Nouveau Printemps de Toulouse : « Faire famille » avec Yandé Diouf, commissaire invitée par Kiddy Smile, Interview 

Brandon Gercera, Périanayagom-Mary, série Majik Kir, 2021 courtesy de l’artiste photo Ugo Woatzi

La 3ème édition du Nouveau Printemps de Toulouse réunit 39 artistes, confirmés et émergents (10 diplômés de l’isdaT) et investit cette année le quartier emblématique de la basilique Saint-Sernin (patrimoine mondial l’UNESCO) et de la place Arnaud Bernard, refuge de plusieurs vagues migratoires. Une identité plurielle qui rejoint le message inclusif porté par Kiddy Smile et ses complices à l’invitation d’Eugénie Lefebvre, présidente et de Clément Postec, directeur artistique. Pour offrir une porte d’entrée sur cet univers et les enjeux du Festival, la Chapelle des Cordeliers résonne des luttes et résistances de la scène ballroom, née dans les communautés afro-latinas LGBPTQIA+ de New York et régie par ses propres codes et dynamiques, les Maisons, ce que l’on découvre avec l’exposition A HOUSE SHOULD BE A HOME autour du film Mother co-réalisé par Kiddy Smile et Anne Cutaïa, l’une des productions du festival. 

Roméo Mivekannin, The Two Sisters, after Théodore Chassériau 2023 Le Nouveau Printemps 2025 Faire Famille à l’ Inessential Space. courtesy de l’artiste

Si le voguing est une famille, celle que l’on se choisit, c’est l’objet de l’exposition en plusieurs chapitres de la commissaire Yandé Diouf par ailleurs directrice de projets au Centre Pompidou. Faire famille cherche à redonner voix aux récits marginalisés, invisibilisés ou instrumentalisés pour décoloniser les regards et les imaginaires. Investissant des lieux patrimoniaux (musée archéologique de Saint-Raymond) ou plus contemporains (Université Toulouse- Capitole, Lieu-commun), Yandé Diouf revient sur les cartographies visibles et invisibles qui amorcent cette grande narration à rebours des hiérarchies et des cloisonnements. Sur invitation de Clement Postec et Kiddy Smile, la performance de Raphaël Barontini initialement conçue pour le Panthéon et réactivée, a été l’un des temps forts du week-end d’ouverture dans une célébration joyeuse de la lutte, l’un des messages portés par la commissaire autour de cette force collective créatrice et de ces liens qui nous traversent, nous transforment et se réinventent en permanence. 

Tarek Lakhrissi Coeur brillant Nouveau Printemps 2025, Chapelle des Carmélites. courtesy de l’artiste

Faire famille propose une transposition et déclinaison de la pensée militante de Kiddy Smile sur plusieurs lieux : quels enjeux vous ont guidés ?

Ce qui m’intéressait dans le travail de Kiddy Smile était cette démarche militante ancrée dans les années 1970-80 avec une convergence des luttes LGBPTQIA+ et la question raciale, propre aux Etats-Unis mais aussi présente en Europe et la façon de pouvoir réinterroger le collectif et la place des luttes dans ces collectifs, éphémères ou non afin de pouvoir recréer des liens suffisamment forts et des familles que l’on choisit. Même si l’on vient de contextes et milieux sociaux-culturels différents, on se retrouve à un moment donné sur des enjeux politiques et de création. Le voguing et ces maisons, restent une lutte politique mais transformée en force créatrice. Ce lien art et lutte est nécessaire, l’artiste ne restant pas seul dans son atelier, hermétique au monde. Autant de questions qui m’animent depuis de nombreuses années. 

Mariana Kostandini, the Ones We Lost Le Nouveau Printemps, Faire Famille à la Bibliothèque d’étude et du patrimoine, courtesy de l’artiste

Parmi ces lieux, le musée archéologique de Saint-Raymond est investi : comment le dialogue archéologie/art contemporain a-t-il été possible ? 

