Vue de l’exposition « Efflorescence / Tel est notre éveil » au macLYON Photo : Lionel Rault
Pour la première fois en France les artistes Rajni Perera (*1985, Sri Lanka) & Marigold Santos (*1981, Philippines), deux figures prolifiques de la scène artistique canadienne, sont présentées au macLYON en partenariat avec PHI (Montréal). Marilou Laneuville, responsable des expositions et des éditions au macLYON et co-commissaire avec Cheryl Sim, directrice générale de PHI, revient sur ce projet d’exposition ambitieux qui, à partir du vécu diasporique des deux artistes, ouvre des perspectives émancipatrices, féministes et décoloniales en résonance avec la politique défendue par Isabelle Bertolotti au macLYON. Des voix plurielles et à rebours des récits dominants dont doit se saisir le musée précise Marilou Laneuville qui a répondu à mes questions.
Quel est le point de départ de l’exposition ?
Ce projet, c’est toute une histoire, une histoire de rencontres ! Tout d’abord, Cheryl Sim a été commissaire d’une exposition à PHI en 2020 intitulée : « RELATIONS : la diaspora et la peinture », un travail axé sur la diaspora. C’est à cette occasion, qu’elle a invité Rajni Perera et Marigold Santos à faire partie des artistes de ce projet conséquent pour PHI. Chacune des deux artistes avait connaissance de l’existence de l’autre, sans jamais avoir été présentée ou en tout cas sans avoir vu le travail en situation. Marigold Santos, par exemple, expliquait qu’elle enseignait à ses étudiants, la pratique plastique de plusieurs artistes en mettant l’accent sur les artistes femmes, et notamment le travail de Rajni Perera, mais sans jamais l’avoir rencontrée. Les deux artistes se suivaient certainement sur Instagram. Lorsque Rajni Perera a vu le travail de Marigold Santos dans cette exposition à PHI, elle a eu un coup de foudre artistique pour le travail de Marigold, à la fois pour la très grande virtuosité de sa peinture et à un niveau conceptuel, à travers les sujets abordés, notamment cette expérience de la diaspora qui résonnait avec son vécu : le fait d’avoir été toutes les deux amenées à quitter leur pays d’origine avant l’âge de 10 ans. C’est vraiment l’identité et l’expérience de l’immigration qui sont les points de départ de leur travail. Même si cette exposition en 2020 a été peu montrée à cause de la pandémie, cela a eu un impact dans l’histoire et le parcours des deux artistes.

Vue de l’exposition « Efflorescence / Tel est notre éveil » au macLYON Photo : Lionel Rault
Autre jalon : la présentation commune des artistes à la foire Armory Show de 2023
Les deux artistes travaillent avec la galerie « Patel Brown », basée à Montréal et à Toronto. Patel Brown participe très souvent à la foire Armory Show à New York. Et en 2023, ils ont souhaité proposer un solo show pour leur stand à Rajni Perera qui a accepté à la seule condition d’inviter Marigold Santos. Patel Brown est une très bonne galerie au Canada, avec un intérêt fort pour les artistes qui explorent les traditions culturelles et identitaires. Ils ont été très attentifs à la demande de Rajni en acceptant de leur confier ce stand en duo autour d’une proposition originale. C’est à ce moment-là que les artistes ont souhaité, pour la première fois, faire une œuvre à quatre mains.

Vue de l’exposition « Efflorescence / Tel est notre éveil » au macLYON Photo : Lionel Rault
L’œuvre sculpturale à 4 mains « Efflorescence / Tel est notre éveil » donne son titre à l’exposition : en quoi est-elle emblématique ?
