Cindy Sherman Untitled #465, 2008 Épreuve couleur chromogène
163.8 x 147.3 cm Collection privée, Paris.
Courtesy de l’artiste et Metro Pictures, New York © 2020 Cindy Sherman
Commissaire de la rétrospective Cindy Sherman à la Fondation Louis Vuitton aux côtés d’Olivier Michelon et Ludovic Delalande, Marie-Laure Bernadac avait déjà exposé l’artiste en 1999, au CAPC-Musée d’art contemporain de Bordeaux qu’elle dirigeait alors. Elle revient sur ses liens avec l’artiste et sur le caractère inédit de l’éclairage porté sur son travail, de ses débuts aux œuvres les plus récentes, dans une scénographie tout en miroirs et en facettes qui démultiplie les perspectives et les regards.
Conservateur général honoraire, Marie-Laure Bernadac a travaillé au Musée Picasso puis au Centre Pompidou, en tant que conservatrice en chef du cabinet d’art graphique, avant d’être nommée responsable de l’art contemporain au Louvre de 2003 à 2013. On lui doit des ouvrages de référence sur Annette Messager ou Louise Bourgeois. et des commissariats tels que Fémininmasculin, le Sexe de l’art avec Bernard Marcadé, 1995, Présumés Innocents, avec Stephaine Moisdon, 2000, Picasso et les maîtres, avec Anne Baldassari, 2008 Jan Fabre, Wim Delvoye, Yan Pei Ming, Michal Rovner, Michelangelo Pistoletto au musée du Louvre.
Genèse de ce commissariat
J’ai été associée à ce projet comme commissaire, à la demande de Cindy Sherman elle-même, qui me connaissait puisque je l’avais exposée à Bordeaux en 1999. C’est avec grand plaisir que j’ai accepté. Je me suis occupée plus particulièrement du catalogue et Olivier Michelon a assuré toute la mise en place de l’exposition.
Quant à la genèse du projet, Suzanne Pagé explique que la Fondation, ayant acquis il y a quelques années un fonds important de photographies de l’artiste, a décidé, plutôt que de se cantonner à cet ensemble, d’organiser une vraie rétrospective. La dernière exposition consacrée à Cindy Sherman à Paris remontait à 2006.
La scénographie
La scénographie se déploie comme un éventail aux multiples facettes, sur une idée de Marco Palmieri. Le scénographe, élève d’Ettore Sottsass, avait déjà travaillé pour la Fondation Louis Vuitton à l’occasion des expositions La Collection Courtauld ou Art Afrique qui témoignaient déjà de sa sensibilité aux couleurs. Il nous a proposé une maquette avec un dépliant formant des angles et intégrant des pans de miroirs. L’idée a tout de suite plu à l’artiste qui aime avoir de nouvelles présentations de son œuvre dans chaque lieu, que ce soit à Londres, Vancouver, New York… Les couleurs proposées par le muséographe ont été choisies avec l’artiste sur l’idée de la palette de maquillage. Cet effet de miroir et de démultiplication est en parfaite cohérence avec le travail de l’artiste, car le visiteur voit ses nombreux reflets au milieu des personnages fictifs et les photographies sont dédoublées, renforçant ainsi l’idée d’artifice. S’exposer, se regarder dans le miroir, s’y perdre, cela ajoute un effet supplémentaire à cette multitude de portraits que décline la rétrospective.
Œuvres inédites
Certaines œuvres présentées à la fin et au début de la rétrospective sont inédites. Je tenais beaucoup à montrer la matrice, les sources de son travail qui sont peu connues. Si la série des «Untitled Film Stills» sur le cinéma des années 50-60 a été beaucoup montrée et est devenue iconique, ce n’est pas le cas des premiers petits travaux et films : l’album de famille où elle inscrit sur chaque photo «that’s me » ou la déclinaison d’elle-même sur les photos d’identité… Tout est déjà là : la mode, l’identité, le genre, le théâtre, comme dans la série des petits collages « Play of selves » qui a une dimension plus narrative. Cette rétrospective permet de voir tous ses nouveaux travaux de 2018, 2019, 2020 qui n’avaient pas encore été montrés en France. L’exposition du Jeu de Paume en 2006 s’arrêtait aux clowns. Il s’agissait de montrer que ce travail initié dans le contexte féministe des années 1970, qui consistait à se prendre comme modèle, se déguiser, se représenter, continue jusqu’en 2020 avec des modalités différentes qui correspondent aux évolutions sociétales.
Les œuvres sur tapisserie
Ce sont des œuvres très originales et nous avons choisi de les inscrire dans Crossing Views parce qu’il était très difficile de les mettre aux côtés des photographies. Il s’agit d’un jeu à la fois sur la technique et sur l’échelle. Cindy Sherman s’est inscrite sur Instagram mais elle n’est pas forcément favorable à ce genre de démarche, elle critique volontiers le selfie.
Cindy Sherman et Instagram
Elle va puiser dans les applications comme Photoshop pour être la plus vilaine, la plus monstrueuse et déformée possible. Au fur et à mesure de la découverte de ces nouvelles possibilités techniques, elle s’est mise à utiliser les fonds comme un jeu supplémentaire pour travailler l’image et le décor…
Pour elle, ces photos Instagram ne sont pas des œuvres d’art, mais comme elle voulait que ces images existent, elle a choisi de les transférer sur tapisserie, dont la technique traditionnelle va à l’encontre des nouvelles technologies.