Cela s’est fait grâce à l’accueil de la directrice du musée, Laure Barthet et j’ai ressenti lors de ma première visite et découverte un vrai coup de cœur pour ce lieu, très beau et important dans l’histoire des Toulousains et au-delà. L’idée de Faire Famille étant de requestionner ces récits qui ont été oubliés ou ignorés et des liens qui existent, ténus ou plus visibles, j’ai choisi d’exposer dans ce lieu des artistes qui font relation au monde. Ils dessinent des juxtapositions à l’histoire de l’art et ses différentes géographies occidentales ou non que ce soit avec Roméo Mivekannin, Raphaël Barontini, Marie-Claire Messouma Malanbien ou Angelica Mesiti pour venir créer une partition commune. Cela avait du sens d’amorcer ce récit dans un musée archéologique, comme une chorégraphie de tous ces éléments et parallèles qui peuvent exister et nous transforment pour faire un lien entre différents mondes qu’il soit méditerranéen, créole ou même scandinave avec le travail d’Angelica.

Jérémie Danon En théorie, Le Nouveau Printemps 2025 Faire Famille à Lieu-Commun courtesy de l’artiste

La place de la photographie dans la construction de l’imaginaire colonial et la question de l’archive est soulevée, notamment à la Bibliothèque d’étude et du patrimoine : quel regard portent les artistes ?

La photographie est un medium qui reste décisif. L’idée chez de nombreux artistes était d’interroger le medium dans une société tellement envahie par les images pour réapprendre à les lire, à discerner ce qu’elles peuvent véhiculer et leur capacité à modifier encore nos pensées, nos constructions et nos modes de représentations. La question de l’archive est également beaucoup interrogée que ce soit par les artistes réunis à la Bibliothèque d’étude et du patrimoine mais aussi dans d’autres lieux du Nouveau Printemps, à partir de la force de ces mémoires collectives dont nous avions envie de révéler des récits parfois oubliés ou modifiés. Les artistes s’emparent de ce sujet à partir d’archives officielles ou familiales. Romeo Mivekannin revient sur la photographie utilisée comme outil de propagande par le ministère de la Défense pendant la guerre d’Algérie autour des troupes coloniales. Une logique qui concerne la France et d’autres pays dont les armées entretiennent un récit imaginaire autour d’un empire qui serait uni et égalitaire qu’elle que soit l’origine et la couleur de peau, afin de dissoudre toute tentative de résistance en l’occurrence algérienne. Le terme des « évènements d’Alger » a d’ailleurs longtemps été employé pour dire cette guerre. 

La question de l’archive familiale et son statut d’œuvre est soulevée par Verena Paravel et Alice Diop et Penda Diouf à partir d’un véritable rapport de force et de violence entre les colons et les peuples colonisés mais aussi entre l’adulte face à l’enfant, Verena étant cette petite fille blanche choyée confrontée à cette violence de corps de jeunes femmes excisées de force et dont les images sont conservées symboliquement. En venant déposer cette histoire et la restituer à Alice Diop, l’artiste se recréé une famille. Verena et Alice se considèrent comme des sœurs en se réappropriant ces archives, en les réinterrogeant non sans une certaine mise en danger. Elles opèrent un vrai renversement. Elles ouvrent une brèche vers une histoire qui est mondiale et nous traverse, nous concerne tous et toutes autour de ces représentation sexuées et objectivées des enfants. La photographie garde cette capacité de révéler avec une frontalité dont il est impossible d’échapper. 

Avec Mariana Konstandini l’archive familiale s’inscrit dans l’iconographie religieuse et orthodoxe en Albanie et la tradition des autels de mémoires. Les trois artistes interrogent la capacité de la photographie à faire histoire et maintenir un lien, qu’il soit dominant ou absent avec l’exil depuis de nombreux pays du monde que les gens doivent quitter. 

Ce qui est étonnant malgré l’essor des moyens technologiques, Face Time notamment, est le pouvoir et la place de la photographie dans le récit de nos liens comme on le remarque avec l’installation de Mariana. Il y a quelque chose de très figé qui nous touche et le manque d’interaction et de voix nous permet au final de libérer nos imaginaires. 

