Richard Hamilton, Release, 1972, Pinault Collection © Richard Hamilton Adagp, Paris, 2023
Dans le cadre de la nouvelle saison Exporama, la Collection Pinault propose au Couvent des Jacobins, pour son 3ème opus, Forever Sixties, sous le commissariat d’Emma Lavigne, directrice générale. Non pas une énième exposition sur le Pop art mais un contre point comme pour en déjouer l’aura et interroger l’héritage de ces artistes à partir de la Collection. Entre libération et répression, glamour et désenchantement, exubérance et crépuscule, cette traversée des images « à l’ère de leur reproductibilité technique » pour reprendre le titre célèbre de Walter Benjamin est riche de surprises et de rebondissements à partir de 80 œuvres dont un grand nombre encore jamais exposées. C’est là tout le talent d’Emma Lavigne qui déroule le fil entre les Etats-Unis et la France, de l’American Dream et son revers sur fond de guerre du Vietnam et guerre d’Algérie.
Comme en prologue Richard Hamilton et son collage « Qu’est ce qui les intérieurs d’aujourd’hui si différents, si séduisants ? conçu pour l’exposition de 1956 « This is Tomorrow » à la Whitechapel Gallery et qui marque le début du mouvement Pop en Angleterre. Bousculant joyeusement la vision domestique stéréotypée d’un bonheur prêt à l’emploi symbolisé par l’aspirateur, la boite de soupe Campbell ou le Coca Cola, cette maison témoin de l’American Way of Life finit par devenir le théâtre de cauchemars plus loin dans l’exposition avec Edward Kienholz (installation Roxys, titre d’une maison close de Los Vegas), Teresa Burga (sinistre chambre à coucher) ou Robert Gober (porte de prison). Des zones d’ombre qui surgissent à tout moment.
Dans la première salle, Hamilton poursuit son travail de sape avec la sérigraphie d’une image de presse illustrant l’arrestation pour détention de stupéfiants de la rock star Mick Jagger et de l’élégant marchand d’art Robert Fraser, menottés à l’arrière d’un fourgon de police. Intitulée The Swingeing Sixties = les Sixties sévères, cette image mise en dialogue avec d’autres icônes de la période : Marilyn Monroe et Andy Warhol par Richard Avedon, saisis dans une pose non pas héroïque ou triomphante mais fragile. Comme les victimes de cet âge d’or de la vitesse et de l’obsolescence programmée, l’usine à rêve d’Hollywood qui sacrifie sur son autel de jeunes starlettes prêtes à tout pour capter la lumière et l’agression dont est victime l’inventeur de la Factory, autre fabrique de l’entertainment qui exhibe fièrement ses cicatrices. Des failles dont va se saisir également Martial Raysse dans la partie suivante intitulée Made in France.
Un glamour de pacotille pourrait-on résumer face à cette galerie de femmes faussement optimistes aux couleurs survitaminées reprenant les stéréotypes de la publicité « Les Prisunic sont les nouveaux musées d’art moderne » déclare-t-il et aussi de grands gestes de la peinture du portrait, Ingres notamment, tout comme Alain Jacquet dont le Déjeuner sur l’herbe cite Manet et sa radicalité dans une version « mécanique » et démultipliée. Mise en abyme jusqu’à répétitions et épuisement avec STURTEVANT qui annonce l’appropriationnisme. Avec Warhol Diptych, elle détourne l’aura du personnage en reprenant les défauts et multiples stries verticales d’encre sur le visage de Marilyn jusqu’à en faire une sorte de vanité et d’image creuse. Le statut de l’original et de la copie est également mis à mal.
Le chapitre suivant est un clin d’œil à la remarquable exposition organisée par Helène Guenin au Mamac de Nice en 2020 « Les Amazones du Pop » (cf ma chronique) avec la belge Evelyne Axell, l’autrichienne Kiki Kogelnik et la française Niki de St Phalle. Axell (elle ne garde pas son prénom) meut prématurément à 37 ans d’un accident de voiture, élève de Magritte, elle célèbre la sensualité des corps comme une délivrance et émancipation. Kiki Kogelnik, artiste autrichienne, passionnée par le progrès technique, propose des corps devenus des avatars ou des robots. Niki de St Phalle avec sa Nana noire fait écho aux mouvements de lutte raciaux, tandis que le film Daddy longtemps interdit, renvoie à l’inceste dont elle a été victime.
Un ton politique décliné de l’autre côté du rideau de fer avec le polonais Jerzy Ryszard assimile le message et les symboles du Pop tout en évoquant la réalité économique et sociale de son pays pendant la Guerre Froide et déjouant la censure.
