Aurélie Voltz, 2021 « Une erreur d’interprétation de nos institutions culturelles qui signe un mépris général à l’égard de la culture, de ses acteurs et de ses usagers par une société uniquement guidée par le profit »

Vue de l’exposition Hassan Sharif I am the single work artist collection de la Sharjah Art Foundation, © H. Sharif, photo : A. Mole/MAMC+

Aurélie Voltz directrice du MAMC+ dresse un constat d’échec vibrant face à cette longue fermeture des lieux culturels, soulignant une erreur d’interprétation manifeste sur la nature des musées alors qu’ils sont considérés comme parmi les lieux les plus sûrs. Tous les directeurs de musées, soumis à un devoir de réserve en tant que fonctionnaires n’ont pu que constater le silence interminable donné aux institutions culturelles, aux usagers et aux contribuables, notamment face aux fonds publics définitivement perdus autour d’expositions à jamais invisibles. Elle rappelle également les vertus thérapeutiques du musée face au stress et à la dépression. Face à cela, elle a tenu à ce que la programmation soit maintenue vis à vis des artistes et des équipes du musée totalement investies. Elle nous a reçus à l’occasion de la seule étape en France de l’exposition de l’artiste émirati Hassan Sharif organisée en partenariat avec la Sharjah Art Foundation, le KW Institute for Contemporary Art de Berlin et la Kunsthall de Malmö. Une exposition d’envergure internationale en lien avec des œuvres majeures de la collection du musée alors que le design est également mis en valeur par la commissaire invitée Imke Plinta à nouveau en écho avec l’ADN de la collection et l’histoire de Saint-Étienne.

Pouvez-vous revenir sur la genèse de l’exposition ?

La galerie gb agency a été l’instigatrice de cette exposition. Au moment de mon arrivée à la direction du MAMC+ en 2017 la galerie s’est tournée vers moi en ayant le pressentiment que le projet pourrait nous intéresser alors que la Sharjah Fondation mettait en place la rétrospective et cherchait plusieurs lieux d’itinérance en Europe. Je n’étais pas tout à fait prête à ce moment, ayant hérité d’une autre programmation qui devait se dérouler. C’est en découvrant l’exposition d’Hassan Sharif à la galerie gb agency à Paris au printemps 2020 que j’ai repensé à cette proposition ; ne sachant pas s’il était encore possible d’y participer, l’exposition s’étant déjà déroulée à Sharjah et à Berlin. Dès le mois de juillet, j’ai pu échanger avec les différents commissaires : Hoor Al Qasimi, la directrice de la Sharjah Art Foundation, Krist Gruijthuijsen du KW Institute de Berlin, et Mats Stjernstedt de laKonsthall de Malmö où j’ai vu l’exposition dans une configuration différente. Dès le moment où j’ai perçu l’ensemble des enjeux du travail d’Hassan Sharif, j’ai alors envisagé que le MAMC+ soit le dernier lieu d’accueil en Europe de l’exposition avant son retour à Dubaï. J’y voyais le moyen de rendre visible le travail de cet artiste émirati en France alors qu’une rétrospective en prévision au Centre Pompidou n’a pas pu voir le jour. Une sorte d’hommage donc que je rends au travail de Catherine David qui a beaucoup soutenu et fait connaître le travail d’Hassan Sharif en Occident.

Même si c’est une exposition conçue par les trois commissaires précités, j’ai pu opérer ma propre sélection d’œuvres et un nouveau parcours sur une base généreuse.

Vue de l’exposition Hassan Sharif I am the single work artist collection de la Sharjah Art Foundation, © H. Sharif, photo : A. Mole/MAMC+

Comment avez-vous suggéré le lien avec les collections du musée à travers l’accrochage proposé en hommage à l’artiste ?