Déboulé Céleste de Raphaël Barontini – Iles aux Cygnes, Nuit Blanche photo JB Gurliat

Raphaël Barontini en plus de ses œuvres dans la Bibliothèque et le musée Saint-Raymond a réactivé la performance de l’Odéon lors du WE inaugural : comment cela a-t-il été reçu par le public ? en quoi est-il un personnage clé de cette réécriture de l’histoire ? 

C’est un artiste essentiel. Il avait travaillé avec Kiddy Smile et Clément Postec, directeur artistique, autour de cette commande pour la Bibliothèque et je l’ai invité avec Marie-Claire Messouma Malanbien qui partageait des problématiques assez similaires. Ce qui est important est à la fois sa technique de juxtaposition, de collages de différents médiums et l’idée, plutôt que de réécrire l’histoire -elle ne se réécrit pas-, de révéler et d’établir des parallèles entre des personnages très éloignés géographiquement et historiquement mais qui se retrouvent dans des luttes, des postures. Il revisite ainsi la notion du portrait un peu comme le fait Roméo Mivekannin en soulevant la question de qui a le droit d’être représenté de la sorte et pourquoi. A l’occasion de la performance réalisée au Panthéon et réactivée avec des performeurs et musiciens d’associations toulousaines pour le week-end d’ouverture, l’artiste avec cette procession cérémonielle s’inscrit dans la tradition du carnaval créole et cette convergence de cultures et de ce lien qui a dû être réinventé dans de nombreuses zones géographique. Avec ce « Tout monde » pour reprendre le concept inventé et défendu par Edouard Glissant, il s’agissait de montrer cette créolisation, ce métissage et cette réinvention permanente des êtres humains. Cela été un moment très fort car inscrit dans l’espace public, dans la rue, avec la référence à Toussaint Louverture et cette catharsis que l’on retrouve aux Antilles, un côté populaire dans le sens noble du terme de célébration et de transformations des souffrances en joie collectives. Une joie qui peut être transformatrice et créatrice comme le Blues qui nait de la souffrance mais également le Gospel et la House music. Nous n’avons pas voulu hiérarchiser et enfermer les beaux-arts dans un musée et négliger les arts dits populaires. Cette performance des corps dit un vrai engagement avec la musique, la danse comme une procession spirituelle que l’on retrouve dans de nombreuses parties du monde. Les Antilles ce sont des africains qui ont été déportés mais aussi des normands et des poitevins, des bretons, des indiens… Cette histoire fait partie de nous tous et toutes. 

De plus, cette notion du lien a une forte résonance dans la ville de Toulouse avec plusieurs vagues d’émigration, espagnole, magrébine, des gens venus du monde entier qui apprennent à vivre ensemble à partir de cultures différentes qui à chaque fois sont modifiées. 

Binta Dias, Chorus of Soil, Le Nouveau Printemps 2025 Faire Famille à Lieu-Commun courtesy de l’artiste

L’artiste Binta Diaw qui intervient à plusieurs endroits propose une cartographie de la résistance à partir de la mangrove et de l’indigo, quelle signification donner à son geste ? 

L’installation de Binta Diaw présentée au musée Saint-Raymond a été pour moi une œuvre fondatrice pour ensuite tisser et discuter avec les autres artistes. Cette cartographie de la résistance incarne la multiplicité des identités et des mouvements permanents, y compris aujourd’hui. Elle est de plus rattachée à la terre et à l’eau avec la mangrove, un écosystème très important pour l’artiste écoféministe qui revendique faire partie d’un tout et en lien avec la terre. Elle nous relit de plus à cette histoire qui a profondément transformé et modifié le monde, celle de l’Atlantique noire par ce lien avec les plantes et les humains qui sont arrivés et cette forme de résistance qui consiste à apporter ses propres plantes au bout du monde pour réapprendre à vivre et à se construire. Cette résistance est aussi celle de la nature et de la mangrove qui arrive à faire vivre différents écosystèmes et qui permet aussi le refuge pour les personnes esclavisées en fuite.

