Louise Bourgeois in her Brooklyn studio with her granite sculpture EYES in 1995 ©The Easton Fondation/ VAGA at ARS, NY photo Jean-François Jaussaud
« J’ai tendance à ne pas trop m’intéresser aux gens qui s’intéressent à moi, je m’intéresse aux personnes qui ne savant pas que j’existe » Louise Bourgeois
Si Louise Bourgeois bénéficie actuellement de deux expositions majeures, à Bâle au Kunstmuseum et à Londres à la Hayward Gallery, (relire mes chroniques), les clichés du photographe français Jean-François Jaussaud exposés à Hangar photo center, Bruxelles, sont uniques car ils lèvent un pan du voile de cette personnalité iconique et singulière qui accordait rarement sa confiance et son intimité. Le jeune photographe d’abord admis dans l’atelier de Brooklyn puis dans la maison de Chelsea, capture son univers avec une grande liberté d’action entre 1995 et 2006. Mis à part celui de Robert Mapplethorpeau moment de la rétrospective du MoMa en 1982, les portraits de Louise Bourgeois sont peu nombreux à l’époque. C’est à partir de la sortie de son livre Louise Bourgeois, Femme maison en 2019 que Jean-François Jaussaud va pouvoir rencontrer des marchands et artistes emblématiques dans leur sphère privée parmi lesquels David Zwirner, Barbara Gladstone, Marian Goodman, Thaddaeus Ropac .. tous fascinés par cette incroyable histoire. Parmi les signataires de la préface du livre, Marie-Laure Bernadac dont le rôle va être déterminant pour la concrétisation du projet après la mort de Louise Bourgeois comme il nous l’explique. Le parcours construit avec Delphine Dumont, directrice de Hangar, à partir d’une rigoureuse sélection diffuse en parallèle une bande sonore, ces comptines enfantines françaises à la fois tendres et cruelles étant une clé essentielle de la démarche féministe et politique de Louise. Un projet inédit à plus d’un titre dont Jean-François Jaussaud nous livre les ressorts et les enjeux.
Jean-François Jaussaud est photographe et directeur artistique. Son travail est publié dans les plus grands magazines internationaux depuis plus de trente ans (The World of Interiors, Vogue, New York Times, Elle, Wallpaper, Harper’s Bazaar, etc…). Il a également publié de nombreux ouvrages dont Vivre à Venise (Actes Sud, 2014), Vivre Avec l’Art (Elle Decoration et GM editions 2015), Living In Style Paris (teNeues, 2017), Louise Bourgeois Femme maison 2019 (Albin Michel et An Intimate Portrait en Anglais Laurence King Publishing)… For Art’s Sake, Inside the homes of art dealers (Rizzoli USA 2020)...
Retour sur la genèse du projet à Hangar
J’ai été présenté à Delphine Dumont par un ami commun, le galeriste et commissaire Jean-François Declercq. Elle a eu un coup de cœur pour le projet et le livre. Le titre du livre Femme maison reprend le titre d’une des œuvres de Louise Bourgeois de 1939, et c’est un thème qu’elle a exploré et travaillé toute sa vie.
La genèse de votre lien privilégié avec Louise Bourgeois
Si l’on remonte au tout début je rencontre Louise fin 1994, je réalise les premiers portraits dans l’atelier de Brooklyn pour le compte de Connaissance des Arts mais je ne connaissais pas alors la maison. Je la rejoins chez elle deux jours plus tard car pour notre première rencontre elle voulait contrôler les images. Je commence alors réellement à travailler dans la maison une année plus tard en 1995.
A l’époque j’organisais moi-même les reportages pour les magazines d’architecture, d’intérieur et de décoration même si le graal, la cerise sur le gâteau selon moi, ce sont les intérieurs d’artistes toujours très évocateurs.
Quel a été le déclic selon vous pour vous accepter dans son univers intime ?
Cela tient à peu de choses parfois et cela aurait pu aussi très mal se passer, Louise Bourgeois étant connue pour ses colères et son côté imprévisible. Cela s’explique je pense d’une part sur le fait que j’habitais à Ivry-sur-Seine juste à côté de Choisy le Roi, ville de son enfance et sur ce portrait où elle se tient de face, les mains posées sur la sculpture, Eyes, deux grosses boules de granit, coiffée d’une casquette blanche. C’est le point de bascule qui scelle son accord après un premier élan et un refus total. Elle apparait sur cette image très soignée et coquette contrairement aux blouses bleues et grises souvent usées qu’elle privilégiait d’habitude.
