Casino, Luxembourg : Karolina Markiewicz & Pascal Piron « Plus forts que la mémoire…»

Stronger than memory and weaker than dewdrops, Karolina Markiewicz & Pascal Piron, vue de l’exposition Casino Luxembourg –Forum d’art contemporain photo Lynn Theisen

A l’invitation de Kevin Muhlen, les artistes Karolina Markiewicz & Pascal Piron plongent le Casino-Forum d’art contemporain dans une rêverie autant poétique que politique sur le poids de l’histoire coloniale et la faillite des utopies de nos dirigeants européens face aux enjeux lancés par les crises migratoires, notamment en Afghanistan. A partir de leur travail auprès de jeunes exilés et leur lecture approfondie du poète palestinien Mahmoud Darwish (titre de l’exposition) le parcours en forme de labyrithe retrace les contours visibles et invisibles des frontières géopolitiques et symboliques de l’UE. Entre réalité et fiction, chacun peut alors faire l’expérience de l’exil ou rester en retrait dans une certaine ambiguïté à partir d’images manipulées. Comme les différentes strates d’une même histoire entre soubressauts collectifs et destins individuels, leur approche collaborative tisse des liens entre le cinéma, les arts visuels et le théâtre.

Karolina Markiewicz et Pascal Piron font également partie de l’exposition Freigeister. Fragments d’une scène artistique au Luxembourg et au-delà, au Mudam. Ils ont répondu à mes questions.

La genèse du projet

Karolina Markiewicz & Pascal Piron :  Nous avions déjà mené des projets avec Le Casino. Nous avions montré des courts métrages dans la salle de projection et organisé un cycle de conférences il y 2 ans autour du cinéma étant aussi cinéastes. Nous avions aussi montré ici une œuvre en réalité virtuelle, Fever ainsi que dans une exposition collective à l’Agora, à Bruxelles, une série de vidéos Side Effects of Reality. De plus, hors les murs, Kevin Muhlen a été le commissaire de l’exposition, intitulée dust to dust: of mythys and men, en duo avec l’artiste Marco Godinho, en 2018 à Taiwan.

A quand remontent vos liens avec Kevin Muhlen ?

KM & PP : Nos liens avec Kevin remontent avant ces évènements car la scène luxembourgeoise étant assez petite, nous sommes de la même génération et nous le connaissons aussi en tant que musicien. A plusieurs reprises nous avons travaillé ensemble sur des bandes son de films.

Stronger than memory and weaker than dewdrops, Karolina Markiewicz & Pascal Piron, vue de l’exposition Casino Luxembourg –Forum d’art contemporain photo Lynn Theisen

Comment avez-vous pensé le parcours ?

KM & PP : L’idée est de commencer de manière très officielle avec le tapis rouge mais après il faut franchir les barrières pour changer de territoire et passer des frontières. Comme dans un jeu, on entre sur le tapis rouge qui se transforme en sable, ce que remarque tout de suite les enfants contrairement aux adultes. Le sable agit en quelque sorte comme une première tension avec cette couleur rouge qui renvoie à des images liées aux histoires de migration tragiques. Ce mur rouge est comme une impasse que l’on peut aussi contourner par les barrières sur le côté. On amorce un autre récit, pour passer du collectif au plus intime.

L’idée était aussi de commencer par nous, les Européens par le biais de ces drapeaux de pays européens aujourd’hui que l’on reconnaît et tous les autres drapeaux des anciennes colonies, qui existaient en 1957, l’année du Traité de Rome. Il y a différentes temporalités dans l’exposition, comme différentes couches de la même histoire, celle des migrations humaines et l’Histoire politique qui s’est écrite en parallèle. Elle a aussi été écrite au Casino, dans les années 50, la CECA a utilisé la grande salle comme salle de réunion. Des décisions politiques y ont été prises. C’est pour cette raison qu’il y a la grande table ronde et les 12 chaises officielles que nous avons installées avec ces barrières pendantes au dessus des têtes de ceux qui s’y assoient et expérimentent My Identity is this expanse, notre film en réalité virtuelle. Ce film permet une immersion dans la trajet dangereux et traumatique d’un enfant migrant qui se montre résiliant, lors du voyage. 

