Rencontre avec Léa Bismuth, critique d’art et commissaire, musée Delacroix Paris

A l’occasion de l’exposition « Dans l’atelier, la création à l’œuvre », qu’elle co-signe avec Dominique de Font-Réaulx au musée Delacroix, Léa Bismuth déroule un volet contemporain autour de 3 artistes choisis : Anne-Lise Broyer, Laurent Pernot et Jérôme Zonder. Elle est revenue aussi sur la trilogie, « La Traversée des Inquiétudes », conçue à partir de la pensée de Bataille pour Labanque de Béthune de 2016 à 2019, comparant le commissariat à un art vivant et éphémère. Elle sort également « La Besogne des images » livre qui prolonge cette expérience.
La question du récit, des récits et des lieux de création et de passage à l’acte l’animent (conférence dans l’atelier de Delacroix).

Après des études d’histoire de l’art et de philosophie à la Sorbonne, Léa Bismuth écrit dans artpress dès 2006. Sa démarche de commissaire est d’imaginer un format d’exposition librement inspiré de textes littéraires et philosophiques, que ce soit pour le Palais de Tokyo, la Biennale de Lyon, les Tanneries (28), le Drawing Lab Paris, les Rencontres d’Arles ou le BAL.

J’ai rencontré Dominique de Font-Réaulx dans un autre contexte et nous avons commencé à échanger autour de notre rapport à l’art. Puis elle m’a invité à venir découvrir ce musée qu’elle dirige tout en insistant pour qu’il ne soit pas un mausolée ou un espace fermé sur lui-même mais un lieu de monstration de l’art vivant, au même titre que Delacroix. C’est ce que l’on ressentant en pénétrant dans cette maison d’artiste assez particulière. Dans le cadre de cette stratégie, elle a mené un programme de recherche depuis son arrivée comme conservatrice, autour de la thématique de l’atelier puisque nous sommes dans le dernier atelier de Delacroix qu’il occupa de 1857 à sa mort en 1863. Il s’agissait de penser une exposition qui porte bien son titre, « Dans l’atelier, la création à l’œuvre », d’où l’invitation qui m’était faite de l’accompagner dans le commissariat en apportant un éclairage résolument contemporain avec des artistes qui se sont emparés du thème au cours d’un processus en plusieurs étapes. Une fois au courant de la liste des œuvres historiques de Goya à Picasso, Delacroix, Géricault, Cognier.., les artistes ont imaginé des réponses ou dialogues à la fois avec le lieu et la liste des œuvres. Dès le départ et à partir des recherches que je mène par ailleurs sur l’acte, le passage à l’acte de l’artiste et les lieux comme l’atelier, j’avais envie de réfléchir à la dimension limite aussi du travail artistique puisque qu’au début la question s’est posée autour d’un Delacroix passionné, presque criminel en témoigne par exemple sa Médée. Toutes ces oeuvres sont des productions, ce qui mérite d’être souligné.

Comment avez-vous conçu et imaginé la partie contemporaine de cette exposition avec Dominique de Font-Réaulx ?

Laurent Pernot a investi le jardin avec son installation in situ, Memoria, en regard de l’histoire de l’art et la ruine romantique, de même que des interventions domestiques comme son grand bouquet cristallisé ou son lustre de prime abord très discret dans le salon. De son côté, Jérôme Zonder a travaillé sur la question du peintre et son modèle avec ce grand dessin dans l’atelier de Delacroix, car à la lecture du journal du peintre œuvre littéraire remarquable, on se rend bien compte qu’il avait un certain rapport au modèle, à la féminité et à la question de l’atelier en tant que tel, là où les choses se passent. Anne Lise Broyer quant à elle, a fait des interventions toujours extrêmement minutieuses opérant notamment par citations. Elle a convoqué un cinéaste Andre S Labarte qui avait filmé beaucoup d’ateliers d’artistes notamment celui de Tapiès, dont elle montre un extrait. Elle souligne la relation à la peinture, au plan resserré, à la mise en espace de la table de travail ou encore de détails presque biographiques qu’elle va aller chiner dans différentes maisons, comme celle de Georges Sand à Nohant ou celle de Delacroix à Champrosay. Elle créée toute une constellation de signes qui viennent interagir comme des intuitions, des ponctuations dans le parcours.