Cela s’est joué certainement aussi sur le fait que j’étais français car même s’il fallait parler anglais au départ pour basculer vite vers la langue de son enfance. Lors de cette première séance elle commence par me poser des questions très précises, presque comme une fiche de police. Je suis revenu plusieurs mois plus tard, en avril 1995 pour réaliser les portraits. J’avais proposé ce reportage à Connaissance des Arts, 1995 étant l’année de la première grande rétrospective de Louise au Musée d’art moderne de Paris. Ces deux jours de photos ont été publiés dans le magazine puis à l’invitation de Louise je revenais à chacun de mes passages à New York. Je lui passais un coup de téléphone toujours avant 9h car elle était seule et décrochais directement. Une heure plus tard, Jerry son assistant m’ouvrait la porte et je faisais alors vraiment ce que je voulais. C’était assez étonnant voir très gênant au départ face à ces pièces fermées dans lesquelles je n’osais pas pénétrer. Ce n’est qu’en 1998 qu’elle m’autorise à pousser la porte de sa chambre conjugale. On est à la fois voyeur tout en étant témoin, l’idée étant de donner la chance au plus grand nombre de pénétrer dans son univers. D’où la présence de ses textes. Si l’on prend la photo d’elle petite devant la maison de Choisy le texte est essentiel à la lecture de l’image. J’ai repris des petits textes annotés dans des agendas, des lettres comme on le voit dans l’exposition.
Comme le retrace Robert Storr, conservateur au MoMa qui a suivi Louise pendant 40 ans dans le livre remarquable Géométries Intimes/Intimate Geometries, l’on retrouve des dessins dès les années 1939-40. Elle a donc toujours travaillé même si elle n’est pas encore connue à l’époque. Mais elle a aussi traversé des périodes psychologiques plus compliquées avec des séjours en psychanalyse.
Le déroulé du parcours : parti pris et incontournables
Nous avons avec Delphine Dumont, opéré une sélection à partir de la somme d’images collectées durant ces 11 années entre l’atelier au et la maison de Chelsea dans laquelle elle va vivre seule après la mort de son mari. Si dans le livre cela peut représenter un intérêt de tout montrer, c’est très différent sur des cimaises.
L’entrée du parcours ouvre sur un portrait réalisé chez elle et agit comme une sorte d’invitation, d’adresse au regardeur. La première salle contient des photos de l’atelier, dont celles réalisés avec Eyes le premier portrait, qui a scellé notre accord. Louise Bourgeois restait toujours sur la défensive et se sentait vite mal à l’aise. Sur son bureau elle avait un petit miroir qui lui permettait de se masquer derrière une question qu’elle n’appréciait pas. « C’est votre problème » assenait- elle alors. De l’autre côté du parcours tout s’organise à partir de la photo prise dans son bureau de la maison de Brooklyn où elle passe la majeure partie de son temps à partir de 1998 étant devenue plus âgée et le studio de Brooklyn détruit. Elle travaillait sur de plus petites œuvres et des maquettes, les sculptures étant réalisées ensuite par son assistant comme on le voit avec les grandes araignées. Elle travaillait, mangeait et recevait dans la pièce principale de la maison autour de ce fameux bureau coupé en deux à la mort de son mari. Elle gardait tout et utilisait dans son travail des fragments de papier, de tissus.. jusqu’à des vêtements qui lui avaient appartenus. Elle opère un travail de mémoire et explique qu’elle recrée son passé pour pouvoir l’accepter. J’ai agrandi volontairement des Polaroids et il se passe quelque chose d’un peu spectral avec le mélange visible des traces de chimie qui suggèrent le temps qui passe.
La présence de votre appareil et des polaroids au sein de votre exposition
Je travaille avec deux formats d’appareil, d’une part le format 24/36 format classique d’appareil réflex utilisé pour les photos d’intérieur comme en témoignent les diapositives. D’autre part un format beaucoup plus grand, 6/6 avec un dos Polaroid amovible où l’on peut mettre soit des films (photos carrées) ou des Polaroids. On s’en servait également à l’époque pour faire des tests, le Polaroid donnant déjà une idée de la lumière. Cela permettait aussi de nouer des contacts immédiats avec les invités des dimanches de Louise et de façon très conviviale. D’ailleurs sur la photo de son bureau on trouve un Polaroid. J’ai voulu exposer certains Polaroids avec leurs négatifs souvent coupés n’ayant pas prévu au départ de les garder, étant opaques et non transparents.