Le labyrinthe de verre n’est pas accessible de l’intérieur, il représente l’Union Européenne et permet la projection de nos reflets et ces vidéos que nous avons décidé de consacrer aux évènements récents survenus en Afghanistan. Nous avons rassemblé des vidéos disponibles sur des plateformes publiques et retravaillé ensuite avec des glitchs, du data moshing pour les abîmer, les transformer, les modifier à l’instar de notre mémoire qui se délite. La situation de l’Afghanistan se dilue effectivement très rapidement de nos consciences. Cette installation en miroir se tient également à l’extérieur de la salle donc elle ne respecte pas les frontières du lieu. 

Si l’on n’aperçoit que les frontières géopolitiques extérieures c’est parce que chaque personne réfugiée arrive aux frontières et selon les accords de Dublin, doit se déclarer dans ce premier pays et même si son voyage continue, il reste Dublinais et est renvoyé dans ces premiers pays d’arrivée, comme la Grèce ou l’Italie, par exemple. En ce qui concerne notre situation au Luxembourg, notre ministre des affaires étrangères, Jean Asselborn, le plus ancien à occuper ce poste dans l’Union Européenne, fait parfois des exceptions et regarde chaque dossier pour ne pas renvoyer des enfants seuls, par exemple. 

La place de la poésie 

L’exposition est aussi ponctuée par les différents néons qui reprennent le titre de l’exposition, Stronger than memory and weaker than dewdrops, traduit en français: Plus fort que la mémoire et plus délicat que les gouttes de rosée, à partir d’une phrase empruntée au poète palestinien Mahmoud Darwish. Un autre poème est aussi central dans l’exposition, intitulé I am a woman – celui de la poétesse afghane Meena Keshwar Kamal, assassinée en 1987 pour avoir créé une association de femmes.  

Un acteur est aussi présent dans l’exposition, il s’agit de Khalid Abubakar, il est là tous les fins d’après-midi. Il a été formé à l’interprétation théatrale et au cinéma à Damas et vit aujourd’hui à Luxembourg en étant Somalien et Syrien d’origine, un double réfugié. Il récite les poèmes de Mahmoud Darwish ou de Meena Keshwar Kamal dans l’espace de l’exposition ou tourné vers Gëlle Fra, la Dame en or que l’on aperçoit par les fenêtres, ce monument est le symbole de la résistance. Il lui arrive aussi de parler de lui ou simplement il parle aux gens, on le prend souvent pour un guide, ce qu’il est dans ce contexte, en définitive. C’est aussi son histoire dont il est question. 

La thématique de l’exposition 

KM & PP : Proportionnellement par rapport à d’autres pays le Luxembourg accueille davantage mais l’intégration se fait plus ou moins bien étant donné que le Luxembourg est un pays, riche et cher où trois langues sont parlées. 

Ce sont toutes ces réflexions, ajoutées au travail au quotidien avec de jeunes réfugiés qui ont permis d’aboutir à cette exposition à laquelle nous avons réfléchi depuis presque 4 ans. Nous n’abordons pas toujours les questions de migration dans notre travail artistique, mais nous avions l’impression que c’était le moment à nouveau de poser toutes ces idées sur la table et les articuler dans ce somptueux espace. 

La peinture murale

KM : Pascal est artiste peintre de formation alors que je suis plus issue de l’écriture et du théâtre et notre compromis ensemble était de créer des films tout en poursuivant d’autres médiums à deux.

PP : J’ai étudié à Strasbourg et commencé à peindre lors de ma dernière année qui me semblait déjà véhiculer une histoire très importante que je n’osais pas m’y confronter.  Nous utilisons des couches de couleur primaire qui agissent comme une imprimante. Nous peignons à deux aujourd’hui et pour les peintures murales, nous avons inversé les couleurs pour créer une sorte de mer de feu et de sang. Toutes les couleurs sont la résultante de couches de couleurs primaires.

En ce qui concerne la photo : On décompose l’image d’une photo prise sur le port du Pirée pour la retravailler ensuite à travers la peinture. Nous avons rencontré ce garçon qui s’est positionné devant notre caméra et nous a demandé cette photo.