La Traversée des inquiétudes à Labanque, Vertiges dernier volet, quel bilan de cette expérience ?

Cela a été vraie traversée totalisant 5 ans de recherches, amorcées en 2014. Je défends l’idée d’une véritable entreprise curatoriale, qu’il faudrait définir puisque ce n’est pas le cas aujourd’hui.

La trilogie a démarré avec « Dépenses » en 2016, puis « Intériorités » en 2017 et « Vertiges » en 2018. Chaque exposition explorait une facette de l’œuvre de Bataille et investissait tout le bâtiment avec également des productions artistiques.

Vertiges a été une très belle clôture de la traversée puisque je connaissais bien l’espace. Nous sommes arrivés à une sorte d’épure du geste et l’exposition s’est ouverte sur le ciel en jouant de la verticalité du bâtiment. C’est une expérience qui résonne encore et comme une boucle de Vertiges on peut revenir à Dépenses. Ce que j’aime avec ce travail d’expositions, c’est ce côté éphémère de l’art, on en parle maintenant alors que ça n’est plus. Comme un spectacle vivant, un concept qui mériterait d’ailleurs d’être théorisé.

La besogne des images : genèse de l’ouvrage

La transition est toute trouvée puisque Besogne est le non catalogue la Traversée des Inquiétudes. Nous avions fait un travail de catalogue et de notice d’œuvres tout le long de la trilogie avec le formidable accompagnement d’Artpress qui a consacré un numéro sur chaque exposition. Nous avons opté non pas pour un catalogue de la trilogie mais un 4ème volet possible. Le titre est directement inspiré d’une citation de Bataille. J’ai travaillé avec Mathilde Girard qui m’a accompagné dans la ligne éditoriale, souhaitant créer un espace hétérogène, livresque où les écrivains, les philosophes et les artistes prennent part de manière égale et non académique à l’ouvrage. C’est un objet qui se veut aussi une réponse au présent, à la fois à la question du récit, de nos récits, impliqués à nos vies.

C’est un ouvrage esthétique, philosophique, politique mais sans que rien ne soit tout à fait nommé. Il faut se promener dans le livre comme on si on se promènerait dans une exposition, offrant une certaine souplesse dans son format et qui j’espère va continuer à infuser dans les esprits.

Quelles rencontres ont-elles été décisives dans votre parcours ?

La plus importante parce que la première de mon parcours professionnel est Catherine Millet et Jacques Henric, ayant commencé à écrire dans Artpress en 2006 alors que je finissais un DEA en histoire de l’art avec Philippe Dajen. J’avais ce désir d’expérimenter un rapport à l’écriture et confirmer ma vocation de critique d’art.

Dans le champ des expositions après il y a eu de nombreuses rencontres importantes mais Labanque à Béthune par l’intermédiaire de Philippe Massardier, reste essentielle, m’offrant l’opportunité de mener ce grand projet d’exposition.

A quand remonte votre 1er choc esthétique ?

Pour en citer un directement en phase avec ce j’ai déjà mentionné, en 2003 je me trouvais place de la Sorbonne et j’ai acheté « L’expérience intérieure » de Georges Bataille puis décidé de mener des recherches en philosophie dans le cadre de ma maitrise sur l’œuvre de Bataille. J’estime que c’est un choc esthétique certain, puisque l’onde s’est propagée pendant au moins 15 ans.

Un autre récent encore au stade de l’intuition reste à valider. Il s’agit du film le Pont du Nord de Jacques Rivette (1981) vu l’année dernière et dont je sais que je dois en faire quelque chose.

S’il fallait remonter dans les chocs esthétiques de l’enfance, j’imagine que Francis Bacon, sans doute découvert par l’intermédiaire de mes parents, assez jeune, a été très fort d’un point de vue pictural, presque oculaire.

Infos pratiques :
Dans l’atelier, la création à l’œuvre
jusqu’au 30 septembre

Musée Delacroix