Jonathas de Andrade, Ressaca Tropical (Gueule de bois tropicale), 2009 Courtesy de l’artiste, Galleria Continua et Galeria Nara Roesler
Poursuite de la Saison Brésil France 2025 au Jeu de Paume-Château de Tours avec la première exposition institutionnelle française de l’artiste Jonathas de Andrade (pavillon brésilien de la 59ème Biennale de Venise). A partir d’une relecture critique des formes vernaculaires et récits héroïques de la modernité de son pays, l’artiste interroge la place de l’archive et ce qu’elle véhicule, dans un écart constant entre fiction et documentaire. A partir de sa région d’origine, le Nordeste et les préjugés associés à l’exotisme tropical, au métissage ou à l’érotisation du corps masculin, l’artiste déploie différentes stratégies que nous décrypte Marta Ponsa, Responsable des projets artistiques et de l’action culturelle du Jeu de Paume et commissaire. Elle revient sur les partis pris scénographiques et curatoriaux qui les ont guidés autour d’œuvres emblématiques telles que « L’œil de la rue » réalisée avec une communauté de sans-abris, « Le poisson » à partir de rites de pêcheurs, à demi nus, sur le fleuve Sao Francisco, sorte de contrepoint à l’Eden originel de Gauguin ou « Perdus et retrouvés » selon une triangulation du désir queer à partir de techniques de sculpture traditionnelles. La place des femmes et leur résilience communautaire est également au cœur de plusieurs de ses projets. Si l’on se souvient de l’installation de Jonathas, « Mouiller la chemise » dans le hall du Palais de Tokyo à partir de t-shirts collectés sur les chantiers de Recife, cette « gueule de bois tropicale » (titre de l’exposition), qui transpire dans les différents espaces du parcours laisse une empreinte indolente à la fois séduisante et ambigüe dans nos consciences. Marta Ponsa a répondu à mes questions.
Comment définir la pratique de Jonathas de Andrade ?
Ancrée dans la région du Nordeste brésilien, la pratique de Jonathas de Andrade s’articule autour d’une exploration visuelle et polyphonique, mêlant photographies, sculptures, livres, installations ou films. À travers sa pratique de collisions visuelles, l’artiste interroge les stéréotypes liés au corps masculin et les formes de domination et de discrimination, notamment d’ordre colonial ou social. A partir d’une approche sensorielle et engagée, Jonathas de Andrade développe différentes stratégies de performance et de jeu, où la tendresse et la joie se révèlent comme des outils de résistance et de réappropriation.

Jonathas de Andrade, O Peixe (Le Poisson), vidéo – 37mm, 2016 Courtesy de l’artiste, Galleria Continua et Galeria Nara Roesler
Quelle méthodologie avez-vous adoptée pour la scénographie de l’exposition ?
La scénographie s’est imposée d’elle-même, guidée par la complexité et la singularité de chaque œuvre. Très vite, il est apparu qu’il serait difficile de présenter plusieurs pièces dans une même salle : chaque projet de Jonathas de Andrade repose en effet sur un dispositif spécifique, conçu en réponse directe au lieu d’exposition. L’artiste renouvelle sans cesse ses supports, ses techniques, ses formats, comme en témoigne l’installation en plexiglas produite spécialement pour l’exposition présentée dans la salle où nous nous trouvons.
Le parcours a été conçu en lien étroit avec l’architecture du Château de Tours, répartissant les œuvres sur les huit salles disponibles. Il s’agissait de donner à chaque pièce l’espace nécessaire pour déployer pleinement son récit et sa charge visuelle. L’intention curatoriale était également de faire dialoguer des registres d’images très différents à travers les œuvres : des albums de famille décalés, des récits intimes aux frontières du réel et de la fiction, comme ce journal intime dont on se demande s’il a été écrit pour soi ou pour être partagé.
Le point de départ de l’exposition a été Ressaca Tropical, l’une des œuvres fondatrices de l’artiste, encore jamais montrée en France et qui donne son titre à l’exposition. Une première ligne directrice de l’exposition se joue dans la relecture critique de l’histoire moderniste du Brésil à travers des figures majeures – anthropologues, sociologues, dramaturges – toutes masculines. En les revisitant avec un regard contemporain, Jonathas de Andrade interroge les récits dominants postcoloniaux. Ainsi, Musée de l’homme du Nordeste, autour de Gilberto Freyre, ou encore les affiches inspirées de l’œuvre pédagogique de Paulo Freire, révèlent cette tension entre ambitions encyclopédiques passées et réévaluation actuelle.