Ces salons du dimanche rassemblaient des gens très variés autour de jeunes artistes la plupart du temps, des journalistes, conservateurs de musées.. mais limités à moins d’une dizaine de personnes. Cela se faisait sur invitation mais n’importe qui pouvait demander. Pour les jeunes artistes cela pouvait se révéler assez cruel.
La bande sonore qui accompagne l’exposition
Ces petites ritournelles françaises cachent toujours une revendication féministe même sur le ton de la plaisanterie. Louise se plaignait souvent qu’on ne la prenait pas au sérieux face à des artistes qu’elles considéraient comme très machistes. Ce qu’ils étaient d’ailleurs !
Rares ont été les photographes admis dans son sérail, le réalisiez-vous ?
Très peu en effet même s’il y a eu un certain nombre de portraits d’elle notamment celui de Robert Mapplethorpe (1982) où elle tient une sorte de grand phallus qu’elle appelle Fillette. L’histoire de cette photo est assez incroyable si l’on y songe. Louise était venue à l’atelier de Mapplethorpe avec cette sculpture à l’occasion de son exposition au MoMa qui avait passé commande au photographe pour l’affiche. Une première pour une femme artiste à l’époque. Au final l’affiche a été coupée et censurée, ce qui peut parait étonnant dans ces années-là. Même s’il y a eu des portraits d’elle, peu ont été réalisés dans sa maison, le lieu auquel elle n’avait jamais donné accès. Bien entendu après sa mort, il y a eu des reportages et notamment dans le New York Times.
J’ai été le seul et n’ai pas du tout réalisé sur le moment ce que cela représentait même si sans doute un peu de manière inconsciente puisque j’y suis retourné et sans aucune subvention. Il est curieux d’ailleurs de constater que ces photos ne trouvaient pas beaucoup d’écho au départ. Elle était peu connue à l’époque de ce reportage de Connaissance des Arts. Les premiers qui ont publié les photos après Connaissance des Arts en 1998 sont The World of Interiors très beau magazine qui va bien au-delà que la simple décoration. Une fois qu’elle est devenue si connue j’ai beaucoup publié.
Je pense qu’elle souhaitait garder ces traces et arrivé à un certain stade, elle n’a plus du tout contrôlé. Elle avait besoin de se sentir en sécurité et ayant une personnalité plutôt silencieuse et effacée, cela lui correspondait bien. C’est plus un atout pour comprendre un tel personnage de rester en retrait et d’être réceptif, tout en gardant sa personnalité pour savoir faire face à ses sauts d’humeur.
Elle a travaillé jusqu’au dernier souffle si l’on prend ses aquarelles de nativité fascinantes réalisées en 2008. Il y a eu de belles expositions ici en Belgique chez Xavier Hufkens qui la représente. Un personnage assez réservé d’ailleurs aussi et très sympathique.
Après sa mort, c’est la fondation qui a tout géré et contrôlé notamment Jerry son assistant mais c’est grâce à Marie-Laure Bernadac qui signe l’une des préfaces du livre, que j’ai pu finaliser ce projet.
Quel a été l’impact du livre de Louise sur le reste de votre carrière ?
Il s’est révélé décisif. C’est au moment de la sortie du livre intitulé For Art’s Sake Inside The Homes of Art Dealers (Rizzoli USA) dont l’angle était les intérieurs des grands marchands et leur collection privée que Kamel Mennour m’a ouvert les portes (pour exposer) d’un appartement où il a vécu pendant 10 ans et qui lui sert de lieu de réception et pour certains événements en lien avec la galerie. Mais le point de départ de son accord s’est fait quand je lui ai montré la maquette du livre sur Louise. C’était vraiment généreux de sa part. Une atmosphère assez intime se dégageait et j’avais juste posé les photos près de meubles, ou sur les cheminées…
De plus, nous avons fait aussi le lancement du livre à la librairie de Marian Goodman. En termes de timing, le livre de Louise m’a en quelque sorte ouvert la porte des plus grands marchands comme Ywan Wirth, galerie qui représente aussi Louise Bourgeois et qui a été très séduit et diffuse le livre dans la librairie de New York.
