Vue de l’exposition « Couleurs ! Chefs-d’œuvre du Centre Pompidou » © GRIMALDI FORUM MONACO – Eric Zaragoza
Le Centre Pompidou déploie ses collections en France et à l’international et l’étape au Grimaldi Forum Monaco autour de la couleur offre une expérience exceptionnelle inédite, à rebours des récits dominants où sons, couleurs et parfums se répondent. Organisé en cercles concentriques, le parcours et dispositif imaginé par Didier Ottinger directeur adjoint du Musée d’art moderne-Centre Pompidou et commissaire, mêle avec audace œuvres modernes et contemporaines, tout en répondant à l’interrogation synesthésique : chaque teinte se décline en une traversée multisensorielle grâce à la collaboration du compositeur Roque Rivas (Ircam) et du « nez » Alexis Dadier (avec la Maison Fragonard).
Blanc, jaune, bleu, rouge, vert, rose et noir dessinent sept escales chromatiques et autant de « chapitres » rappelant la symbolique mouvante des couleurs. L’exposition revisite le vert honni, réhabilité par Martial Raysse en clin d’œil à Ingres, et célèbre le rose, longtemps jugé superficiel avant d’être revendiqué dans sa chair par Louise Bourgeois ou dans l’univers inquiétant de Philip Guston. À chaque tonalité, se nouent accords, rebonds et dissonances, pour poursuivre la métaphore musicale, tout en rendant hommage aux recherches du médiéviste Michel Pastoureau.
Un dialogue se poursuit entre art et design, à l’initiative de la décoratrice d’intérieur Marion Mailaender qui a conçu pour chaque espace une palette de nuances et d’usages. Prolongeant l’ADN du Centre Pompidou et son code couleur inaugural imaginé par Renzo Piano et Richard Rogers, ce nouvel opus monégasque confirme la vision originelle de l’institution parisienne en ouvrant un nouveau chapitre de son histoire. Didier Ottinger a répondu à mes questions.

Vue de l’exposition « Couleurs ! Chefs-d’œuvre du Centre Pompidou » © GRIMALDI FORUM MONACO – Eric Zaragoza
Marie de la Fresnaye. Quels partis pris vous ont guidé dans la conception de cette exposition ?
Didier Ottinger : l’exposition exprime un besoin de renouvellement des principes qui régissent le musée d’art moderne, un désir de proposer une histoire de l’art différente de celle qui a longtemps prévalus : Celle des avant-gardes, des mouvements, du progrès linéaire, théologique… un récit qui s’est figé avec le temps, et auquel plus grand monde n’adhère aujourd’hui. L’enjeu est donc de proposer une alternative, d’ouvrir d’autres voies. Cela passe par l’expérimentation, que nous menons depuis plusieurs années au Centre Pompidou, en proposant des accrochages thématisés de nos collections (Elles, le Mouvement des images, Modernités plurielles…) . Couleurs ! s’inscrit pleinement dans cette dynamique : c’est une hypothèse parmi d’autres, un nouveau champ d’exploration.
Un modèle qui m’a particulièrement inspiré pour imaginer cette présentation est celui que propose Henri Focillon, un historien de l’art, un conservateur de musée, actif durant les années trente. Il a imaginé un musée dans lequel les œuvres seraient regroupées non selon leur style, leur chronologie, leur ancrage géographique, mais en fonction ce qu’il nommait des « familles spirituelles » autrement dit, par affinités de vision du monde, de tempérament, d’obsession formelle. C’est une idée puissante, même si sa mise en œuvre n’est pas simple. La vision du monde est en effet difficile à objectiver. La couleur, par sa simplicité, son évidence, permet un « jeu des sept familles » de ce type. Elle permet d’établir des liens inattendus entre des artistes éloignés dans le temps ou dans l’espace, mais qui partagent une même sensibilité chromatique, médiatisent leur rapport au monde par une même vibration. Certains diront que c’est arbitraire ; je crois au contraire que l’arbitraire du rapprochement chromatique peut être un outil d’intelligence visuelle.