Un second fil rouge traverse l’exposition : celui de la construction des masculinités. Dans de nombreuses œuvres, le corps masculin est regardé avec liberté, érotisme et sensualité assumée, à l’image de la vidéo O peixe ou de l’installation Perdus et trouvés.
Ces approches plurielles donnent à voir un portrait critique du Brésil contemporain à l’heure des défis écologiques du Sud global.
Comment la question de l’archive se trouve-t-elle au cœur de la démarche de Jonathas de Andrade ?
L’archive occupe une place centrale dans le travail de Jonathas de Andrade, mais elle est toujours abordée de manière libre, subjective, voire fictionnelle. Loin d’en proposer une restitution fidèle, l’artiste s’en empare pour en rejouer les codes, en détourner les usages et activer de nouvelles lectures.
Pour la commande spéciale Pensées confuses et regards troublants sur les fantômes d’outre-mer, produite dans le cadre de cette exposition, l’accès exceptionnel au fonds Kollar et Mounicq conservé par la Médiathèque du patrimoine et de la photographie, ainsi qu’aux Archives de Jean Rouch conservés dans la Bibliothèque National de France, a été déterminant. Lorsque les détenteurs de ces images comprennent que Jonathas de Andrade ne les expose pas de manière classique mais les réinterprète à travers un geste artistique fort, ils acceptent cette forme de détournement.
Cette œuvre inédite, présentée ici pour la première fois, a été pensée comme une table de montage : un espace où mots et images se rencontrent, créant des frictions et des résonances multiples selon le regard de chaque spectateur.

Jonathas de Andrade, Educação para adultos (Education pour adultes), 2010 Courtesy de l’artiste, Galleria Continua et Galeria Nara Roesler
Plusieurs œuvres de Jonathas de Andrade renvoient aux figures féminines oubliées des grands récits héroïques
En effet, Jonathas de Andrade redonne une visibilité essentielle aux figures féminines, souvent effacées des récits historiques officiels. La bataille quotidienne de Tejucupapo ravive la mémoire d’un épisode méconnu de l’histoire brésilienne, en rendant hommage à l’héroïsme de villageoises anonymes qui, dans un geste de résistance collective, se sont opposées à l’envahisseur hollandais en 1646.
Cette même reconnaissance traverse Faim de résistance, présentée dans la dernière salle de l’exposition. L’œuvre met en lumière les femmes de la communauté Kayapo, en Amazonie brésilienne. Si les femmes n’ont pas historiquement pris les armes, leur rôle n’en est pas moins déterminant : préservation des savoirs, maintien des équilibres sociaux, et capacité à catalyser, dans les moments critiques, les révoltes et soulèvements.
Quel rôle la figure maternelle joue-t-elle dans le parcours de Jonathas de Andrade ?
La figure de la mère occupe une place fondatrice dans l’univers de Jonathas de Andrade. Pédagogue engagée, investie de longue date dans le milieu scolaire, elle a élevé l’artiste et ses sœurs dans un environnement fortement politisé, où l’éducation était perçue comme un levier de transformation sociale.
C’est elle, par exemple, qui lui fait découvrir les célèbres affiches pédagogiques de Paulo Freire, une révélation qui donnera naissance au projet Éducation pour adultes.
Dans cette œuvre, Jonathas de Andrade invite un groupe de femmes analphabètes à réagir librement à ces images au cours de workshops participatifs. Une relecture sensible et critique des outils d’apprentissage, au-delà des discours dominants.
« Manual para 2 em 1 » : entre roman-photo et manuel de bricolage
À mi-chemin entre le roman-photo et le guide pratique, Manual para 2 em 1 se présente comme une œuvre à part entière. Inspiré des manuels de type do it yourself, l’ouvrage illustre, étape par étape, la transformation de deux lits simples en un lit double.
Mais derrière la surface fonctionnelle de ce projet, Jonathas de Andrade introduit un glissement subtil et ironique : les protagonistes, deux menuisiers aux physiques robustes, incarnent une virilité stéréotypée, tout en laissant affleurer une tension érotique. Le dispositif visuel, codifié comme un tutoriel, devient alors le théâtre d’une intimité homosexuelle suggérée sans être explicite.
En détournant les codes du bricolage, activité traditionnellement associée à l’autorité masculine, l’artiste interroge les représentations du genre, du désir et de la norme, avec humour et tendresse.