Parmi les autres marchands Thaddaeus Ropac m’a permis de pénétrer dans son incroyable manoir de Salsbourg mais aussi David Zwirner, Barbara Gladstone… la plupart m’ayant été présentés par la collectionneuse Tiqui Atencio Demirdjian rencontrée lors d’un de mes reportages à Saint Jean Cap Ferrat autour de son extraordinaire maison. Lorsque je lui ai exposé ce projet de livre des grands marchands elle me confie l’envie qu’elle avait de son côté de réaliser un tel projet et me propose alors de le réaliser ensemble. Cela m’a ouvert toutes les portes et peu de ces galeristes ont refusé.
Prochains échos de l’exposition bruxelloise
Prochainement je serai à Photo London avec la jeune galerie Podgorny Robinson basée à St Paul de Vence rencontré l’année dernière. J’ai eu la chance de rencontrer les fondateurs de la foire chez des collectionneurs et ils ont été très séduits par mon livre de Louise. Après Londres la galerie exposera mes photos à Saint Paul. Elle est située en face de la Colombe d’or. J’avais gardé l’image de galeries pour touristes mais il y a aussi de très bonnes galeries et d’importantes fondations comme Maeght ou plus récemment les belges CAB fondation et la galerie Guy Pieters.
Comment définissez-vous votre démarche ?
J’ai toujours tenu à mon indépendance et 95% de mon travail ne sont pas des commandes. Au départ je ne réalisais que de la presse (magazines et livre) et c’est par Louise et d’autres artistes que j’en suis venu à la photographie artistique. Je travaille d’ailleurs en ce moment avec Anne et Patrick Poirier que j’ai eu l’opportunité de photographier très tôt dès 1989 dans leur atelier à Ivry, à l’époque pour le magazine Vogue Décoration. De très beaux portraits en Polaroid. Nous étions restés partiellement en contact et c’est à l’occasion de la sortie du livre de Louise qu’ils m’ont appelé. Je suis allé chez eux à Lourmarin. Cela avait du sens car ce sont aussi des gens qui accumulent les fragments du passé, les traces. J’ai donc photographié leur atelier, leur maison et bientôt une installation à Palerme dans le sublime palais d’un collectionneur. J’ai également le projet de travailler avec Fabrice Hyber dans sa maison en Vendée après l’avoir suivi jusqu’au Mexique il y a une dizaine d’années dans une usine désaffectée à Monterey autour de son projet d’hommage à la lutte contre le sida. J’ai aussi travaillé avec Martial Raysse qui n’est pas d’un abord facile non plus alors que j’étais envoyé par la galerie Levy Gorvy de New York. Il vit dans une ferme complètement isolée dans le Périgord et devant son scepticisme, j’ai commencé par lui montrer quelques images réalisées en numérique dans son atelier et il accepté que je poursuive. C’est l’avantage avec le numérique. J’ai aussi eu la chance de rencontrer Zao Wou-Ki et Yan Pei-Ming avec qui j’ai réalisé des photos dans son gigantesque atelier. Un personnage très attachant qui évolue dans des lieux assez extraordinaires.
Quelles sont vos prochaines envies, projets ?
J’ai envie de travailler par thèmes à présent et je commence un travail autour de la migration, du déplacement plutôt étant entouré de personnes qui viennent d’ailleurs à commencer par ma femme qui est vietnamienne, arrivée comme boat people en France. Cela prendra la forme de portraits accompagnés de petits textes. Je ne vais pas aller dans les camps de réfugiés mais je choisirai de creuser plus l’intime à partir de portraits chez les gens, leurs intérieurs parlant de ce déplacement et ce ré-ancrage dans un pays d’adoption.
Instagram @jeanfrancoisjaussaud
Louise Bourgeois Femme maison, aux éditions Albin Michel, 190 pages, 34,90 € livre disponible à la librairie de Hangar.
Relire mon interview avec Marie-Laure Bernadac à l’occasion de l’exposition de Cindy Sherman à la Fondation Louis Vuitton Paris.
Infos pratiques :
Jean-François Jaussaud
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