Le dialogue avec la Collection, «Crossing Views»
Cet écho au travail de Cindy Sherman a été proposé par Suzanne Pagé, Angeline Scherf et Ludovic Delalande dans le cadre du nouvel accrochage de la collection. Le dialogue est très pertinent par exemple avec l’œuvre d’Annette Messager, qui en France dans les années 1970 revendique, comme Cindy Sherman, des identités multiples. Elles sont d’ailleurs nombreuses, ces femmes qui ont revendiqué cette identité plurielle. Il me semble que mascarade et féminité vont de pair.
Que nous dit Cindy Sherman de l’évolution de l’image de la femme ?
Cette image a évolué, Cindy Sherman part d’une jeune fille assez sentimentale, qui se rêve en starlette de cinéma pour arriver à des personnages grotesques, des vieilles femmes ridées, des jeunes hommes androgynes en passant par des clowns, des ogres, des animaux, des mannequins, des personnages de tableau. Elle est arrivée, en se prenant comme modèle et en assurant toutes les étapes de fabrication (accessoires, décors, photo), à suivre l’époque et à interroger la société américaine, le cinéma, les médias, la mode et à porter un regard assez critique sur toutes nos représentations de la femme. Elle confie que parfois, lorsque l’inspiration lui manquait, la mode l’a aidée, car le vêtement a déjà une histoire et est porteur d’une certaine image.
Les «Sex pictures» et «Fairy Tales»
Ces séries, que nous présentons dans un espace à part avec un avertissement préalable au public, sont très importantes dans l’œuvre de Cindy Sherman car tout d’un coup elle disparaît quasiment de l’image. C’est la première fois que nous montrons les deux séries ensemble. D’une part, les Sex pictures donnent à voir des mannequins et des prothèses médicales disposées dans toutes les postures érotiques possibles. Dans cette série, elle joue sur l’humain et l’inhumain dans le contexte du sida et d’une censure puritaine aux Etats Unis. D’autre part, les Fairy Tales/contes de fées présentent des scènes terribles où elle se sert aussi de prothèses pour se transformer en personnages monstrueux ou grotesques, en truie par exemple. Elle a cette dimension gore, trash, tragique et carnavalesque qui existe aussi dans la culture américaine. Elle est comme une sorte de Mary Shelley qui crée un personnage fait de morceaux épars. A propos de ces séries, elle dit aussi qu’elle en avait assez de faire de belles images que tout le monde achetait, comme les «History portraits» qui avaient beaucoup de succès, donc elle a décidé de changer de registre avec du dégueuli, du vomi que personne n’oserait mettre sur ses murs !
Un côté Dr Jekyll and Mr Hide
Cindy Sherman a un côté Dr Jekyll and Mr Hide ou Mary Shelley, dans sa volonté d’inventer des monstres qui la fascinent. Elle confie que petite, elle se déguisait déjà en vieille dame, en sorcière ou en monstre mais jamais en princesse. Elle aime être dans les extrêmes et dans l’étrangeté.
Les liens possibles avec Louise Bourgeois
La collection a cette très belle cellule «No Exit» ainsi que des dessins de Louise Bourgeois que Cindy Sherman a souhaité exposer en résonance avec son œuvre. Mais je ne sais pas quels sont ses liens avec elle et je n’ai jamais osé lui demander si elle l’appréciait. Elle s’y intéresse certainement beaucoup, même si elles n’appartiennent pas à la même génération, au même univers. Cindy Sherman s’inscrit beaucoup plus dans la photographie, le media et le cinéma, au contraire de Louise Bourgeois qui est dans la matière, la sculpture. Les artistes femmes ont un pouvoir assez fascinant à partir du moment où on leur donne enfin la place qu’elles méritent. Elles montrent alors la richesse de ce dont elles sont capables, à la fois avec l’émotion et aussi avec un côté outrancier parfois.
Une exposition fantôme, impact de la pandémie
Alors qu’elle était prête, l’exposition n’a pas pu ouvrir à cause de la pandémie. Initialement prévue pour le 1 er avril, nous avons dû la décaler à l’automne avec des reports de prêts du monde entier, des Etats-Unis, de Vancouver, de collections privées. Tous les prêteurs se sont montrés très généreux face à ce contexte.
Le catalogue était prêt lui aussi, il comprend d’ailleurs un très beau texte de Marie Darieussecq qui s’intéresse beaucoup à Cindy Sherman.
En écoute : FOMO_Podcast
Infos pratiques :
Cindy Sherman à la Fondation Louis Vuitton
Une rétrospective (DE 1975 À 2020)
CROSSING VIEWS, regards sur un nouveau choix d’oeuvres de la collection
Open Space #7 Jean Claracq
Jusqu’au 3 janvier 2021
Les commissaires :
Ludovic Delalande et Claire Staebler
Open Space est un programme dédié à la création dans ses expressions les plus actuelles. Des artistes nationaux et internationaux sont invités à imaginer un projet spécifique. Nomade dans le bâtiment de Frank Gehry, Open Space se déroule selon un rythme régulier.
Réservation préalable indispensable,
mesures spéciales COVID-19
Programmation associée : musique, activité en famille..