Johan Creten, De Dode Vlieg (La Mouche Morte) The Dead Fly 2019-2022 ©Creten Studio et Gerrit Schreurs Courtesy Galerie Almine Rech, Bruxelles.
Représenté par les prestigieuses galeries Perrotin et Almine Rech, l’artiste belge Johan Creten, invité à la Piscine de Roubaix (Nouvelle Saison) donne à voir une dimension intime et engagée de sa démarche en résonnance avec le passé industriel emblématique de Roubaix à travers une œuvre de jeunesse méconnue et réactivée et un bestiaire savoureux totalement inédit, conçu pendant le confinement dans le vaste atelier Struktuur 68 à La Haye. Des œuvres de dimensions très imposantes dont les glaçures, giclures, débordements et autres hasards heureux de la cuisson détonnent dans leurs attitudes. Ces animaux sont sales, toxiques, morts, érotiques, équivoques, rétifs à toute forme de classification ou affabulation. Dès le seuil du musée, une chauve-souris nous attend, animal à la fois redouté et vénéré, sorte de prémonition des maux qui nous accablent. Johan Creten nous décrypte le contexte et le défi que représentait ce projet réalisé selon un procédé hérité de Rodin entre Paris et La Haye, sa vision de sculpteur et de peintre face au medium de la céramique et son expérience face aux collections d’un musée ouvert autant aux grands artistes de l’histoire de l’art officielle qu’à ses marges.
Francis Bacon parle de l’homme et de la bête, selon le titre choisi de sa remarquable exposition à la Royal Academy, ces termes résonnent-ils en vous ?
Quand je suis arrivé à 11 ans à la campagne je n’avais jamais vu une vache en vrai même si on m’avait beaucoup parlé de vaches issues du folklore russe. Je connaissais à l’époque les théories sur le lien entre la physionomie des visages et les animaux à partir de livres français du XVIIIème siècle. J’avais vu ces illustrations et savais que l’homme pouvait être une bête quand on voit les documentaires sur la guerre du Vietnam. On peut être cruel comme une bête et il existe également un énorme gouffre d’incompréhension entre leur monde et le nôtre. Un artiste comme Pierre Huyghe parle souvent de ces mondes parallèles, de mondes qui ne se touchent pas.
Je ne suis pas un spécialiste des animaux et ce n’est pas mon propos. Par exemple je ne sais pas si cette mouche à 4, 6 ou 8 pates. Dans sa posture et avec sa queue, elle introduit un certain trouble, on hésite entre une abeille, une mouche, une femme, un gisant. Est-elle érotique ou vraiment morte ? De même avec le hérisson vert entouré de glands qui contaminent le sol, un symbole noble et trivial à la fois. Ou encore, l’agneau, qui renvoie à l’histoire de Roubaix, à la laine et à ce gâteau glacé belge que l’on sert lors des communions. Un gâteau dont la tête saigne par le truchement de la présence de confiture de fraise. De multiples histoires et anecdotes qui se retrouvent dans ces œuvres au même titre que des réflexions sur la sculpture et le socle, le temps qui passe ou les épreuves traversées récemment.
Le défi technique que représentait la taille et la réalisation de cette nouvelle série rejoint un acte politique
C’était un geste quasi politique d’imaginer des œuvres presque intransportables, lourdes, impossibles à montrer et qui exigent énormément de travail. C’est à l’opposé des logiques de l’art et de la production qui dominent aujourd’hui dans la majorité des musées et des galeries. Or même si j’assume avoir besoin de ce soutien, je suis loin de cette démarche de surproduction, d’où cette idée d’œuvres uniques et de challenge technique qui me plait beaucoup. Ces œuvres, par leurs dimensions, dégagent une autre forme de présence. L’idée est de tourner autour selon l’une des leçons de la sculpture classique et les huit angles d’observation, chacun pouvant ainsi raconter quelque chose de différent.
