Majd Abdel Hamid, « A Stitch in Times », La Verrière (Bruxelles), 2021 © Isabelle Arthuis / Fondation d’entreprise Hermès
Après l’exposition du duo mountaincutters, « Les indices de la respiration primitive », changement d’échelle avec le travail textile minutieux et de l’ordre de l’intime de l’artiste Majd Abdel Hamid. De nouvelles matières à penser/panser. Citoyen palestinien né en exil en Syrie et vivant entre Beyrouth et Ramallah, l’artiste capte à travers la broderie les soubresauts de l’histoire et l’urgence du présent dans un temps long et suspendu, dramatiquement renforcé par l’isolement du confinement et l’explosion du port de Beyrouth d’où il ressort blessé au visage. Une cicatrice et des points de suture qui planent au-dessus de cette démarche à la fois compulsive, thérapeutique et résiliente comme le souligne Guillaume Désanges à l’origine de cette exposition. Il revient sur les partis pris scénographiques entre horizontalité et verticalité à travers ces tables qui s’intercalent où sont exposées œuvres anciennes et nouvelles productions. Si des différences formelles sont notables entre les différents artistes de ce cycle, une cohérence s’en dégage car ils participent tous d’une même écologie des pratiques souligne Guillaume Désanges qui revient sur ce dénominateur commun et ses multiples enjeux. Il a répondu à mes questions.
A quel moment et dans quelles circonstances avez-vous découvert le travail de Majd Abdel Hamid ?
J’ai découvert son travail par hasard au détour d’une visite à la Biennale de Venise dans le cadre d’une petite mais très interessante exposition intitulée Hearth Break (programmation off) en face du pavillon Irakien réunissant des artistes du Moyen-Orient. J’avais été immédiatement frappé par ses broderies abstraites inspirées des plans de la terrible et mystérieuse prison syrienne de Tadmur et détruite en 2005 par l’état islamique, Tadmur étant aussi le nom grec de l’ancienne cité de Palmyre, parallèlement détruite et pillée pour ses antiquités. La force du travail et sa simplicité, l’émotion, la puissance et l’humilité qui s’en dégageait m’avaient étonné et immédiatement touché. J’avais gardé ce travail en tête et le cycle « Matters of Concern » qui interroge des relations à la matière investie de préoccupations spirituelles, symboliques, thérapeutiques, politiques ou magiques, a été naturellement l’occasion de le montrer. Il me semblait que son œuvre autour d’une abstraction nourrie par les affects, les stimuli et la sensibilité en réaction à un contexte violent résonnait fortement avec les enjeux de ce cycle. J’ai ensuite contacté l’artiste pour amorcer un dialogue autour de cette exposition qui lui a donné l’occasion de produire plusieurs nouvelles séries d’oeuvres.
Revenons sur la notion d’écologie élargie des pratiques qui relie les artistes de ce cycle ?
Tout le cycle s’est construit à partir d’une saisie curatoriale de la question écologique, que j’envisage comme un regard renouvelé sur d’autres manières de faire et de fabriquer, avec un mélange d’attention et d’inquiétude, qui sont les deux sens du mot « Concern », en anglais. Les affinités entre les artistes sont donc de l’ordre de l’esprit ou de l’intensité plus que de la forme du travail. Il y a chez Minia Biabiany, les mountaincutters, Gianni Pettena ou Majd Abdel Hamid, pour ne citer que les dernières expositions du cycle, malgré leur grande disparité formelle, un même rapport non cynique à la matière et une position non distanciée au monde. Par ailleurs comme je l’avais écrit dans mon texte d’intention cette notion engage une écologie des pratiques c’est-à-dire une diversité non hiérarchique entre art, design, l’artisanat ou militantisme à travers des objets qui glissent d’une sphère à l’autre et restent indifférents à leur statut.
Comment vous êtes-vous organisés pour travailler avec l’artiste malgré les difficultés liées aux déplacements et envisagé la scénographie ?
