MAC VAL : Interview Nicolas Surlapierre, directeur « Le fait divers est un moment de bascule, d’insécurité mais d’une grande profondeur dans le mystère qui l’entoure »

Claude Closky, Soucoupe volante, rue Pierre Dupont (6), 1996. Photographie couleur, photomontage numérique, 30,2 x 20,2 cm. Collection MAC VAL -Musée d’art contemporain du Val-de-Marne. courtesy de l’artiste 

Si le fait divers ne cesse de fasciner et de participer à une véritable mythologie collective à toutes les époques, ce sujet n’avait pas fait l’objet d’une exposition en tant que telle, les dernières remontant à « Crime et Châtiment », musée d’Orsay, 2010 et « La Peinture comme crime ou la part maudite de la modernité », musée du Louvre, 2001. C’est tout l’enjeu de la démarche de Nicolas Surlapierre commissaire, qui propose de résoudre « une hypothèse en 26 lettres, 5 équations et aucune réponse » sous-titre de l’exposition. L’atmosphère de pénombre renforce ce qui peut assembler à des scènes de crime et chaque séquence s’accompagne de pièces à conviction, l’objet revêtant une importance particulière en tant qu’indice et témoin silencieux comme le souligne en préambule le directeur du MAC VAL qui s’est associé pour mener à bien cette aventure à Vincent Lavoie, historien et professeur à l’Université du Québec de Montréal. Plus d’une centaine d’œuvres de 80 artistes sont réunies, tous médiums confondus, dans une volonté de sortir du prisme de la photographie auquel le fais divers est souvent rattaché. De Rolland Barthes et le texte fondateur Structure du fait divers  à Pierre Bourdieu en passant par le Dictionnaire amoureux des faits divers (Didier Decoin, 2022), cités par Nicolas Surlapierre, les sources littéraires sont nombreuses, de même que les transpositions dans la culture visuelle. Une puissance de frappe rétinienne dont les mécanismes psychiques et anthropologiques trouvent un ressort dans la création contemporaine où il est aussi question de véracité de l’image, d’artefacts réels ou supposés, de la monstration de phénomènes inexpliqués ou impensables, de la crédulité et du régime de la croyance, du hasard, de la fictionnalisation jusqu’à arriver à une possible esthétique du fait divers. Ces occurrences entre l’art contemporain et le fait divers se font jour, au fur et à mesure que l’on progresse dans une sorte de jeu de société géant entre les figures fantomatiques de Henri Désiré Landru, les sœurs Papin, l’héroïne du Titanic ou le petit Grégory…

Nicolas Surlapierre revient sur la genèse de ce projet, captivant et inédit, d’un phénomène qui reste inclassable et dont il nous décrypte les mécanismes inconscients. Il a répondu à mes questions.

Nicolas Surlapierre MAC VAL Photo © Philippe Lebruman

Marie de la Fresnaye. Comment avez-vous conçu le projet à deux avec Vincent Lavoie et la notion d’abécédaire ?

Nicolas Surlapierre. Vincent Lavoie est plutôt spécialiste de photographie, (auteur de L’Instant-monument, du fait divers à l’humanitaire) alors que je m’intéresse à la peinture et la vidéo. Il vient du monde de l’université alors que je pars plutôt des collections avec un fort tropisme littéraire. Le fait divers répond selon moi à un principe de lecture. Il est d’abord un récit qu’on lit plus qu’on ne le montre. 

Avec Vincent, nous nous sommes ainsi bien complétés pour que l’exposition ne soit pas une somme de références littéraires avec trop de mots mais plutôt un partage équilibré.

L’abécédaire n’est pas construit selon un ordre chronologique et les lettres ne renvoient pas à des noms de personnes mais à des archétypes « kidnapping » « assassinat » « usurpation » « suicide » selon les modes opératoires de l’art contemporain. 

MdF. Comment s’est organisé le choix des œuvres avec Vincent Lavoie ?

NS. Je dois avouer que j’ai eu beaucoup de plaisir à faire le choix des œuvres, à évaluer leur pertinence à partir d’un corpus qui est énorme. Si l’on visite les galeries ou les ateliers d’artistes, l’on remarque qu’il est rare qu’un artiste n’ait pas travaillé en lien avec cette thématique.

Mon seul regret est de ne pas avoir une œuvre de Warhol (Electric chair) même s’il apparait en creux à plusieurs endroits. 

