Jonathan Loppin « La Perdrix » exposition, Voisins de Campagne#2 photo Marc Domage
C’est à l’occasion de la 2ème édition de « Voisins de Campagne » que je retrouve Jonathan Loppin, à l’affiche de cet évènement unique, initié par Julie Faitot, directrice de la galerie Duchamp à Yvetot et co-fondatrice du SHED et un groupe de mécènes en Normandie. Il investit la grange du Manoir du Quesnay d’un travail de titan à la force de son poignet pendant le confinement, creusant une grande galerie sous-terraine et exposant ses collections d’objets de rebuts prélevés sur place. Jonathan Loppin bénéficie également d’une exposition au musée des Beaux-Arts de Rouen (programme art contemporain La Ronde) dans le prolongement de sa résidence à l’usine Renault de Cléon (Ministère de la culture / art et entreprise). Il revient sur cette période du confinement, son impact sur sa pratique et les nécessaires réajustements de programmation pour le SHED qui s’est converti en véritable résidence de création pour des artistes du territoire leur offrant un formidable soutien concrétisé de plus par une exposition collective sous le commissariat de Laurent Faulon. L’Académie accueille de son côté les œuvres de l’artiste Charlotte Bayle, autodidacte, jamais encore exposée dont les réflexions sur le corps rejoignent hyperréalisme et questionnement sur le genre et l’identité.
Quel bilan de la période faites-vous au niveau du SHED ?
Au SHED nous avons décidé de continuer à travailler autrement pour éviter des expositions ou visites virtuelles, même si je comprends et respecte mes collègues qui ont fait ce choix. Voir une exposition en 3D ou sur un écran est selon moi, le summum de l’ersatz et je trouve que cela dessert au final les arts plastiques. J’aime trop pouvoir déambuler dans une exposition et être au contact des œuvres pour me satisfaire de quelque chose de fortement amoindri ; d’autant plus que nous étions à la fin de l’accrochage de l’exposition de Flora Moscovici qui ne pouvait pas du tout être transposée en version numérique. A contrario, l’exposition des vidéos de la collection d’Antoine de Galbert avait tout son sens en ligne. Nous avons instauré un système d’accès réservé aux adhérents du SHED pour pouvoir continuer à les visionner suite à un accord passé avec Antoine de Galbert. D’ailleurs, ce dernier utilise à présent notre site pour présenter la collection, ce qui nous rend très fiers.
Cette période étrange nous a appris la patience notamment lorsqu’il s’agissait d’attendre plutôt que d’ouvrir dans de mauvaises conditions : comme pour les expositions de Flora Moscovici de Charlotte Bayle. Le vrai problème, au-delà de l’attente, est de décaler toute une programmation. Au final le décalage de la programmation, de 6 mois à deux reprises, s’est révélé une bonne décision.
Au niveau de votre pratique, la crise a-t-elle eu une influence ?
Il y a clairement une influence notamment en ce qui concerne « Voisins de campagne ». L’exposition devant ouvrir en juin 2020, je me suis véritablement attaqué au sujet en février, après avoir développé plusieurs scénarios. Le monde a alors commencé à trembler et le virus se rapprocher, jusqu’à ce qu’Emmanuel Macron annonce la fermeture des écoles. Cela a bouleversé le quotidien de 36 millions de personnes, voire plus. Or j’avais la chance d’habiter dans l’endroit fabuleux où je me trouvais en résidence. Il y a eu une sorte d’alignement de planètes : comme pour beaucoup de gens qui font plusieurs choses à la fois il m’est difficile de tout concilier ; avec le confinement je me trouvais avec 2 mois ½ devant moi pour me concentrer pleinement sur ce travail. Le projet a encore évolué quand on s’est rendus compte que l’exposition allait encore être repoussée. J’ai alors démarré un travail au long cours sur 2 ans, ce que je n’ai jamais pu mener de la sorte et ne pourrai sans doute plus faire.
Cela a influencé d’une part la façon de travailler et l’œuvre elle-même. Je me suis trouvé comme sur une île, en autarcie. Dans la mesure où il était impossible de louer des machines, j’ai commencé à creuser à la pioche une galerie souterraine, comme le ferait un forcené. Ce trou est devenu assez impressionnant, donnant une sensation de grotte. Mon titre présupposé, Aller nulle part, était assez révélateur de mon état d’esprit. L’expérience s’est révélée épuisante mais positive, au contact de mon fils qui construisait au même moment une cabane dans la grange où je travaille. J’ai également commencé à augmenter toutes les collections que j’ai pris l’habitude de faire depuis mon installation ici.