Puis, large focus dédié à Gilbert & Goerge qui ne s’inscrivent pas à proprement parler dans la période Pop mais en reprennent certains codes autour d’une dénonciation des carcans et d’une certaine hypocrisie et polarisation de la société en matière de critères de beauté et de sexualité. Ils évoquent sans tabou différents excès dans des compositions à base d’une grille qui devient leur marque de fabrique. Rappelons que c’est en 1969 que les émeutes de Stonewall lancent le mouvement de libération gay à la suite d’une descente de police dans un bar gay de Greenwich.
Le moment suivant Music Forever rappelle l’extrême foisonnement et diversité musicale de la période autour de la figure d’Etienne Daho, rennais d’origine, qui à la demande de Tristan Bera, co-commissaire a composé la Bande son originale de l’exposition. Une idée géniale qui souligne aussi l’importance de Rennes en matière de scène musicale autour de nombreux festivals. Des titres emblématiques des deux côtés de l’Atlantique avec Serge Gainsbourg et Jane Birkin, Françoise Hardy, The Suprems, The Mamas and the Papas, les Stones, The Who mais aussi Charles Manson, The Velvet Undergound et Nico entre aspirations de la jeunesse et côtés plus sombres.
Puis nous basculons dans un match Côte Ouest versus Côte Est très pertinent à partir de la majestueuse Buick customisée par Richard Prince recouverte d’un collage reprenant des photos de corps de femmes issus de la publicité. Collectionneur et bibliophile, il s’attaque aux emblèmes du mythe américain originel : le cowboy, la pin-up, l’infirmière.. comme le ferait un sociologue dans une entreprise de décontextualisation et d’appropriation. Ed Ruscha est fasciné par la lumière californienne. Il développe une esthétique très reconnaissable fondée sur ses recherches en typographie et le minimalisme. Avec le grand diptyque Untitled il évoque les mirages de la route 66 aux confins du désert et un écran de cinéma qui n’en finit pas THE END. Une nostalgie toute en noir et blanc. John Baldessari qui se livre à un autodafé de ses peintures entre 1953 et 1966, pour faire table rase puise également dans les sources de la culture populaire qu’il dématérailise en gommant les personnages pour les remplacer par des formes géométriques dans des dispositifs entre Pop et postmodernisme.
Barbara Kruger, héritière du Pop et de Baldessari en particulier, figure emblématique des combats féministes, à partir d’une formation de graphiste, définit sa marque de fabrique avec des slogans imprimés toujours en police Futura Bold Italic sur des photos de magazine. Les injonctions consuméristes « I shop therefore I am », les aliénations des jeux de pouvoir masculins, mais aussi le racisme, les inégalités ou la discrimination, appellent à une prise de conscience chez le regardeur.
L’artiste hyperréaliste Duane Hanson s’attaque aussi au revers de l’American Dream comme avec l’installation Housepainter I qui représente un peintre en bâtiment noir figé dans une pose presque sculpturale. Un des nombreux laissés pour compte de cette société américaine. Quant au drapeau de David Hammons, il transpire du sang et des larmes de la communauté afro-américaine. Autre détournement patriotique avec Robert Colescott et ces femmes reprenant l’hymne américain sur fond de bombes du Vietnam, Bombs Bursting in Air, note tragique et persistante dans ce panorama des années Pop qui se termine avec le langage brut et de plus en plus grinçant de Llyn Foulkes et les dessins issus des comics de Raymond Petitbon, autre pourfendeur des paradoxes et dérives de la société américaine à la fin des années 1970. En termes de chronologie il est entendu que la frise Pop s’arrête en 1986 avec l’invention du premier ordinateur qui rabat les cartes.
Avec notre addiction aux images et réseaux sociaux, la prédiction de ces artistes s’est bien réalisée et nous ne sommes que les héritiers de cette génération Pop qui n’en finit pas de créer selfies et avatars…
Catalogue, le complément indispensable à la visite Editions Dilecta-Pinault Collection, 174 pages, 28 €
En parallèle découvrez l’univers et la démarche de l’artiste britannique Jeremy Deller Art Is Magic, autour de 3 centres d’art qui se sont associés : le Frac Bretagne, le Musée des Beaux-arts et la Criée. Sa rencontre avec Andy Warhol et les fondements de sa pratique rejoignent le manifeste du Pop art tel que défini par Hamilton : un art populaire, éphémère, bon marché, produit en masse, séduisant et plein d’astuces.
La Collection Pinault propose également tout l’été à Dinard, à la mythique Villa des Roches Brunes :
« Irving Penn, Portraits d’artistes »
Jusqu’au 1 er octobre
Irving Penn. Portraits d’artistes | Pinault Collection
(prochaine chronique)
Infos pratiques :
Forever Sixties
L’esprit des années 60 dans la Collection Pinault
Jusqu’au 10 septembre
Couvent des Jacobins
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Forever Sixties + Art is Magic : 12 €