Stephen Chalmers, Connie Elis, 2009, série « Unmarked ». Photographie, 60 x 75 cm. © Stephen Chalmers

MdF. En quoi l’attrait suscité par le fait divers s’explique notamment par son impact sur nos pulsions scopiques selon un ressort quasi morbide ?

NS. Le fait divers séduit et rebute souvent dans un même mouvement. Il joue sur les mêmes ressorts que les films d’horreur. 

Mais il convient de distinguer deux éléments. D’une part le fait divers qui implique des personnes connues, (Kate Middleton a-t-elle un cancer ?) et répondant à une curiosité voyeuriste. D’autre part, la possibilité d’accéder à la postérité et d’une façon tragique selon l’inconscient du fait divers. Si l’on songe à la famille Villemin personne n’y ferait allusion, s’il n’y avait pas eu ce drame. Il s’agit d’une sorte de starification atroce qui explique un certain succès du fait divers. S’ajoute un effet de soulagement d’y avoir échappé soi-même. C’est ce que j’ai voulu explorer à travers la notion de destin, de fatum. Ce sont les dieux qui choisissent de frapper un être plutôt qu’un autre. Nous ne sommes pas dans une religiosité mais une croyance comme l’évoque George Auclair ou Marcel Mauss. Une croyance de l’ordre de la superstition et dont il nous faut décrypter les signes avant-coureurs. 

Ismaël Joffroy Chandoutis, Swatted, 2018. Vidéo HD, couleur, son, 21’. Collection Frac Sud – Cité de l’art contemporain. ©Le Fresnoy / Ismaël Joffroy Chandoutis.

MdF. Vous avez souhaité faire figurer des objets qui deviennent comme des fétiches : quels enjeux ?

NS. Pour rappel nous avons deux typologies d’objets. D’une part ceux qui introduisent chacune des équations provenant du Musée de la Préfecture de Police de Paris à l’exception de la robe de l’actrice du Titanic qui est un prêt de la Cinémathèque. Également sont exposés les objets des artistes qu’ils fabriquent ou collectionnent en lien avec le fait divers notamment ces deux petits coffrets de la Fluxus Box avec les éléments du kit suicide ou de l’idée de l’empreinte, elle-même quasi antinomique du mouvement Fluxus. 

Nous ne pensions pas que ces objets prendraient tant de place.

Ils se sont imposés autour de la notion de culpabilité, de remise en cause du design à travers notamment un essai d’Alexandra Mira dépassant la doxa moderniste de la forme fait la fonction, l’une des fonctions de l’objet étant de devenir une arme, de manière inconsciente, comme avec le fer à repasser ou la clé à molette. La chaise de Philippe Ramette est aussi une sculpture assez macabre dans un design qui n’est pas sans rappeler la chaise électrique. 

Nicolas Daubanes, Les Soeurs Papin, 2021. Poudre de fer aimantée, 360 × 152 cm. Vue de l’exposition « La Beauté du Diable », Frac Franche-Comté, 2022. Courtesy l’artiste et Galerie Maubert. © Adagp, Paris 2024. Photo © Blaise Adilon.

MdF. L’œuvre de Nicolas Daubanes est l’un des temps forts du parcours autour d’une possible réactivation de ce mythe, ce symbole de lutte populaire 

NS. En effet. Nous avons d’une part un portrait très beau des deux sœurs et complices avec la technique très aboutie de la limaille de fer créant comme un mouvement ascensionnel. Une sublimation de ce qui reste un crime sordide quand on en découvre les détails. De plus l’artiste s’est penché sur le destin des deux sœurs, notamment la cadette dont il a retrouvé la tombe et qu’il s’engage à conserver malgré le refus de la Mairie au motif de son passif criminel. Des implications qui dépassent largement la sphère artistique.  

MdF. Le sang apparait à la lettre H pour hémoglobine mais n’est pas omniprésent : un choix délibéré ? 

NS. Son évocation est plutôt métaphorique voir déroutante si l’on songe aux photographies noir et blanc d’Angela Strassheim qui utilise le bleuestar, produit révélateur sur les scènes de crime car selon la morphoanalyse (criminalistique), la zone d’impact du sang dans l’espace peut donner des éléments déterminants. Citons également le « parachute » en forme de manteau d’Agnès Geoffray ou l’installation murale d’Abigaïl Lane « Bloody wallpaper » produite pour l’exposition. 

MdF. L’œuvre sonore de John Giorno introduit une certaine poésie 

NS. Elle introduit une certaine idée de la transe qui traverse parfois certaines personnes qui se suicident. Un état qui les met dans un grand danger. Ce poème dit cette transe, cette part magique qu’il y a dans l’exposition. Ce « mana » selon Auclair qui nimbe en quelque sorte l’exposition. 

