le gouvernement vous semblent-elles réalistes ? Suffisantes ?

Considérant le décret qui vient de tomber sur l’activité partielle je vais l’étudier. C’est de toute façon une réalité pour pouvoir continuer à travailler autrement, n’accueillant plus le public. Nous étions en train de changer notre identité graphique et travaillons à la refonte de notre site internet ce qui donne à l’équipe des projets à travailler ensemble et possiblement à distance. C’est un moment pour chacun de questionner ses outils, ses réflexions et d’approfondir ses recherches autour des prochains projets.

Jochen Lempert

5.    Pensez-vous qu’en matière de conscience écologique cette crise soit une alerte et entraîne des changements durables dans nos habitudes et comportements ?

Je l’espère et j’ai bon espoir. J’observe, grâce à notre contact avec le public, que ces questions sont de plus en plus centrales. Nous l’avons bien noté pendant l’exposition de Jochen Lempert ; elle touche tous les publics, sensibles à la fragilité du monde, de la nature, des animaux, et mêmes très inquiets et émus face à la démarche de l’artiste et ce monde en train de basculer. Nous l’avons énormément ressenti. J’étais convaincue que cet artiste méritait une exposition à Paris Île de France. La belle surprise est que cette exposition tellement modeste, tirée au cordeau, de photos en noir et blanc, en petit format ait la puissance de générer une telle émotion pure, ce qui rejoint une conscience plus générale. Même si cela ne touche pas certains qui ont des préoccupations beaucoup plus quotidiennes et complexes que la question écologique.

Tout le monde est pris de plein fouet malgré des injustices évidentes comme je le vois à Ivry ou je vis. Je connais bien la population et je sais que certains vont beaucoup plus souffrir, entassés dans de petits appartements ou obligés de continuer à travailler sur les chantiers au noir. Certains pourront prendre des décisions et faire évoluer les choses, d’autres subiront comme d’habitude mais je ne vois pas comment on peut en ressortir sans en tirer certaines leçons et conséquences. J’ai envie d’être positive, j’ai envie d’y croire et je pense que dans nos lieux nous devons continuer à faire réfléchir à cette question avec les publics et jeunes publics notamment qui sont parfois éloignés de ces sujets à la maison. Je suis absolument persuadée qu’une exposition comme celle de Jochen Lempert, pardon d’insister, a quelque chose de tout à fait urgent, à la fois sur la question des images, leur propre écologie et sur la question de l’écologie tout court. Il est important de dire que Jochen Lempert est un biologiste de formation si bien que quand l’épidémie a commencé il a assez vite compris ce qui allait suivre.