Cette œuvre collaborative est le point central de l’exposition. Il s’agit d’une sculpture d’une figure fantastique hybride inspirée des héritages culturels des artistes, ceux du Sri Lanka et des Philippines d’où elles sont originaires. On reconnaît la manière de Rajni de travailler avec la pâte polymère qui est cette argile synthétique qu’elle façonne et qu’elle laisse sécher, et la flore qu’on voit beaucoup dans le travail de Marigold. De même avec leur utilisation des tatouages et masques qui rappellent certains rituels et font écho à des cultures où les talismans sont très présents. Il y a une forme de spiritualité qui émerge de l’œuvre et surtout un univers surnaturel très présent dans le travail des deux artistes.
Toutes ces influences culturelles ont donné naissance à cette première œuvre collaborative qui était elle-même présentée au centre de l’espace de la galerie à l’Armory Show, même si pour le macLYON j’ai souhaité la remettre en contexte.
Quels partis pris scénographiques ?
PHI est un lieu plus petit que le macLYON et distribué sur quatre étages. D’où l’idée pour l’exposition canadienne d’alterner étages en collectif et étages solo. Avec la configuration du macLYON, j’ai travaillé avec les artistes et Cheryl Sim afin de leur proposer une scénographie qui rejouait cet espace central, du stand à New York, tout en déployant autour l’univers de chacune et notamment les abstractions de Marigold.

Vue de l’exposition « Efflorescence / Tel est notre éveil » au macLYON Photo : Lionel Rault
Comment a été fait le choix du titre ?
Le titre est aussi une collaboration entre les deux artistes, ce qu’il est intéressant de souligner. Marigold a tout de suite proposé « Efflorescence », un terme utilisé en botanique, qui signifie l’éclosion, la floraison, quelque chose qui est en train d’évoluer et de s’épanouir. C’est l’idée d’épanouissement qu’elle a souhaité mettre en en avant. Puis, Rajni a rajouté « The Way We Wake » [Tel est notre éveil], qui est connecté à ces femmes issues de la diaspora, comment elles s’ancrent et s’engagent dans le monde, notamment face à l’adversité, et comment elles s’éveillent et se transforment. C’est une sorte de métamorphose de ces femmes racisées où il y a l’idée de vulnérabilité, de fragilité, mais en même temps qui dégage une force incroyable. On le voit d’ailleurs dans la posture de la sculpture de cette femme-créature qui se soulève.
Les œuvres collaboratives
Lorsque Cheryl Sim a visité le stand de la galerie Patel Brown à l’Armory Show de New York, elle a perçu tout le potentiel d’une exposition à PHI où chacune aurait sa place tout en ouvrant sur une œuvre collaborative. Pour PHI, les deux artistes ont réalisé une peinture murale d’un paysage fictif où une terre stérile est habitée par des plantes et des fleurs, montrant l’intérêt des artistes pour la botanique qu’on retrouve également dans plusieurs œuvres de l’exposition. L’exposition a ensuite voyagé à Calgary début 2025 et les artistes ont proposé encore une fois une œuvre à quatre mains mais dans une version figurative. Pour chacune de leurs collaborations, Rajni Perera et Marigold Santos expérimentent des processus de création chacun différents. C’est aussi le cas pour Lyon avec ce papier peint qu’elles ont créé cet été et avec l’introduction du noir et blanc pour la première fois dans leur travail. À partir de dessins à l’encre et au fusain, les artistes ont réalisé un collage numérique fusionnant leurs univers dans une symbiose remarquable.

Vue de l’exposition « Efflorescence / Tel est notre éveil » au macLYON Photo : Lionel Rault
La part de l’intime et de l’héritage culturel
Au-delà d’un coup de foudre artistique et d’une véritable amitié, les artistes partagent une part de leur histoire dans leurs œuvres. Elles qui n’appartiennent pas à des familles aisées, ont dû attendre d’être davantage établies en tant qu’artistes pour pouvoir retourner plus longuement dans leur pays d’origine. Après un important travail de recherche sur leurs héritages culturels respectifs, elles cherchent à transmettre les histoires et les pratiques de leurs ancêtres, bien souvent occultées ou transformées par les récits coloniaux. Elles ravivent ainsi les mythes et les légendes de leur enfance pour combler en quelque sorte les lacunes de leur mémoire.