L’œuvre finale est une grande installation en 3 temps. Un temps sous la terre, un temps au rez-de-chaussée – une sorte de déplacement de mon atelier comme les Kabakov – et un dernier niveau qui s’élève. Cela dessine comme un portrait en creux du lieu – un lieu dont la personne à l’origine de l’ensemble est absente.
La particularité de cette installation est que tout ce qui est montré provient du site : au départ, par nécessité, du fait du contexte de confinement. Il s’avère que j’ai travaillé dans le cinéma pendant longtemps comme accessoiriste décorateur, un métier où il faut savoir, quoiqu’il arrive, trouver une solution dans l’instant – et la meilleure possible car tout est filmé. C’est une très bonne école. C’est comme si j’avais du fouiller dans les caves, les greniers et même les poubelles pour créer l’univers que j’ai créé. et je n’ai pas dérogé à cette règle quand tout est redevenu possible.
L’exposition aux Beaux-Arts de Rouen
« Produire l’informe » est un cycle que j’ai entamé et qui s’est révélé également un projet au long cours du fait du confinement. Cette usine, une véritable ville, un colosse (5600 ouvriers), m’intéressait car elle possède sa fonderie industrielle[1]
Comme pour toutes les résidences, il y a une idée de départ qui n’est pas forcément celle que l’on garde. Plusieurs changements ont étiré la durée du projet et je me suis aperçu que dans ce genre d’usine il est très difficile de mener des projets : en raison du secret industriel, d’enjeux de communication et d’image très encadrés et des conditions de sécurité drastiques. Il est impossible de circuler seul sur le site, de prendre des photos. d’être cet électron libre que j’avais imaginé au départ. J’ai décidé alors de fonctionner autrement et de venir ponctionner les rebuts de cette production à forte cadence – un moteur toutes les 30 secondes, jour et nuit – induisant en parallèle un certain nombre de phénomènes imprévisibles et menus accidents qui m’intéressaient particulièrement. J’ai réussi à établir un rapport de confiance et ai pu récupérer de très grands filtres en rouleau qui réceptionnent l’huile de coupe des robots façonnant l’aluminium des pièces de moteur et générant au passage beaucoup de copeaux de métal. Cette huile devient noire car chargée de particules. Ca donne presque un Soulages ! J’en ai prélevé un morceau que j’ai tendu sur châssis, créant une véritable huile sur toile ! Ce grand tableau est resté accroché 1 an ½ dans mon atelier ce qui a permis à l’huile de se stabiliser avant qu’on l’accroche dans la salle du Vélasquez du musée des Beaux-Arts. Une confrontation assez brutale comme l’indique le sous- titre de l’exposition « débordement et filtration ». C’est un membre du service communication qui a rendu possible la 2ème œuvre : il m’a signalé qu’un incident d’un four avait produit une flaque d’aluminium liquide, répandue sur le sol ; je suis allé la récupérer tout de suite. Elle est posée à côté de la toile comme un bas-relief, indissociable de la peinture. Ce qui m’intéressait était ce déplacement d’objets étranges du monde de l’industrie vers un autre monde totalement inattendu. Comme une intrusion dans la grande histoire de la peinture.
[1] Pour rappel : le programme Art & entreprise du Ministère de la culture, propose des résidences d’artistes en entreprise.
« Just Married » genèse de l’exposition au SHED
Cette exposition est aussi une conséquence du Covid. Alors que nous étions fermés à la visite avec presque toute l’équipe en télétravail, j’ai décidé de répondre favorablement à une demande d’étudiants des Beaux-Arts de Rouen souhaitant venir travailler sur place : le report de l’exposition prévue au SHED et à l’Académie autour de la peinture rendait cela possible. J’ai tenu à les accueillir mais sous la forme d’une vraie résidence, en dégageant un budget par personne et en élargissant le nombre de participants à 6 jeunes diplômés. J’ai du circonscrire à la Normandie, les déplacements inter-régionaux n’étant pas possibles. J’ai aussi ajouté dans le dispositif de départ, un résultat final sous la forme d’une exposition et proposé à Laurent Faulon d’en faire le commissariat : ça me semblait intéressant, étant donné sa pratique et son expérience notamment à la tête du collectif Brise Glace qu’il a créé à Grenoble. Le SHED qui était dans un moment de léthargie comme tous les autres lieux, s’est retrouvé comme une école alternative, une fabrique invisible de l’extérieur. Laurent Faulon est venu depuis Genève plusieurs fois. Le titre « Just Married » est un emprunt au titre de la pièce de Laurent : un robot tondeuse qui ne va pas tondre le gazon du SHED, mais traine une sculpture, un peu comme une voiture-balais. Lors de notre première réunion Zoom, devant ces 6 femmes et 6 hommes, Laurent a vu une sorte d’émission de téléréalité, type L’Ile de la tentation. Son petit véhicule fait l’entremetteur et vient voir tout le monde. Laurent ne voulait pas tomber dans ces expositions sur le monde d’après, la renaissance… mais plutôt une exposition au ton décalé. Il a décidé de garder la petite salle pour proposer un banquet de 14 mètres de long : une œuvre collective, particulièrement aboutie je dois dire.