Cela a commencé par des longues et régulières discussions par Skype autour de son travail. Puis, j’ai invité l’artiste a séjourner entre Paris et Bruxelles pendant deux assez longues périodes avant et pendant le montage, ce qui lui a permis de voir les espaces mais aussi travailler et produire sur place. Pour la scénographie, nous sommes partis de l’idée d’utiliser des tables dans une volonté de montrer une pratique et non forcément des objets isolés à accrocher au mur, le processus de création étant pour moi aussi important que le résultat. La table renvoie à la table de travail. Ce panorama à plat montre toute l’étendue de son travail, des travaux monochromes à d’autres plus figuratifs ou abstraits.
Penchons-nous sur l’installation Salt of the Earth qui rompt avec une certaine horizontalité de l’ensemble
C’est une œuvre d’une grande économie et simplicité avec comme principe des fils tendus dans l’espace progressivement cristallisés par du sel. Au-delà de la symbolique du sel comme monnaie d’échange, il est question de la course du temps, grand motif dans l’œuvre de l’artiste. A l’échelle de l’exposition, il y a en effet des horizontalités et des verticalités avec des horizontalités, des altitudes différentes avec ces tables qui s’entrecroisent comme un circuit, librement inspirée par la très belle exposition de Jean-Luc Moulène et Florence Ostence, intitulées Rolling Club, à la Biennale Internationale du Design de Saint-Etienne en 2015, qui reposait sur un système élaboré de circuits qui s’enchevêtraient, jouant sur des glissements du statut des objets.
Le titre choisi A Stitch in times offre plusieurs niveaux de lecture, dramatiquement renforcés par la blessure de l’artiste suite l’explosion survenue à Beyrouth, pouvez-vous nous les décrypter ?
La question de la cicatrice est importante en effet, Majd ayant été blessé au visage lors de l’explosion à Beyrouth l’année dernière et a été recousu par des points de suture qui renvoient de manière à la fois tragique et ironique à la borderie. « A Stitch in times » qui veut dire un « point à temps », mais aussi un « point dans l’époque », renvoie aussi à la question l’occupation du temps, la broderie étant un moyen de scander ces temps morts, ces temps d’attente et d’incertitude. On sait comment les événements historiques immédiats (une explosion, de manière emblématique) sont des points, des pics dans l’histoire mais qui sont discrètement assis sur des temps individuels beaucoup plus longs, des temps perdus, des temps dilatés, de désarroi, aggravés, dans le cas de Beyrouth, par des conditions matérielles difficiles liées à la pandémie et l’isolement.
La prochaine artiste invitée est Lucy McKenzie pourquoi ce choix et en quoi rejoint-elle les enjeux de ce cycle ?
Lucy McKenzie est une artiste singulière dans le champ de l’art contemporain, qui développe pour moi une écologie / économie inclusive de travail en faisant cohabiter des éléments et des règnes différents. Elle s’inscrit dans ce cycle à travers ce mélange très pertinent entre la mode, le design et le monde de l’art par le biais d’objets aux statuts glissants. Sa pratique insaisissable vient alors déjouer les catégories, les nominations et les dominations. Pour cette exposition, elle a travaillé sur des relations entre la mode, l’histoire sociale et des univers intellectuels, matérialisées par une production assez monumentale. C’est la première fois que je travaille avec elle, mais contrairement à Majd, dont c’est la première exposition personnelle en dehors de la Palestine, Lucy a une carrière internationale florissante, ce qui n’est pas un critère, on le voit, dans mes choix pour la Verrière. Le principal c’est de créer, à travers un cycle, autre chose qu’une addition d’expositions, quelque chose qui ressemblerait à une communauté inconsciente, une communauté d’intensité.
Infos pratiques :
Majd Abdel Hamid
A Stitch in Times
Jusqu’au 4 décembre
La Verrière
50, boulevard de Waterloo
1000 Bruxelles
https://www.fondationdentreprisehermes.org/
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