La période précoloniale
Les Philippines et le Sri Lanka sont deux pays insulaires qui ont été colonisés fortement avec des histoires de violence. Les artistes ont voulu réhabiliter ces savoirs ancestraux, rituels et traditions qui disparaissent, de même que les spiritualités. Elles s’intéressent beaucoup au surnaturel.
Marigold Santos va, à partir d’histoires qu’elle a entendu petite, construire une sorte de métaphore de l’expérience de l’immigration à partir du mythe de l’aswang, qui trouve son origine de la communauté des Babaylans. Dans la société philippine précoloniale, les Babaylans étaient des femmes savantes très respectées. Ces femmes étaient à la fois des guérisseuses, des sage-femmes et des conteuses dans une société où il y avait une réelle égalité hommes/femmes. Au moment de la colonisation du pays, l’image des Babaylans est passée de donneuses de vie à celles de preneuses de vie, leur savoir a été associé à la résistance et de manière assez dramatique. Aujourd’hui, les aswangs sont souvent représentées comme des sorcières vampiriques, voire des loups garous. L’aswang est une créature qui se dédouble au coucher du soleil dans la mythologie philippine. C’est le point de départ pour Marigold de toute une réflexion sur l’identité fragmentée que génère l’expérience diasporique, de l’appartenance à un pays qu’il soit d’accueil ou d’origine.
L’entre-deux diasporique
Les artistes font évoluer des êtres hybrides qui semblent errer dans les mondes de l’entre-deux. Quand on parle de l’entre-deux, on l’associe souvent à un espace fragile et à un flottement identitaire ambigu, alors qu’elles veulent montrer qu’être issu de la diaspora c’est être très résilient et capable de s’adapter, de se transformer et de s’émanciper de cette expérience pour en faire une force, malgré les expériences traumatiques vécues. Il y a une volonté de redonner du pouvoir à ces communautés qui ont été marginalisées et invisibilisées. Elles travaillent toutes les deux sur l’ancestralité, ce qui construit aussi leur propre identité en tant que personne et artiste pour montrer comment on peut réhabiliter ces savoirs, restaurer et célébrer les mémoires des ancêtres.
Cette exposition rejoint une programmation engagée du macLYON autour des artistes femmes
Depuis l’arrivée d’Isabelle Bertolotti à la direction, la programmation artistique du macLYON accorde une plus grande visibilité aux artistes femmes. C’est dans cette optique que j’ai proposé d’exposer le travail de Rajni Perera et de Marigold Santos. Ces artistes mettent en avant le pouvoir des femmes, en montrant une féminité plurielle, subversive et en pleine mutation. Elles traduisent ce lien entre force et fragilité, tradition et modernité. Ces artistes s’intéressent à la maternité, au féminisme, et Marigold Santos parle même de santé mentale et de la complexité d’être mère. Des sujets qu’il est important d’aborder aujourd’hui. La notion de voix plurielles est également nécessaire notamment en ce qui a trait à l’histoire coloniale et comment en tant que musée on est amené à parler de la décolonisation. Il s’agit d’un processus de mise en avant de cette mémoire et d’une écoute constante pour tenter de trouver une forme de réparation pour ces communautés marginalisées. En cela donner la parole à Rajni Perera et Marigold Santos est une façon d’accompagner ce travail à notre échelle.
Infos pratiques :
« Efflorescence/ Tel est notre éveil »
Rajni Perera & Marigold Santos
Jusqu’au 4 janvier 2026
https://www.mac-lyon.com/fr/programmation/rajni-perera-marigold-santos
En parallèle, découvrir l’exposition « Histoires personnelles/Réalités politiques » et lire mon interview avec Matthieu Lelièvre (lien vers)