Retour sur les modalités particulières de travail pendant le confinement entre Paris et l’atelier de La Haye
Struktuur 68 est une structure privée qui a longtemps travaillé avec les artistes du groupe Cobra. Je travaille pour ma part avec eux depuis dix ans. J’ai entamé cet ensemble il y a 3 ans maintenant et du fait du confinement nous avons conçu des modalités de travail spécifiques en effet. J’envoyais par Fedex des dessins et des maquettes et reprenait le processus photographique de Rodin qui, en précurseur, prenait des photos de ses œuvres en cours de production, dessinait dessus pour donner des indications à ses équipes. Nous faisions des séances WhatsApp avec des captures d’écran sur lesquelles je dessinais pour leur renvoyer ensuite. Ils prenaient 300 kg de terre humide pour commencer les masses. De plus, j’avais vu que les lettres de Rodin à sa femme Rose se terminaient toujours avec la même phrase : « Chère Rose, surtout n’oublie pas de mouiller les draps ». Elle enveloppait les sculptures en terre crue de draps humides jusqu’au retour de Rodin. Avec mes équipes nous avons monté un ensemble de sculptures humides et dès que j’ai pu partir, malgré le couvre-feu, j’ai quitté Paris pour la Haye et je suis resté 3 mois dans un hôtel désert pour réaliser les œuvres. J’ai fait des allers et retours constants entre Paris et La Haye avec ce système, ce qui a permis de garder l’ensemble humide et ainsi d’avancer.
Cette série est une véritable première qui sera ensuite exposée en juin à la galerie Almine Rech.
La place de l’accident et du hasard
Ce que je trouve toujours fantastique à l’ouverture du four est cette sensation de surprise.
Vous avez cité Bacon au début de cet entretien qui parlait souvent des taches, des gouttes dans ses peintures, de ces accidents de l’éclaboussure et je me sens assez proche de certaines de ses idées. J’ai commencé comme peintre et n’ai jamais eu d’éducation formelle en céramique. Je ne sais rien de la céramique. Je déteste la céramique, j’en ai le dégout, mais quand je l’utilise, c’est à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur, d’un artiste. Dans cette exposition vous trouverez plus de liens avec Bacon ou la peinture qu’avec la céramique.
L’utilisation des glacis, des émaux, des couleurs
Selon la place du regardeur, les sculptures changent en permanence en fonction des couleurs des socles, des glacis, de la réflexion de la lumière, des émaux, tour à tour mats ou transparents. On ne sait plus alors ce que l’on regarde. Les émaux agissent comme des peintures, des paysages et posent des questions sur la nature de la peinture, de la sculpture. Ce sont surtout des peaux, des enveloppes. Rodin trempait ses sculptures dans du plâtre liquide. Medardo Rosso le faisait avec la cire. Je fais de même avec l’émail.
L’émail est ce qui donne à l’œuvre sa chair et à sa peau.
L’œuvre d’Aulnay-sous-Bois et sa résonance ici
Je suis encore tout jeune quand je réalise cette œuvre et en plein questionnement sur ma vocation, sur le sens de l’art et emplie une certaine utopie.
La série de bas-reliefs, commandée par la ville d’Aulnay-sous-Bois et réalisée en grès dans une symbolique de réparation des façades lézardées et abimées des HLM de la commune, présentait des animaux, en majorité des insectes, dévoyés pour la plupart, symboles d’une certaine déchéance et aliénation. C’est en effet l’idée d’une utopie sociale et politique qui a mené à l’élaboration de ce travail.
Sa reconfiguration au musée de La Piscine dans la galerie consacrée à l’histoire de Roubaix, creuset du socialisme, entre pleinement en résonance avec ce passé industriel et ouvrier, tout en reprenant d’autres thématiques présentes dans mes œuvres. Avec les fresques en bronze doré, matériau noble, je souhaitais redonner toute sa noblesse à cette histoire sociale.
L’installation des 6 assisses renvoie à la grande exposition Les Flammes, L’Age de la céramique qui se tenait au Musée d’art Moderne de la ville de Paris du 15 octobre 2021 au 6 février 2022 et à l’occasion de laquelle étaient installés, en salle Dufy plusieurs de mes points d’Observation acquis désormais par le musée. Ces tabourets sur feutre glissent et bougent, comme des pions. Des notions impalpables quand on regarde l’œuvre mais qui transparaissent quand même. Ne sommes-nous que des pions ?