La table des décisions

Les barrières suspendues au-dessus de nos têtes nous tombent dessus ou s’envolent selon les décisions prises. C’est une interprétation du drapeau européen avec deux mots du poème de Darwish. Il est intéressant de constater que s’il est bien traduit en français et en anglais, il est surtout connu dans le monde arabe mais pas seulement. On s’est aperçu lors de notre travail avec des primo arrivants que ceux qui viennent de Syrie, d’Irak, de Palestine mais aussi d’Afghanistan, du Pakistan ou d’Iran le connaissent. Les enfants, les jeunes qui ont encore une éducation classique arrivent à réciter des poèmes entiers alors qu’ils sont très compliqués, Darwish étant considéré comme le Shakespeare de la langue arabe.  Les mots décomposés en anglais deviennent très simples.

A quand remonte votre découverte de Mahmoud Darwish ?

KM : Je l’ai découvert il y a longtemps, étudiante par hasard dans une librairie à Metz et j’ai souhaité en savoir plus. Nous essayons d’accéder à l’arabe tous les deux, l’apprendre, ce qui n’est pas simple. Nous apprenons cette langue pour des raisons de travail également, au quotidien avec les jeunes arabophones. Mahmoud Darwish était très proche de Yasser Arafat en tant qu’activiste avant de devoir partir en exil aux Etats-Unis soulignant que les mots politiques resteraient toujours plus faibles que la poésie. Cela rejoint le point de départ de cette exposition. Cette zone d’équilibre entre l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction dont parle Max Weber. Cette balance qui bascule à certains moments clés de l’histoire quand par exemple le 31 août 2015 Angela Merkel déclaré “Wir schaffen” das “nous y arriverons” nous sommes plus dans de la conviction et à ce moment-là et les barrières s’écartent, dans notre exposition elles s’envolent.

Les enjeux de cette installation autour des discours politiques

KM : C’est cette idée de balance d’éthiques, entre conviction et responsabilité et la force ultime de la poésie qui nous a fait travailler avec le deep fake pour faire dire soudain aux dirigeants politiques européens actuels, au milieu de leur déclaration sur l’Afghanistan la poésie de Mahmoud Darwich en Arabe. C’est cela aussi qui nous a fait crée une bande sonore composée d’un requiem et d’une chanson d’amour interprétée par l’artiste islandaise avec laquelle nous collaborons, Ásta Fanney Sigurðardóttir. 

PP : Cette installation joue sur le rapport entre le réel et la politique. Il manque la beauté du geste dans les échanges politiques. L’humanité. 

KM : Notre exposition précédente s’appelait Putain de facteur humain. Ce putain de facteur humain dont parle l’astrophysicien, Hubert Reeves qui nous empêche de changer le cours de l’histoire ou ce précieux facteur humain qui la bouleverse. Les mots prononcés par Angela Merkel ont bien conduit à accepter 1 M de réfugiés en Allemagne.  Est-ce un manque de courage de la part des politiques, est-ce que la politique est quelque chose d’inadapté, est-ce que les citoyens sont réellement ancrés dans les cités et dans la vie des humains qui les entourent. Est-ce qu’il faudrait s’intéresser plus aux histoires individuelles qu’aux chiffres et aux rapports ? Des questions qui restent ouvertes.

Il est évident que lorsque l’on travaille avec des jeunes réfugiés, on s’attache à eux et l’on ne peut les considérer comme des statistiques. Cette génération de politiciens ne se rapprochent peut-être pas assez des gens. Peut-être que la poésie, celles des mots, de la musique, l’art en général permet ne serait-ce qu’un moment, ce rapprochement nécessaire.

Les témoignages vidéos des 9 jeunes dans la dernière salle de l’exposition

KM & PP : Ce sont des anciens élèves, tous ont entre 14 et 23 ans, tous exilés, arrivés seuls ou accompagnés, de l’Irak, de la Syrie, de Gambie, d’Angola, de l’Afghanistan ou encore du Kosovo. Ces témoignages que nous avons réalisés et qui concluent l’exposition, dans la salle noire avec un dernier néon, faisant partie du titre et intitulé Stronger, parce qu’ils le sont, plus forts. Cette archive est une part importante du travail pour l’exposition, sans aucun doute la base de la réflexion.

