Dieric Bouts créateur d’images M Leuven 2023 photo Ralph Vankrinkelveldt
Cap sur les Flandres avec l’ambitieux projet Bouts de M Leuven qui poursuit une double visée, d’une part réhabiliter le Primitif flamand souvent occulté par ses pairs et lui donner une lecture très contemporaine aux côtés de créateurs d’images (cinéma, jeu vidéo, IA..). Dr Peter Carpreau, Directeur du département Arts Anciens M Leuven et commissaire à l’origine de ce projet qui lui a pris 10 ans, revient sur ses ambitions et sa relecture des différentes innovations du Maître. Le parcours volontairement transhistorique, permet une approche fluide ou au contraire plus savante, selon l’envie du visiteur. Pour la première fois, pas moins de 30 œuvres du Maître sont réunies sous un même toit et dans sa ville de naissance, dont l’état d’esprit qui la caractérise correspond parfaitement au personnage de Bouts. C’est pourquoi un bouillonnant festival culturel « New Horizons » prolonge l’exposition dans toute la ville à l’initiative de KU[N]ST Leuven, trait d’union entre la ville de Leuven et la KU Leuven. Peter Carpreau a répondu à mes questions.
Peter Carpreau est directeur général adjoint du War Heritage Institute et conservateur de l’exposition « DIERIC BOUTS. Créateur d’images ». Il est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art de la KU Leuven. Entre 2007 et 2022, Carpreau a été conservateur et chef du département des Maîtres anciens à M Leuven.
Depuis combien de temps avez-vous imaginé cette exposition ?
J’ai passé 10 ans à la préparation de l’exposition. C’est un grand projet où chaque détail est parfaitement pensé aux côtés d’éminents spécialistes, tout en gardant une approche volontairement fluide afin que le visiteur comprenne l’exposition de façon intuitive. Nous ne voulons pas l’envahir d’un trop grand nombre de théories et concepts. Je dois avouer que l’artiste me semblait très difficile à aborder car il reste très énigmatique. Je n’étais pas satisfait au début de ce que je lisais sur lui limité à son style, les matériaux utilisés… ce n’était pas une interprétation en profondeur ni une réponse à ce qu’il a encore à nous dire aujourd’hui. C’est pourquoi cela m’a pris tout ce temps pour aboutir à un vrai projet qui offre de nouvelles perspectives sur son œuvre et influence.
Quelles sont les grandes inventions formelles et stylistiques de Dieric Bouts ?
Bouts a formalisé plusieurs innovations à commencer par le paysage dont il a réalisé une synthèse en termes de profondeur, ce qui ajoute des idées et des motifs aux scènes narratives. Il a construit une méthodologie à partir des figures repoussoirs, de la perspective atmosphérique ou aérienne et d’éléments qui dirigent le regard.
Après lui des peintres comme Henri met de Bles ou Joachim Patinir ont repris son analyse mais avec des figures plus réduites dans un paysage devenu de plus en plus important.
Autre procédé très étonnant : la perspective à point de fuite dont Bouts est l’un des pionniers. Jan Van Eyck avait déjà une utilisation intuitive de la perspective mais Bouts en fait une étude approfondie comme on le note dans la dernière « Cène », son chef d’œuvre. Il connait la technique inventée en Italie par Filippo Brunelleschi, une pratique qui se retrouve chez les peintres flamands dès la moitié du 15ème siècle. L’enjeu est de créer une illusion de la réalité. Bouts a repris les techniques pour faire passer une image de la 2D à la 3D, créer une profondeur visuelle époustouflante à l’époque.
Comment regarder la postérité de Dieric Bouts face aux créateurs d’aujourd’hui est tout l’enjeu du projet : quels partis pris vous ont-ils guidés ?
L’exposition est construite autour de plusieurs thèmes et à chaque chapitre nous avons noué des collaborations avec des spécialistes des images pour établir un dialogue entre Bouts et la création actuelle.
La première salle est dédiée au contexte artistique et au monde de Louvain de l’époque avec comme conclusion que Bouts, un peu comme l’industrie créative de maintenant, doit répondre à une demande croissante d’images. Nous comparons Bouts avec un dessinateur de BD, une créatrice de posters de films et un créateur de publicité. Cela revient à dire que Bouts n’est pas un artiste dans le sens romantique du 19ème mais quelqu’un qui fait des images répondant à une fonction spécifique de la société d’alors. Non pas dans un sens religieux mais très concret.
Ensuite l’on propose des comparaisons autour des images de dévotion (le Christ et la Vierge) et des photographies du monde sportif comme Eddy Merckx par exemple au visage épuisé. Des héros parce qu’ils souffrent. En ce qui concerne les madones, nous établissons un parallèle avec des images de femmes puissantes qui reprennent cette iconographie (Lady Gaga, Beyoncé) et aussi des images autour de la maternité. La photographe et cinéaste Charlotte Abramow et le styliste et consultant de mode Tom Eerebout ont effectué une sélection de photos de mode et de célébrités contemporaines, en rapport avec la tradition des portraits de la Vierge.