J’ai également souhaité prolonger des pistes ouvertes par les rares expositions que des musées ont consacrées à la question de la couleur dans l’art moderne : La couleur seule au MAC de Lyon en 1988, Color Chart au MoMA de New York, en 2008. Avec Couleurs ! Nous poursuivons cette réflexion, en exemplifiant la dimension sensorielle et synesthétique propre à la couleur qui, je l’espère, ouvrira de nouvelles portes de la perception.
MdF. Michel Pastoureau : un hommage en creux, une filiation critique
DO. Lorsqu’on aborde la couleur, on ne peut ignorer le travail considérable mené par Michel Pastoureau. Son œuvre constitue une référence incontournable, un socle de connaissances d’une richesse immense. Cela dit, en tant qu’historien de l’art moderne, je perçois aussi les limites de son approche, notamment son relatif désintérêt, ou du moins sa réserve, vis-à-vis de la période moderne et contemporaine.
Cela tient sans doute à la nature même de la couleur, telle qu’elle est utilisée par les artistes du XXe siècle. Pastoureau s’attache à identifier une symbolique culturelle, historique, sociale des couleurs. Or, les artistes modernes, cherchent à s’affranchir de cette symbolique. Ils brisent les codes, mettent à distance les assignations traditionnelles. Prenez le vert, par exemple : une couleur longtemps marginalisée, dévalorisée, et que des artistes comme Martial Raysse affirment avec force la puissance d’émancipation.
Ce constat ne saurait relativiser l’importance des études de M. Pastoureau, bien au contraire. Il ouvre l’espace d’un prolongement, celui d’un pas de côté. L’exposition, et le catalogue qui l’accompagne, visent à l’exploration de ce « chapitre manquant » dans l’histoire culturelle des couleurs. Les auteurs réunis y apportent chacun leur regard, à travers des disciplines et des sensibilités différentes.
MdF. Pourquoi le vert a-t-il longtemps été discrédité dans l’art moderne ?
DO. Le vert a, en effet, longtemps été la couleur mal aimée de l’art moderne. Cela tient en grande partie à l’influence déterminante de Piet Mondrian. Figure majeure de l’abstraction géométrique, Mondrian vouait une véritable aversion pour le vert. Une anecdote, célèbre, rapporte qu’il repeignait en blanc les fleurs qu’on lui offrait, incapable de tolérer la présence de cette couleur dans son environnement. Pour lui, le vert représentait tout ce qu’il cherchait à exclure dans son art : la nature, le paysage, la végétation, en somme, un rapport vital et organique au monde.
Dans sa vision d’un art pur, fondé sur la ligne, la structure, l’abstraction, le vert n’avait pas de place. Ce soupçon s’est transmis, presque comme un dogme, à une partie de l’art moderne, qui a longtemps considéré le vert comme suspect, impur, voire « réactionnaire », dans un monde technique qui refoule la nature, ne voit en elle qu’un réservoir de ressources à exploiter.
Mais le vert est aussi la couleur de la libération moderne de la couleur. C’est avec elle que Matisse « barbouille » le visage de son épouse en 1905, ouvrant au « fauvisme ». En peignant son odalisque en vert, c’est l’hommage d’un niçois à un autre, celui rendu au père de l’art moderne que peint Martial Raysse.

Vue de l’exposition « Couleurs ! Chefs-d’œuvre du Centre Pompidou » © GRIMALDI FORUM MONACO – Eric Zaragoza
MdF. Le rose : une lente sortie du purgatoire chromatique
DO. Le rose, lui aussi, a longtemps été discrédité, et ceci, pour des raisons une fois encore symboliques et historiques. Fortement associé, dans l’imaginaire collectif, à l’esthétique du rococo, à la cour de Louis XV, à une période perçue comme frivole, décadente, sensuelle… il est violemment rejeté par les moralistes et les Révolutionnaires. Cette charge à caractère politique va durablement marquer son statut dans l’histoire culturelle des couleurs.
