Interview Fanny Gonella, Frac Lorraine : « Faire apparaitre les contours de moments historiques qui ont été mis à l’écart ou invisibilisés »

Rehaf Al Batniji, Gaza Timezone, 2023. courtesy de l’artiste

Avec l’exposition collective « Pause », le Frac Lorraine interroge notre rapport aux images, leur réminiscence et généalogie, leur inscription dans notre imaginaire. Une ambivalence face à ce flux quotidien de violence que nous subissons entre saisissement et fascination. Les artistes réunis disent ce trouble dans une mise en tension permanente entre spéculation du futur et remise en cause des récits dominants à partir d’un large panel de médiums. Un rééquilibrage nécessaire pour mettre en lumière des pans oubliés ou invisibilisés de notre histoire selon Fanny Gonella à l’origine de ces invitations faites au départ à deux artistes palestiniennes. Selon une même volonté, le Frac Lorraine propose prochainement la première exposition en France de l’artiste féministe Clemen Parrocchetti, dont Fanny nous dévoile les contours. Elle a répondu à mes questions. 

Quelle genèse de l’exposition collective « Pause » et partis pris ? 

Cette exposition est née de plusieurs facteurs. D’une part de cette difficulté à lire les images d’un quotidien transmis par les médias et cette consommation passive de violence et chercher quelles images seraient en capacité de parler de ce trouble face à cette réalité qui nous entoure. A partir de là deux axes ont servi d’orientation, la nature morte tout d’abord un genre historique qui selon moi résonne fortement avec l’époque actuelle dans une sorte d’abondance indécente et en même temps et de sentiment de fragilité de la vie. Une tension qui résonne et cet équilibre fragile ce confort artificiel dans lequel on évolue face à de nombreux conflits et ces multiples crises qui nous entourent. D’autre part et en lien avec des circonstances internes, l’artiste d’origine palestinienne que nous avions invitée à exposer début 2023 n’ayant pu se rendre disponible suite à l’invasion militaire à Gaza, elle avait suggéré d’inviter d’autres artistes moins visibles. Le projet s’est ainsi monté et la liste s’est enrichie autour d’artistes qui traitent de l’ambivalence de notre relation aux images, de la difficulté de leur faire confiance en termes de véracité et les limites de ce que l’on peut montrer. Des images qui peuvent ressurgir de manière sous-jacente comme avec l’œuvre de l’artiste Sven Augustijnen qui à partir de l’archive de Paris Match, s’est penché sur la présence de fusil d’assaut fabriqué par une usine d’arme belge et a connu un large succès dans les années 1950 dans les pays non communistes et comment à partir de cette filiation iconographique du conflit, il raconte la présence de la Belgique à travers le monde et cette capacité de l’actualité à fabriquer des icones contemporaines. 

Banele Khoza, My Mother’s Favourite Chair, 2022. Courtesy de l’artiste

Comment s’organise le parcours entre peinture, vidéo, photographie… ?

Nous avons d’une part une alternance d’images qui parlent de contextes de conflits, de violence et de la difficulté de rendre compte de cette tension. La plupart des photographies, que ce soit celles de Rehaf Al Batniji prises à Gaza ou celles d’Oraib Toukan montrent des paysages à priori calmes et sereins mais où se joue la question du temps, surtout chez Rehal Al Batniji avec cette tension entre l’avant et l’après.  

Nous présentons aussi les photographies de l’artiste conceptuel allemand Peter Piller qui agissent comme une métaphore de notre difficulté à savoir regarder les choses puisqu’il collectionne des images issues de sources variées de portraits de groupes de personnes en train de regarder dans des trous. Ce type d’images a toute une parenté avec un domaine de la peinture religieuse où le sujet ne pouvant être montré, il est présenté de manière allusive. En travaillant sur l’exposition, nous nous sommes rendu compte que chaque typologie d’images présentées avait des ancêtres, s’inscrivaient dans un imaginaire collectif. Des images qui nous marquent et qui sont choisies par les médias parce qu’elles ont une parenté, avec ce que l’on connait ou reconnait si l’on songe à un Saint Jean-Baptiste qui fait le geste de montrer ou des scènes de conflit très présentes dans la peinture historique. Des images qui ne surgissent pas ex-nihilo. 

Les vidéos de l’exposition sont très présentes. D’une part la vidéo Oraib Toukan « The Offing » qui, à partir d’images d’un quotidien assez banal, des cactus, un parc d’attraction, un feu d’artifice, un cheval.. couplées au témoignage de la vie de l’artiste Salman Nawati à Gaza au moment de l’intensification des frappes israéliennes en 2021. Tout d’un coup la sécurité du quotidien devient toute relative. 