 

Les invitations extérieures 

KM & PP : Kevin Muhlen nous avait donné la possibilité d’investir la totalité du Casino et ce n’est pas par manque d’envie mais nous souhaitions ouvrir et partager la parole avec d’autres. Le collectif Richtung22 est constitué de jeunes adultes ou adolescents qui ont décroché des plaques de noms de rues associées à la colonisation et ils les ont apporté au Casino pour lancer une discussion. Cette réflexion sur la colonisation ou plutôt la post-colonisation existe dans l’exposition avec l’installation des drapeaux mais elle interviendra aussi lors du finissage, qui sera un véritable pillage festif, accompagné par la musique de Shafi Badreddin, compositeur syrien qui vit au Luxembourg.

La question de la restitution des oeuvres d’art nous intéresse aussi, si elle agite les débats en France et en Belgique, elle concerne aussi le Luxembourg qui était lié à l’administration du Congo belge et la discussion autour de la responsabilité ou d’un éventuel pillage commence à faire surface, notamment par le biais des historiens Luxembourgeois. Nous avons aussi invité le film You hide me de Nii Kwate Onwoo, une véritable déclaration cinématographique quant à la problématique des œuvres d’arts emportées-volées par les colons et non restituées et rendues non visibles, car stockées dans le dépôt par les anciens colonisateurs, tels que l’Angleterre. Le film date de 1971 et constitue un réel acte politique. 

L’autre invitation à la cinéaste finlandaise Maija Blåfield que nous avons rencontrée

lors de notre carte blanche au dernier Luxembourg film festival et elle s’explique par la résonance de sa démarche avec le thème de l’exposition et notre démarche dans notre travail documentaire. 

Maija aborde la question des réfugiés Nord-Coréens dans son film The Fantastic, mais de manière indirecte à travers les films qu’ils visionnaient dans l’illégalité. De nouveau des histoires individuelles prises dans des récits officiels. Techniquement elle travaille aussi avec des glitchs et effets spéciaux pour altérer l’image. Elle n’a pas hésité à aller en Corée du Nord et à chercher à rencontrer des réfugiés ensuite en Corée du Sud. Une approche qui rejoint la nôtre avec les interviews des jeunes.

Une publication est-elle prévue ?

KM & PP : Oui il y aura une publication à la fin de l’exposition avec des invitations faites à des auteurs et non des essais sur l’exposition. Cela prendra la forme de lettres adressées à des proches, jeunes ou enfants, certaines écrites comme visions d’un certain avenir. 

Nous avons lancé des invitations à des auteurs comme la française Sofia Aouine qui a écrit le superbe roman, Rhapsodie des oubliés sur un jeune exilé qui arrive à Paris et découvre ses origines ou encore l’auteure syrienne qui vit désormais à Metz, Wejdan Nassif et qui a publié entre autres Les Lettres de Syrie. Nous avons aussi des jeunes qui vont écrire ainsi que des gens de théâtre, tel que Bertrand Sinapi. C’est un peu en écho au programme cadre et de nombreux échanges autour de l’exposition que nous avons pensé depuis le mois de septembre et qui représente tout ce que nous aimons et nous estimons important, hormi l’art et les films, la danse avec Yuko Kominami, la musique avec Kefah Badreddin et aussi Kevin Muhlen, le théâtre avec la compagnie française Pardès Rimonim, la littérature avec Sofia Aouine, la photographie avec Max Raybaut, l’aide humanitaire avec le Dr Raphaël Pitti et puis l’esthétique et la technologie avec l’artiste, Tamiko Thiel. Mais ce qui a été le liant de ce projet est bien la poésie, sa puissance. 

Infos pratiques :

STRONGER THAN MEMORY AND WEAKER THAN DEWDROPS

KAROLINA MARKIEWICZ & PASCAL PIRON

Curateur : KEVIN MUHLEN

jusqu’au 31 janvier 2022

Casino- Forum d’art contemporain

41 Rue Notre Dame, 2240 Luxembourg

Programmation, publications :

Casino Luxembourg ⋅ Casino Luxembourg (casino-luxembourg.lu)

Freigeister. Fragments d’une scène artistique au Luxembourg et au-delà

jusqu’au 27 février 2022

https://www.mudam.com/fr/