Au XXe siècle, les choses ne s’arrangent pas !. Les avant-gardes historiques, comme les Futuristes, continuent de marginaliser le rose. Leur projet d’un art radicalement nouveau, viriliste, conquérant, martial, conduit à un nouveau rejet du rose, connoté par la féminité, associé aux délices émolliant de Capoue. Lorsque le rose devient la couleur de Barbie, il est définitivement associé au mauvais gout et au Kitsch, devient la « bête noire » des avant gardes.
Ce n’est que bien plus tard, avec des artistes comme Louise Bourgeois ou Philip Guston, que le rose est réinvesti, réinterprété, assumé. Il devient chair, ambiguïté, provocation. Contre l’abstraction moderne, il dit l’incarnation, notre présence réelle et fragile au monde.
MdF. Yves Klein et le bleu : une révélation plus qu’un choix
DO. Ce qui est fascinant chez Yves Klein, c’est que le bleu n’a pas été un choix immédiat, ni une évidence. Ses premières œuvres monochromes s’emparent d’autres teintes : vert, orange, rouge…
C’est en s’emparant du bleu qu’il fait, une véritable découverte, accède à une forme de révélation. Il comprend que c’est sa couleur, non pas pour des raisons simplement esthétiques, mais parce qu’elle entre en résonance profonde avec quelque chose de plus intime, de plus ancien. Rapproché, dans l’exposition, avec Bleu du ciel de Kandinsky un monochrome bleu de Klein révèle une continuité sensible, fait remonter à la surface l’émotion première, celle de l’enfant qui, à Nice, est fasciné par l’azur du ciel, l’immensité marine, la lumière méditerranéenne.Réinvesti par le symbolisme lié à son histoire, le bleu, devient un espace mental, spirituel, cosmique : un accès à l’immatériel.
MdF. Parmi les constellations qui ont surgi, quelles ont été vos surprises ?
DO. Ce qui m’a frappé, c’est à quel point un principe en apparence simple, celui du rapprochement des œuvres en fonction de leur couleur, peut produire des rapprochements inattendus, presque vertigineux. Cela génère chez le visiteur des sortes de courts-circuits visuels et sensibles. Des liens se tissent entre les œuvres, parfois à rebours de leur époque, de leur style ou de leur intention initiale. Ces rapprochements sont à même de changer la manière dont on perçoit les œuvres d’art.
Un exemple parmi d’autres est celui du tableau de Vincent Bioulès, réalisé en 1969, et emblématique du mouvement Support-Surface Support/Surface. C’est un monochrome jaune, très formel, très rigide dans son apparente austérité. En le plaçant à côté d’un tableau de Bonnard célébrant la floraison du mimosa, ce jaune intense se transforme. Il devient lumineux, organique, vivant. Ce que l’on percevait comme un manifeste formaliste se charge tout à coup d’affects, de sensations, de mémoire sensorielle. Il éclaire d’un jour nouveau le parcours de Bioulès lui-même, qui vivait à Montpellier, passionné de jardins et de fleurs, et qui finira par revenir à la figuration.
Autre exemple, plus sombre : The Deep de Jackson Pollock, peint en 1953. Un tableau noir, avec des éclats de couleur qui semblent lutter contre l’obscurité. En l’insérant dans une constellation autour du noir, on ne peut s’empêcher d’y lire une sorte de combat, presque existentiel, contre le néant. Pollock réalise ce tableau un an avant sa mort. Tout à coup, cette œuvre abstraite devient un cri silencieux, une conjuration de l’effondrement. Ce sont ces moments de bascule, ces glissements de sens, qui rendent l’exercice de l’accrochage si fascinant.
MdF. La place volontairement donnée au design
DO. Pour ces mises en scène, ces installations de notre collection design, j’ai fait appel à Marion Mailaender, architecte d’intérieur basée à Marseille, à qui j’ai confié une carte blanche. Je ne voulais pas simplement montrer des objets ou du mobilier design comme des pièces isolées, mais les inscrire dans des environnements, des ambiances. L’idée était de créer des espaces typés, presque narratifs, qui parlent à chacun à travers des situations de la vie quotidienne : une façon de restituer les œuvres du design et des arts plastiques à leur dimension humaine, existentielle.