La vidéo « Two Meetings and a Funeral » de Naeem Mohaiemen évoque le mouvement des Non-Alignés, constitué par plusieurs états qui refusent de s’affilier au bloc de l’Est ou de l’Ouest et travaillent autour de l’idée d’une force alternative, que l’on appellerait aujourd’hui le sud global. L’artiste par le biais du narrateur va interroger les traces visuelles de ce mouvement. A Alger ce monument d’Oscar Nimeyer construit pour accueillir la conférence d’Alger de 1973, va devenir l’épicentre de cette lutte qui va connaitre une érosion et chute progressive à la suite de la partition du Bengladesh et la scission au sein du mouvement avec l’émergence d’un courant pan arabique. Cette grande coupole devient le symbole d’espoirs déçus, la faillite des utopies de départ. 

Sven Augustijnen L’histoire est simple et édifiante, 2014, Courtesy de l’artiste

Nous sommes à la croisée de plusieurs histoires avec également les dessins de Nidal Chamek de fragments d’images, issues d’archives photographiques, archéologiques qui sont transférées sur papier. L’ensemble de l’installation s’intitule « Et si Carthage » avec la référence à la destruction de cette ville par l’Empire Romain car, jugée trop cosmopolite et faisant concurrence à Rome. Pour être sûr que tout soit éradiqué, la légende dit que du sel avait été semé sur le sol. Nidal part sur une spéculation s’appuyant sur ce discours d’Edouard Glissant pour imaginer la survie possible de ce melting-pot culturel. 

Spéculer sur du futur à partir d’éléments du passé, faire apparaitre les contours de moments historiques qui ont été oubliés et mis de côté, tel est ce qui caractérise l’ensemble de ces démarches. 

Allons vers l’oeuvre de Clémence Lollia Hilaire « The Harvest » autour des violences médicales faites aux femmes dans l’histoire (Degrés Est) 

L’artiste est invitée dans le cadre de Degrés Est, plateforme dédiée à des artistes émergents du Grand Est. Née en Lorraine, l’artiste a depuis voyagé et s’est installée à Amsterdam, cette invitation l’a surprise au départ, son identité dans ce territoire étant « en dormance » selon elle. La vidéo qu’elle a choisi de présenter parle d’une autre partie de son identité franco-caribéenne en superposant son expérience face à la médecine à la manière dont est traité le corps des femmes avec des angles morts sur certains types de pathologies, renvoyant également à des expérimentations faites sur les corps de femmes racisées. Elle nous rappelle que la gynécologie moderne est née de l’exploitation de corps de femmes noires utilisées comme des cobayes à la période coloniale à partir d’une réflexion sur la valeur de ce corps associé à l’utérus et la fertilité. Des logiques extractivistes dénoncées par le biais de la fiction.

Votre prochaine exposition est dédiée à l’artiste italienne féminine Clemen Parochetti : une première en France. Comment l’avez-vous découverte ? En quoi son univers vous donne envie de le partager ? 

Après une première découverte, j’ai revu son univers lors de la foire Art Basel l’année dernière sous un tout autre registre, ce qui m’a donné envie d’en savoir plus. L’histoire a beaucoup à nous offrir et nous sommes en train de démêler certains nœuds ou de faire apparaitre des parties qui avaient été mises en sommeil car non révélées ; c’est tout l’enjeu des expositions récentes du Frac dont la prochaine, que de raconter ces récits que l’on n’a pas voulu entendre, ni montrer, ce qui explique qu’une part de nous-même est restée dans l’ombre ou inaccessible et dont nous avons besoin pour pouvoir exister pleinement. C’est une forme de rééquilibrage qui s’opère. 

Clemen est une Italienne qui grandit à Milan, va avoir 5 enfants jusqu’à décider de commencer des études de peinture à l’Académie de Brera. Elle pratique également la sculpture et les collages. Elle se déplace avec beaucoup d’humour en faisant une synthèse de grands mouvements picturaux pas du tout en vogue à l’époque tels que le Pop art ou le surréalisme. Un univers plus fantasque que l’arte povera qui est alors dominant. Elle force le trait pour souligner les clichés et assignations associées aux rôles des femmes par les hommes. Sa peinture peut être rapprochée de Philipp Guston avec une figuration où la maladresse le grotesque jouent un vrai rôle. Dans une 2ème partie de sa pratique elle renégocie sur rapport au règne animal et à la nature. Elle considère notamment les insectes non plus comme des nuisibles mais comme des parties invisibilisées de la société. Elle embrasse ainsi pleinement le féminisme, non pas strictement comme une manière de défendre le droit des femmes mais de repenser le rapport de l’être humain à son environnement.

Liste des artistes de Pause :  Rehaf Al Batniji, Sven Augustijnen, Nidhal Chamekh, Banele Khoza, Naeem Mohaiemen, Peter Piller et Oraib Toukan.

Fanny Gonella en écoute @Fomo_Podcast

Oraib Toukan, Offing, 2021, courtesy de l’artiste

Infos pratiques :

Pause, exposition collective 

Jusqu’au 9 février 

Clemen Parrocchetti, 

Dévorer la vie

Du 14 mars au 17 août 2025

https://www.fraclorraine.org/programme/exhibition