Avec l’indigo et l’œuvre qu’elle réactive selon le lieu et le contexte, cela a valeur de mémorial des 20 millions d’africains déportés mais sans rester dans un contexte mortifère. Elle relie cette œuvre ici à la culture du pastel à Toulouse qui était une vraie économie et sera supplantée par l’indigo comme cela est traduit dans l’installation. L’histoire du pastel à Toulouse n’était pas dominée par l’élite mais plutôt par des gens pauvres ou qui avaient tout perdu. 

Brandon Gercera Le Nouveau Printemps 2025, Faire Famille à l’ Inessential Space. courtesy de l’artiste

Autre réinvention culturelle avec l’artiste Brendon Gercara autour de l’hibiscus : qu’est-ce-que-cela traduit ?

L’imaginaire de l’hibiscus rejoint la capacité de la fiction à transformer nos récits. C’est une invention complexe qui vient d’Asie du Sud Est et non de la Réunion où il est importé. Cela correspond à cette période des années 1970 de l’invention du tourisme de masse avec des enseignes comme le Club Med. Cela rejoint la démarche de ces villes ou régions en France où l’on fait vivre une légende pour donner envie de venir. La  Réunion va subir comme beaucoup d’île l’iconographie diffusée par  Gauguin qui va imposer cet exotisme pictural avec ces femmes à moitié dénudées avec des fleurs dans les cheveux. Un fantasme de corps exoticisés, mis à disposition, de soleil.. Une image qui va être reprise par l’industrie du tourisme. On va même lancer la mode de l’hibiscus sur les vêtements, une fleur très chargée d’érotisme. Tout au long de nos échanges avec les artistes pendant 1 an et ½ de préparation afin de définir l’emplacement de chacun, l’œuvre de Binta Diaw a fait écho à Brendon Gercara qui à l’occasion de cette commande a voulu rendre hommage à ces corps instrumentalisés par le biais de l’hibiscus qu’il renferme avec de la canne à sucre. 

Il a ainsi retravaillé cette fiction touristique coloniale à partir de ce grand hibiscus composé de strass pour accentuer le côté artificiel de cette fiction alors qu’au revers de la pièce il reprend le schéma des corps dans les bateaux négriers pour souligner l’exploitation et la violence des corps et de la terre, l’exploitation intensive de la canne à sucre faisant de nombreux ravages dans les sols. Il souligne la réutilisation des corps à des fins touristiques de plaisir. Il s’agit de remettre en question des fictions qui existent encore dès que l’on pense à la Réunion. 

Week-end d’ouverture du Nouveau Printemps 2025 photo Victor Charrier

Quelle serait votre définition de la famille ? 

Pour moi la famille, celle que l’on choisit, implique de rentrer en relation et accepter d’être modifié par l’autre et de modifier l’autre, d’être traversé.  Accepter d’être déplacé sans être dans le rejet mais dans un échange constant et de solidarité. C’est la grande différence avec la famille de sang où l’on a tous une place, une image, une étiquette, connue ou non, et qui n’est pas forcément très confortable. On n’a pas choisi cette famille, que cela se passe bien ou non. Alors qu’avec la famille de cœur on reste toujours actif. En même temps, il est possible de choisir d’appartenir à plusieurs familles. 

Vous êtes directrice de projets au Centre Pompidou : qu’est-ce qui nous anime en ce moment ? 

Je coordonne différents projets dont Kanal Centre Pompidou à Bruxelles, le Centre Pompidou Malaga dont on vient de fêter les 10 ans et le futur projet du Centre Pompidou Francilien à Massy dont je m’occupe de la préfiguration. Nous prévoyons notamment, outre les réserves, un espace culturel ouvert au public. 

Des projets qui s’inscrivent aussi dans une vision collective. 

Infos pratiques :

Le Nouveau Printemps, 3ème édition 

Kiddy Smile, artiste invité 

Quartier Saint-Sernin/ Arnaud Bernard

Toulouse 

Jusqu’au 22 juin 25

https://lenouveauprintemps.com