Chaque salle est pensée comme un décor à part entière, associé à un personnage ou à un usage : la chambre d’étudiant, la bibliothèque, le garage, la garçonnière, la salle d’attente… Ce sont des lieux familiers, mais traités ici de manière scénographique et chromatique très poussée, avec une attention aux atmosphères, aux textures, aux associations de couleurs. Un prolongement de l’expérience sensorielle de l’exposition au-delà des œuvres plastiques, Ces environnement soulignent la dimension décorative des œuvres d’art que le discours moderne à longtemps refoulé.
MdF. Comment s’est construite la collaboration avec l’Ircam ?
DO. Nous avons voulu aller jusqu’au bout de ce que la couleur peut produire comme expérience multisensorielle, synesthésique.
C’est dans cette perspective que s’est imposée la collaboration avec l’Ircam, et plus particulièrement avec le compositeur Roque Rivas. Il a conçu pour l’exposition des environnements sonores spécifiques, pensés en résonance directe avec les couleurs dominantes de chaque espace. Ces sons ne sont pas de simples ambiances, ils viennent interroger notre perception, provoquer des échos émotionnels, physiques.
À cette production de sons, s’ajoute le travail du parfumeur, ou plutôt du « nez » Alexis Dadier, qui a imaginé une gamme d’odeurs associées à ces univers colorés. Là encore, il ne s’agissait pas d’illustrer, mais de faire vibrer des registres sensoriels complémentaires.
Cette collaboration entre un compositeur de l’Ircam et Alexis Dadier a été essentielle pour faire de Couleurs ! une expérience totale, un parcours sensible et intuitif où chaque visiteur peut composer sa propre lecture, au croisement des sens.
MdF. Des regrets ?
DO. Toute exposition est faite de choix et donc de renoncements. Certaines couleurs, comme le violet ou l’orange, n’ont pas pu faire l’objet de sections spécifiques. Non pas par manque d’intérêt, mais parce qu’il n’existait pas, dans les collections, d’ensemble suffisamment cohérent ou significatif pour en constituer une constellation pertinente.
À l’inverse, certaines couleurs comme le bleu sont presque surreprésentées. On aurait pu concevoir une exposition entière autour de cette seule teinte, tant elle traverse l’histoire de l’art moderne et contemporain avec force, de Klein à Kandinsky, en passant par Picasso ou Miró.
D’autres couleurs ont demandé plus de travail pour émerger : le rose et le vert, par exemple, qui ont longtemps été marginalisés dans le récit de l’art moderne, ce soupçon est lisible dans les collections. Cette modestie, ces absences reflètent le son statut symbolique, la compatibilité des couleurs avec certaines idéologies ; elles mettent en lumière l’inconscient idéologique et politique de l’art moderne.
MdF. Le catalogue : comment avez-vous choisi les contributeurs ?
DO. Pour le catalogue, nous avons voulu réunir des voix éclairées, expertes et variées, mais toutes profondément investies dans l’étude de la couleur. Nous avons donc sollicité des historiens de l’art qui avaient déjà consacré des travaux au sujet, tel Alain Cueff, qui a écrit un livre passionnant sur les ciels américains, et qui, naturellement à traiter du bleu. Hayley Edwards-Dujardin, autrice d’ouvrages sur le rose et le rouge, a enrichit considérablement notre connaissance de l’usage de ces couleurs dans les œuvres modernes.
La plupart des auteurs sont des universitaires qui partagent une approche transversale, croisant histoire, esthétique, sociologie et symbolique. Cette pluralité de points de vue permet de donner au catalogue une densité intellectuelle tout en restant accessible. Ces contributions complètent et prolongent le parcours de l’exposition, ouvrent de nouvelles pistes de lecture sur la place de la couleur dans une histoire culturelle, sociale et politique de l’art et de sa représentation.
Infos pratiques :
COULEURS ! Chefs d’œuvre du Centre Pompidou
Jusqu’au 31 août 2025
Grimaldi Forum Monaco
Catalogue éditions Skira, 256 pages, 35 €
https://www.centrepompidou.fr/fr/offre-aux-professionnels/espace-presse/couleurs
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