« L’œil de la rue » : un projet à part dans le parcours de Jonathas de Andrade
Avec L’œil de la rue, Jonathas de Andrade s’engage dans une démarche inédite au sein de sa pratique artistique. Pour la première fois, il filme de manière frontale et directe une population en situation de grande précarité : des personnes vivant dans la rue, dans le contexte urbain du Brésil. Ce projet marque un tournant, tant par son approche que par les responsabilités éthiques qu’il implique.
Contrairement à d’autres œuvres comme Éducation pour adultes, où les participantes (des femmes analphabètes) restent hors champ, L’œil de la rue donne une visibilité pleine et entière aux protagonistes. Mais l’enjeu ici n’est pas de céder à un regard misérabiliste, il s’agit au contraire de restituer une humanité complexe et vivante, en s’éloignant des représentations stéréotypées souvent véhiculées par les médias.
Le cœur du projet réside dans une proposition simple mais puissante : inviter ces personnes à imaginer un repas, une fête, une journée de joie. À travers ce geste, Jonathas de Andrade permet à chacun·e de projeter un espace de désir, de dignité et de rêve, donnant « un corps, une âme et une joie » à ceux que la société tend à rendre invisibles.

Jonathas de Andrade, A mão Kayapó Menkragnoti (de la série Forme de Resistência) diptyques de peinture sur carte + photographie, 2020 Courtesy de l’artiste, Galleria Continua et Galeria Nara Roesler
L’artiste face au génocide indigène
A plusieurs endroits l’artiste aborde cette question et notamment dans la dernière salle de l’exposition, avec le projet « faim de résistance – les mains des Kayapós de menkragnoti » conçu avec des femmes indigènes de la communauté de Pukany, village d’Amazonie brésilienne.
À travers leurs interventions à l’encre noire sur des cartes officielles, de Andrade met en évidence l’usage de la cartographie comme outil de contrôle, d’arpentage et d’exploitation. Ce ne sont pas de simples représentations géographiques : les cartes deviennent ici les vecteurs d’une violence silencieuse, d’un pouvoir politique qui redéfinit l’espace au détriment des peuples autochtones.
Jonathas de Andrade interroge ces « frontières invisibles » que la carte rend paradoxalement visibles.
Un projet soutenu par la Saison Brésil–France 2025
Le projet a vu le jour dans le prolongement d’un désir de collaborer avec Jonathas de Andrade, né à la suite de son exposition remarquée à la galerie de Noisy-le-Sec, à l’invitation de Marc Bembekoff. Il s’agissait alors d’imaginer un nouveau projet in situ, fondé sur la production d’œuvres inédites.
La Saison Brésil–France a joué un rôle décisif dans la concrétisation de cette ambition, en apportant un soutien financier essentiel, notamment pour la production des pièces.
Le catalogue comme prolongement de l’exposition
Le catalogue de l’exposition s’inscrit comme un véritable prolongement de la réflexion menée autour de l’œuvre de Jonathas de Andrade. Il rassemble des contributions inédites dont celle de l’anthropologue Marc Antonio Gonçalves. Il développe une analyse du regard de l’artiste sur les représentations de l’Amérique latine et les contradictions qui traversent la société brésilienne contemporaine. Son texte explore plusieurs axes clés : l’altérité, la corporalité, la sensorialité, le tout sous-tendu par une approche cosmopolitique, une vision du monde fondée sur la coexistence et l’interdépendance des espèces.
En complément, je reviens notamment sur l’influence du cinéaste et ethnologue Jean Rouch, pionnier de l’anthropologie visuelle partagée, à travers la notion de « corps-caméra ». Une influence que Jonathas de Andrade revendique, après avoir consulté les archives de Rouch conservées à la Bibliothèque nationale de France, et qu’il a questionné pour réaliser sa nouvelle production pour cette exposition, pour en opérer un renversement du regard.
Commissariat : Marta Ponsa
Cette exposition est coproduite par le Jeu de Paume, en collaboration avec la Ville de Tours, et avec l’aide de Galeria Nara Roesler et la Galleria Continua.
Manifestation organisée dans le cadre de la Saison Brésil-France 2025
Infos pratiques :
Jonathas de Andrade
« Gueule de bois tropicale et autres histoires »
Jusqu’au 9 novembre
Jeu de Paume – Château de Tours
https://jeudepaume.org/evenement/jonathas-de-andrade
Jeu de Paume – Paris
Le monde selon l’IA
Jusqu’au 21 septembre
Relire mon interview avec Ada Ackerman, commissaire associée
https://jeudepaume.org/evenement/exposition-le-monde-selon-ia