Les assises présentées à Roubaix rappellent le cirque, sauf qu’ici nous sommes la bête. Si nous nous asseyons seul, il est question d’observation, si nous nous asseyons à deux il s’agit d’un dialogue. S’asseoir à trois revient à inviter l’étranger. Enfin s’asseoir à quatre amène à former un groupe. L’idée dans cette œuvre était de construire une maison, un monde, un chez soi comme un refuge.
Qu’appréciez-vous dans ce musée ?
Ce que j’aime dans ce musée est qu’il raconte une certaine période de l’histoire de l’art, sans les autocensures du milieu officiel. L’on y trouve de nombreux artistes qui ont été oubliés de la grande histoire « américaine » de l’art. Par exemple ce Giacometti magnifique qui, en tant que chef d’œuvre, aurait un couloir vide dans un autre musée alors qu’ici il reste un chef d’œuvre mais au milieu d’autres sculptures de la même période d’artistes plus ou moins connus mais également très intéressants pour de multiples raisons. La programmation des expositions également veille à montrer des figures un peu en marge. Même si j’avance des théories un peu spontanées, beaucoup de musées se rangent aux côtés de l’idée d’une histoire de l’art liée à l’Amérique avec le Pop art, l’art conceptuel en excluant beaucoup d’autres histoires invisibilisées qui sont redécouvertes aujourd’hui autour des femmes, des minorités. Je trouve cela très enrichissant de les montrer et je découvre ici de nombreux artistes.
Si la céramique connait un réel engouement aujourd’hui vous avez fait figure de précurseur
Effectivement dans les années 1980 nous étions très peu à proposer une autre conception de la céramique, difficile à décrire en quelques mots mais dont les préoccupations pouvaient être sexuelles, politiques, économiques. J’ai été l’un des premiers à la défendre. Aujourd’hui il y a un tel engouement que l’on tombe dans des phénomènes de mode avec par exemple le BLOG. Même si je m’en réjouis, il ne faut pas oublier pourquoi on choisit cette technique. La céramique donne une vraie peau aux sculptures. Un véritable miracle se produit, au-delà de certains tabous.
L’objet livre qui accompagne l’exposition : genèse et parti prix
Nous avons choisi de réaliser un ouvrage avec Gallimard dans une édition bilingue pour en assurer une diffusion internationale. Les livres sont importants pour moi car c’est ce qui reste après les expositions. Colin Lemoine, qui est le commissaire, m’a proposé des auteurs et je trouve ses choix très pertinents car chacun a su faire des liens entre mes œuvres et des thèmes totalement inédits, que ce soit le lien avec Lucio Fontana, le lien avec la mythologie indienne, le lien entre la mouche et l’œuvre de Duchamp…
Qu’est ce qui fait l’essence de l’art et des artistes belges selon vous ?
Nous sommes comme la météo belge très changeante, entre un soleil sublime et tout de suite après la grisaille et la pluie. Nous sommes aussi très mélancoliques. Nous avons un humour noir, beaucoup de dérision et surtout, un certain complexe d’infériorité face à d’autres pays voisins. Et je pense que c’est ce complexe face à l’étranger qui nous pousse à travailler toujours plus.
Catalogue bilingue 35 €, 223 pages édition Gallimard
Infos pratiques :
Nouvelle saison à la Piscine
Joahn Creten, Bestiarium
Boris Taslitzky, l’art en prise avec son temps
Novalis Terra
Les Gérard Cochet de la Piscine
Jusqu’au 29 mai
Fermeture le lundi
Horaires : MARDI À JEUDI > 11h à 18h
VENDREDI > 11h à 20h
SAMEDI & DIMANCHE > 13h à 18h
Tarifs : En période exposition : Plein : 11€ / Réduit : 9€
Boutique/ restaurant
23, rue de l’Espérance
59100 ROUBAIX
Site officiel du musée La Piscine de Roubaix (roubaix-lapiscine.com)