« Corps et âmes », une nouvelle saison incandescente à la Pinault Collection-Bourse de commerce

Gideon Appah, The Woman Bathing, 2021
 Pinault Collection © Gideon Appah
Courtesy de l’artiste et Venus Over Manhattan. Photo : Venus Over Manhattan, New York

Si les yeux sont le reflet de l’âme, ce récit polyphonique des corps et des esprits, imaginé par Emma Lavigne d’une grande cohérence et justesse creuse un sillon émancipateur des stigmates et aliénations du passé à partir d’une centaine d’oeuvres de la Collection. D’une mémoire invisibilisée et désenchantée, surgissent d’autres voix, d’autres énergies, d’autres espoirs. Entrons dans la danse !

Prologue 

En prélude le peintre ghanéen Gideon Appah et l’activiste cubano-américaine Ana Mendieta. Les rondes et odalisques de Puvis de Chavannes ou de Matisse, les baigneuses de Cézanne se fondent à un Eden primordial bleu sur fond de l’Indépendance du Ghana tandis que le rouge sang du corps d’Ana Mendieta laisse une trace irradiente dans la Terre-mère, matrice originelle du récit de l’exil. 

Galerie 4 à 7

A travers un subtil séquençage : « Le corps témoin/ le corps exposé/ l’âme au corps » il s’agit de libérer les imaginaires, les corps invisibilisés, de donner à voir les luttes autant que les vestiges immatériels, la puissance du spirituel. Après le face à face muet et agissant de Philip Guston avec le peintre en bâtiment hyperréaliste de Duane Hanson, James Baldwin et Richard Avedon, amis d’enfance, donnent le ton de ce qui va suivre : une lecture entre les lignes et à rebours du grand récit officiel de l’Amérique triomphante, les oubliés du rêve.

Kerry James Marshall, Beauty Examined, 1993, acrylique et collage sur toile, 214,9 × 252 cm. Pinault Collection. © Kerry James Marshall

Les « Body Prints » de David Hammons aux confins des stéréotypes raciaux et des Antropométries d’Yves Klein, l’hommage à la « Vénus Hottentote » de Kerry James Marshall, exhibée dans comme une bête de foire dans les zoos humains qui sévissent à travers toute l’Europe et comme placée sur un linceul qui s’inscrit dans la Leçon d’anatomie de Rembrandt, le geste de la chorégraphe Anna Halprin qui, en réaction aux émeutes de Watts en 1965, fait danser pour la première fois corps noirs et corps blancs avec « Ceremony of us » ou les autoportraits militants de Zanele Muholi, les sculptures et performances antiformes de Senga Nengudi à base de nylon jusqu’aux Vénus de Marlene Dumas, invitent à une traversée et conversion des regards loin d’une vision eurocentrée dominante dans ces espaces circulaires comme autant d’identités difractées et kaléidoscopiques (Kudzanai-Violet Hwami, Mira Schor). 

Antonio Oba, Cantor de coral – estudo, 2023
Courtesy de l’artiste et Mendes Wood DM
Pinault Collection. Photo :  EstudioEmObra

Cette ronde des corps prend une dimension quasi mystique avec l’installation consacrée à Miriam Cahn dans l’ensemble de la Galerie 6, tandis que la traversée du Styx est dessinée en creux par le dialogue entre Michael Armitage, ces musiciens qui prennent possession d’une décharge à ciel ouvert à Nairobi, l’embarcation de Peter Doig et les corps flottants et primitifs d’Ana Mendieta Flower Person, Flower Body. Des rituels qui trouvent un nouvel envol avec la suite de Baselitz, Avignon, cette chute des corps, cette lente décomposition des fluides. La finitude dans ce qu’elle a de plus cru et monumental à la fois. 

Galerie 3 : Deana Lawson

En parallèle et sous le commissariat de Matthieu Humery, responsable des projets liés à la photographie pour la Pinault Collection que j’avais rencontré à Dinard à l’occasion de la fascinante exposition Irving Penn, est proposé la première monographie en France de la photographe africaine-américaine Deana Lawson qui rejoint les questionnements abordés autour des représentations des corps racisés et leur émancipation sous le biais original de l’archive familiale dans une mise en scène qui joue sur les mécanismes de la proximité et du voyeurisme. Chacun des protagonistes regarde droit dans l’objectif et défie les projections. Il y a notamment cette femme nue mi allongée mi assise, qui rejoue l’Olympia de Manet jusqu’à ce que l’on découvre qu’elle porte un bracelet électronique qui en devient presque un accessoire.