Charlotte Bayle à l’Académie
Je l’avais rencontrée alors que j’habitais encore Paris. Elle est graphiste pour le cinéma et fait les génériques de films, un métier loin de la sculpture. On s’est perdus de vue quand j’ai déménagé à Rouen et venais beaucoup moins à Paris. Mais grâce à Facebook j’ai vu qu’elle commençait à poster des images d’œuvres réalisées dans son nouvel atelier à Bruxelles, résolument plus grand. Puis, à la suite d’un problème de santé, elle a brutalement dû être rapatriée en France. Ses amis ont essayé de prendre le maximum de son travail, en en laissant derrière eux. Aujourd’hui de nouveau dans son petit appartement parisien, elle n’y a pas assez d’espace pour travailler ; nous l’avons invitée en résidence et ne désespérons pas que son traitement s’allège pour pouvoir venir ici. Autodidacte et jamais exposée, elle a une pratique d’une grande puissance, des sortes d’autoportraits avec comme matériaux du silicone et ses collants. L’installation s’est faite très rapidement. Les réactions des gens sont très étranges face aux œuvres. Il y a quelque chose en elle de Berlinde de Bruyckere, le côté morbide en moins.
Quel est l’impact de la crise en termes de soutiens et mécénat ?
En termes de subventions publiques la crise n’a pas eu d’incidence et heureusement.
Les annulations, reports, vernissages en moins nous ont permis de faire des économies d’argent et d’engager d’autres projets. Les soutiens de fond, comme Antoine de Galbert, ont été maintenus. Nous avons senti en revanche une baisse de la part des petites entreprises locales qui nous accompagnaient, chaque partenaire nous donnant en nature l’équivalent de 2000€. C’est ce tissu de PME qui a été le plus touché.
« Voisins de Campagne », retour sur l’origine du projet
Au départ, c’est un groupe d’amis qui se connaissent à travers leurs propriétés et qui avaient décidé de faire quelque chose autour de la culture. Dans le groupe, Pauline de Laboulaye a proposé les arts plastiques : elle a rencontré Véronique Souben, directrice du Frac qui lui a conseillé d’aller voir le SHED. C’était il y a 5 ans. Pauline et son mari sont venus déjeuner à la maison et la proposition a tout de suite pris la forme d’un artiste par propriété, en résidence, avec une exposition. Dès que Julie Faitot, curatrice et co-fondatrice du SHED, et moi-même nous sommes déplacés chez eux, nous avons réalisé le côté exceptionnel de chaque lieu. La première édition a été plus fluide entre nous. Pour cette édition, tout a été rendu compliqué par les distances, les réunions Zoom, les agendas, … Chaque proposition est une carte blanche, ce qui peut générer, pour certains propriétaires des surprises inattendues.
Infos pratiques :
JUST MARRIED
Commissariat de Laurent Faulon
Vernissage vendredi 11 juin de 18h à 22h30
Exposition au SHED du 11 juin au 1er août 2021
Entrée libre du vendredi au dimanche de 14h à 19h et sur rendez-vous
Le SHED, centre d’art contemporain de Normandie
12, rue de l’Abbaye – 76960 Notre-Dame de Bondeville
ÉPIDERMIQUE
Charlotte Bayle
Vernissage samedi 5 juin de 18h à 20h30
Exposition à L’Académie du 5 juin au 1er août 2021
Entrée libre tous les jours de 14h à 19h et sur rendez-vous
l’Académie
96, rue des Martyrs de la Résistance – 76150 Maromme
VOISINS DE CAMPAGNE # 2 : MATTER-OF-FACT
Gabriela Albergaria, Cécile Beau, Elina Brotherus, Sophie Dubosc, Jonathan Loppin
En partenariat avec la Galerie Duchamp – centre d’art contemporain de la Ville d’Yvetot (commissariat) et le Frac Normandie
Exposition collective Matter of Fact
jusqu’au 19 septembre
Galerie Duchamp, Yvetot
Du 19 juin au 19 septembre 2021
PRODUIRE L’INFORME DANS LE CADRE DE LA RONDE # 5
Musée des Beaux-Arts de Rouen
Jusqu’au 25 septembre
Détail des 7 lieux et 14 artistes de la Ronde :
La Ronde #5 | Musée des Beaux-Arts (mbarouen.fr)
Relire mon interview de Jonathan Loppin en juin 2020 (lien vers).