Pour la 2ème section qui concerne le paysage, je suis parti de Tolkien à l’origine d’un essai de 1947 sur la création de mondes. Il revendiquait la nécessité d’un monde fantastique pour illustrer des histoires qui ne sont pas crédibles autrement. Or les paysages créés par Bouts sont imaginaires et chimériques, on ne peut les retrouver en Flandre ni en Belgique. Aujourd’hui les cinéastes ou créateurs de science-fiction ont recours à des paysages fantastiques pour raconter une histoire et les spectateurs peuvent accepter de lui donner une crédibilité temporaire, ce que l’on appelle « willing suspension of disbelief ». Avec Bouts, ces histoires surnaturelles et bibliques deviennent crédibles par le biais de cet autre environnement.
J’ai contacté le Lucas Museum of Narrative Art, le musée de George Lucas qui ouvrira ses portes à Los Angeles en 2025. Ils ont étés emballé par le projet et nous présentons des storyboards originaux de Star Wars qui s’inscrivent dans ce principe de « world building » amorcé par Bouts dès le 15ème siècle.
Egalement en ce qui concerne la perspective, elle a repris toute son importance dans le développement de la sphère virtuelle de nos jours (jeu vidéo, IA). Nous faisons la comparaison avec le tout premier jeu vidéo créé par un ingénieur de la NASA dans les années 1970. Nous avons sollicité le département de recherche sur la perspective de l’université de Louvain.
L’avant dernière salle traite du concept de banalité chez Roland Barthes à partir du constat que Bouts renforce l’impression de réalité dans ses œuvres en y incluant des éléments « authentiques » dont on peut se débarrasser d’une lecture symbolique trop systématique.
Par comparaison, Pier Paolo Pasolini essaie toujours d’obtenir un sentiment de réalité notamment dans son film l’Evangile selon Matthieu à partir d’une méthodologie de détails dans l’image.
Quels conseils pour une visite optimale ?
Comme dans le livre « Marelle » de Julio Cortázar que l’on peut lire de façon linéaire ou en sautant de chapitre en chapitre, nous avons essayé de procéder de la même manière avec l’exposition. D’une part une ligne historique à partir des différentes réalisations du Maître et une 2ème approche, transhistorique à partir de toutes ces comparaisons avec des créateurs actuels. C’est laissé au choix du visiteur.
Point d’orgue de sa carrière : « La Cène », présentée exceptionnellement au musée : qu’est ce qui la rend si unique ?
Premièrement tout ce que j’ai pu identifier comme innovations, talent et savoir-faire se retrouve dans l’œuvre.
Deuxièmement, cette œuvre est bien documentée à travers le contrat entre l’artiste et le commanditaire, Les Frères du Saint-Sacrement, qui stipule les conditions notamment en matière d’iconographie où aucune liberté d’interprétation n’est laissée et d’exclusivité : Bouts n’ayant pas le droit de travailler sur autre chose au même moment. C’est aussi la première fois qu’un peintre flamand utilise de façon conséquente la perspective selon des règles parfaites, qu’il abandonne par la suite dans l’œuvre suivante « La justice de l’empereur Otton » (Fine Arts Museum de Bruxelles).
Toutes ces raisons font que cette œuvre est considérée comme son chef d’œuvre et l’une des œuvres les plus importantes du 15ème siècle.
Il y aurait de nombreuses autres histoires à raconter autour.
Voyage en Italie de Bouts ?
Il y a plusieurs éléments qui attestent que Bouts serait allé en Italie et aurait eu une connaissance précise de l’art italien non seulement en termes de perspective mais de motifs (fresques de Pompéi). Une première étape pour repenser Bouts selon un prisme plus européen que nationaliste.
Pourquoi Dieric Bouts n’a-t-il pas bénéficié de la renommée de certains de ses pairs comme Jan Van Eyck ou Rogier van der Weyden ?
Bouts est un peintre plus énigmatique que Van Eck ou Van der Weyden, des artistes qui restent plus lisibles. Van der Weyden était surtout fixé sur l’étude des passions humaines, des émotions, ce qui parle beaucoup au gens au 19ème. Van Eyck est le doyen, le père fondateur de la peinture flamande avec toute la mythologie qu’il a inventée autour des débuts de la peinture à l’huile, ce qui n’est pas vrai. Bouts est plus proche de la technique de Van Eyck, tout en utilisant l’iconographie de Van der Weyden.
Au moment de la redécouverte des primitifs flamands au 19ème siècle, c’est le trio Hans Memling, Jan Van Eyck et Rogier Van der Weyden qui est le plus repris par la propagande officielle même si aujourd’hui l’on admet qu’il y a de nombreuses influences venant d’Allemagne, d’Italie ou de France. Ce n’est pas une école homogène. Bouts est un peintre non seulement énigmatique et difficile mais trop identifié à l’Italie pour le discours officiel et la rhétorique nationale. Le fait de le revoir à travers ce projet, le rend encore plus intéressant.
Infos pratiques :
DIERIC BOUTS. Créateur d’images
Jusqu’au 14 janvier 2024
M Leuven
Vanderkelenstraat 28
3000 Leuven
M Leuven | Beeldcultuur van toen en nu
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NEW HORIZONS/ Dieric Bouts Festival
D’octobre 2023 à janvier 2024, la ville de Leuven se place dans la résonnance de Dieric Bouts autour de nouveau horizons avec un grand festival culturel urbain. L’esprit explorateur et curieux de Bouts ne sera jamais très loin !
A noter que le festival urbain a été qualifié d’événement majeur par le Gouvernement flamand.
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