 

Arthur Jafa, Love is the Message, the Message is Death, 2016 courtesy de l’artiste et Gladstone gallery

Rotonde : Artur Jafa

Dans la rotonde se déploie le dispositif choral d’Artur Jafa, un triptyque de trois films majeurs. Une black box sous forme d’agora pour accueillir Love is the Message, the Message is Death, une odyssée de l’expérience noire américaine entre violence systémique et célébration cosmique d’un destin. Une puissante libération et renaissance autour de personnalités iconiques à partir d’une grande variété de sources, la musique jouant un grand rôle. Le jazz est d’ailleurs présent à plusieurs endroits du parcours et pour de nombreux artistes, puisant bien au-delà d’une instrumentalisation, une véritable esthétique. Des petites chambres d’écoute permettent de s’isoler et de retrouver quelques chefs d’œuvre. 

Dans une tonalité plus contemplative, le film AGHDRA propose une traversée sur un océan noir chaotique qui n’est pas sans rappeler la traversée tortueuse et mortifère des personnes réduites en esclavage dans les cales des bateaux. 

Rez-de-chaussée

Dans le sous-sol de la Bourse de Commerce est projeté un autre film-collage d’Arthur Jafa à partir de séquences de pasteurs, de gospels et d’incendies de forêts dans une vision presque messianique, tandis que Lighting Danse de Cecilia Bengolea saisit ces danseurs jamaïcains qui n’hésitent pas à braver la pluie et l’éclair. Comme danser sur un volcan. 

Ali Cherri, l’Homme aux larmes, 2024 courtesy de l’artiste

Passage 

L’artiste libanais Ali Cherri transforme les 24 vitrines du Passage comme la vitesse du défilement de la pellicule en autant d’hybridations autour du regard et du souffle. Les yeux confisqués et retrouvés des sarcophages égyptiens, les greffes des corps mutilés qui reprennent vie, les fantômes et l’aura des morts qui sont convoqués, tandis que des fragments des paroles du film le Sang d’un poète de Cocteau sont déposés sur les parois des vitrines. Ali Cherri fait également partie de l’exposition Apocalypse à la BNF. Ne pas oublier de croiser la silhouette de son personnage The Dreamer en salle des machines ! Composé d’un masque du Mali et d’un corps de boue, il reprend le profil d’Endiku, le rival de Gilgamesh dans la mythologie mésopotamienne. 

Liste des artistes :

GEORGES ADÉAGBO / TERRY ADKINS / GIDEON APPAH /
DIANE & ALLAN ARBUS / MICHAEL ARMITAGE / RICHARD AVEDON /
GEORG BASELITZ / CECILIA BENGOLEA / CONSTANTIN BRANCUSI /
MIRIAM CAHN / CLAUDE CAHUN / ALI CHERRI / PETER DOIG /
MARLENE DUMAS / ROBERT FRANK / LATOYA RUBY FRAZIER /
PHILIP GUSTON / ANNA HALPRIN & SETH HILL / DAVID HAMMONS /
DUANE HANSON / KUDZANAI‐VIOLET HWAMI / ANNE IMHOF / ARTHUR JAFA /
WILLIAM KENTRIDGE / DEANA LAWSON / SHERRIE LEVINE /
KERRY JAMES MARSHALL / ANA MENDIETA / ZANELE MUHOLI /
SENGA NENGUDI / ANTONIO OBA / IRVING PENN / MAN RAY / ROBIN RHODE /
AUGUSTE RODIN / NIKI DE SAINT PHALLE / MIRA SCHOR /
LORNA SIMPSON / WOLFGANG TILLMANS / KARA WALKER /
LYNETTE YIADOM‐BOAKYE

Catalogue de l’exposition
Sous la direction d’Emma Lavigne
Ouvrage bilingue (français / anglais)
259 pages / 45 € / 21,8 × 28 cm
Coédition de Pinault Collection et Éditions Dilecta 

Programmation associée :

En hommage à Arthur Jafa, une séquence de concerts et performances de musiciens où se croisent, selon le concept de «proximités affectives» cher à l’artiste, des inspirations marquantes et confidentielles. 

Infos pratiques :

« CORPS ET ÂMES »

Jusqu’au 25 août 

Arthur Jafa 

Bourse de Commerce – Pinault Collection 

Tarifs 

—Plein tarif 15 €
—Tarif réduit 10 € 

Super Cercle, la carte gratuite des 18-26 ans !

Du lundi au dimanche de 11h à 19h
Nocturne le vendredi, jusqu’à 21h

Prochainement au Couvent des Jacobins à Rennes :

Exposition « LES YEUX DANS LES YEUX » 

Du 14 juin au 14 septembre 2024

https://www.pinaultcollection.com/fr/boursedecommerce