(le mana polynésien est une puissance surnaturelle qui régit les actions dans certaines religions ; il est basé sur le charisme, ndlr).

Lidwine Prolonge, Françoise, 26 juin, 2015-2024, exemplaire du n°952 de Paris Match en date du 8 juillet 1967. Photomontage © Lidwine Prolonge. Courtesy Villa Arson

MdF. Revenons sur la citation de Bourdieu à laquelle vous faisiez allusion à la fin du parcours (« L’ombre d’un doute », équation à 5 inconnues)

NS. Le fait divers fait diversion, il se dérobe autour du principe d’incertitude. Nous ne sommes plus certains de la culpabilité de la personne, des circonstances de l’accident. Nous avons ainsi dans l’exposition une tentative de rationalisation d’un phénomène dont on ne peut prévoir les conséquences. Un mélange entre l’importance de la science, de l’ADN au détriment parfois de la parole pour tenter de retrouver la certitude. C’est cette perte de la certitude et du contrôle qui est intéressante dans le fait divers. C’est un moment de bascule, d’insécurité mais d’une grande profondeur et beauté dans le mystère qui l’entoure.  

MdF. Le fait divers accompagne une évolution sociétale majeure : celle du féminicide 

NS. En effet. L’on part des maquettes en forme de maisons de poupées de la criminologue progressiste Frances Glessner Lee, basées sur des homicides, des suicides et des décès accidentels réels. Ces Nutshell Studies of Unexplained Death, conçues comme des laboratoires à rebours des approches conventionnelles, sont destinées à former de futurs enquêteurs. Et l’on arrive aux objets en apparence inoffensifs de la sphère familiale avec la série de photographies de Camille Gharbi « Preuves d’amour » autour du féminicide conjugal. L’artiste mexicaine Teresa Margolles, formée à la médecine légale, privilégie une approche volontairement clinique et désincarnée pour dire la violence ordinaire sur les corps dans le cadre du trafic de stupéfiants. 

Néanmoins la question du féminicide ne doit pas être enfermée dans le crime passionnel et fait divers selon Aline Caillet, dans un passionnant essai du catalogue. L’enjeu selon Aline Callet est de « déconstruire le féminicide comme fait divers pour redonner aux victimes leur juste place » et « sortir de l’évènementiel pour inscrire le féminicide comme phénomène social ». 

MdF. Le catalogue : quelles contributions ?

NS. Nous avons cherché à couvrir différents domaines : la littérature avec notamment  Frédérique Toudoire-Surlapierre auteure du le livre « le Fait divers et ses fictions » (éditons de Minuit), les archives avec Philippe Artières, le design et l’architecture avec Alexandra Midal ou comment le fonctionnalisme est une arme redoutable si l’on songe au château du Dr Holms, (tueur en série américain ndlr) et l’évolution sociétale du féminicide débarrassée des biais de représentation inhérents au fait divers avec Aline Caillet, comme évoqué précédemment. 

Avec les oeuvres de : Absalon, Lawrence Abu Hamdan, Eduardo Arroyo, Delphine Balley, Lewis Baltz, Ben, Carole Benzaken, Ode Bertrand, Christian Boltanski, Corinne May Botz, Véronique Boudier, Mohamed Bourouissa, Brognon Rollin, Benoît Broisat, Sophie Calle, Jérôme Cavalière et Stéphane Déplan, Nicolas Cilins, Claude Closky, Julien Creuzet, Claire Dantzer, Nicolas Daubanes, Agnès Geoffray, Camille Gharbi, John Giorno, Pierre Huyghe, Michel Journiac, Nina Laisné, Marko Mäetamm, Teresa Margolles, Yann Morvan, Natascha Niederstrass, Éric Pougeau, Alain Pratte, Lidwine Prolonge, Philippe Ramette, Bruno Serralongue, Nancy Spero, Angela Strassheim, Cecilia Vicuña, Bob Watts…et autres !

Exposition reconnue d’intérêt national par le Ministère de la Culture.

Infos pratiques :

« Faits divers. Une hypothèse en 26 lettres, 5 équations et aucune réponse »

Exposition collective

Exposition du 15 novembre 2024 au 13 avril 2025

MAC VAL

du mardi au dimanche de 11h à 18h, sans réservation

https://www.macval.fr/Faits-divers-Une-hypothese-en-26-lettres-5-equations-et-aucune-reponse