J’ai imaginé l’accrochage de la collection comme une sorte de prolongation sous la forme d’une exposition regroupant une cinquantaine d’œuvres de 25 artistes qui permettent de créer des résonances. Ces choix illustrent d’une part les influences d’Hassan Sharif. Quand il part suivre ses études à Londres au début des années 1980, il est marqué par les System Groups, un mouvement d’artistes anglais prônant une forme d’abstraction géométrique optique, cybernétique, guidée par des notions mathématiques, des protocoles entre calculs et hasards. Ce mouvement trouve un ancrage dans le constructivisme britannique au sortir de la 2nde Guerre mondiale, dont sa professeure Tam Giles est issue. Hassan Sharif est également marqué par l’art de la performance – et Fluxus en particulier que ce soit dans la production d’objets (Flux boxes), la notion de protocole d’action, ou l’approche très démocratique de l’art. Robert Filliou, George Maciunas, Erik Dietman, Carolee Schneemann, issus de Fluxus ou de la performance, sont ainsi présents dans l’accrochage. Je souligne une certaine filiation avec le hard edge painting, à travers notre immense œuvre de Frank Stella mais aussi des déclinaisons minimales autour du carré avec des œuvres de François Morellet, Robert Mangold ou Alan Schields. Mel Bochner et On Kawara font le lien avec les œuvres plus conceptuelles d’Hassan Sharif, qu’on appelle « semi-systèmes ».J’ai voulu enfin remettre en perspective la notion d’inventaire qu’Hassan Sharif expérimente dès 1982 par la photographie en relation avec Christian Boltanski qui s’est longtemps livré à toute une série d’inventaires d’objets de personnes anonymes.

La deuxième salle est plus matiériste avec des liens intuitifs que j’ai tissés, car Hassan Sharif n’avait pas connaissance du travail de ces artistes européens. Je remarque qu’il n’en fait pas mention dans ses nombreux écrits. Je pense notamment à la mouvance Supports/Surfaces qui pose un nouveau regard sur l’art dès les années 1970 (André Valensi, Patrick Saytour, Claude Viallat, Noël Dolla, Vincent Bioulès), ce qu’entreprend Hassan Sharif quelques années plus tard avec un accès aux matériaux bruts (cordages, tressages, tas de matériaux au sol) et des motifs qu’il répète dans ses peintures et dessins (croix, carrés, losanges).

Vue de l’exposition Hassan Sharif I am the single work artist collection de la Sharjah Art Foundation, © H. Sharif, photo : A. Mole/MAMC+

Déjà vu. Le design dans notre quotidien enjeux et invitation de la commissaire invitée Imke Plinta

C’est la curatrice indépendante Caroline Hancock qui m’a souligné la pertinence du regard d’Imke Plinta. Je rappelle que notre collection de design est une des cinq collections publiques les plus importantes en France. J’ai aimé le profil d’Imke Plinta qui se déclare urbano-graphiste, consultante en design avec un large panel d’activités ayant été professeur à la HEAD de Genève, curatrice de plusieurs expositions et collaboratrice de Ruedi et Vera Baur.

Son regard pluriel sur le design qu’elle exporte à travers ses projets de développement en Algérie, Palestine et à Madagascar m’a semblé de plus très intéressant. Je lui ai donné carte blanche sur notre collection de design qui n’avait pas été présentée depuis plusieurs années. Elle a su prendre en compte mon souhait d’un véritable ancrage dans l’histoire même de la constitution des collections du musée. Elle nous présente à la fois une articulation avec le territoire autour de Le Corbusier et le site de Firminy et l’impact majeur du renouveau de l’habitat au quotidien après la seconde guerre mondiale. L’exposition propose également un certain nombre de focus sur nos fonds de designer comme Michel Mortier, qui investit une salle conçue comme une period room. Michel Mortier, comme d’autres designers présentés ici (Raymond Loewy, Jean Widmer, Roger Tallon, Pierre Paulin…) ont révolutionné nos modes de vie dans lesquels la génération des quarantenaires a grandi. Ces objets de nos parents ou nos grands-parents deviennent alors comme des Madeleines de Proust : la yaourtière et fromagère SEB, la machine Espresso de Moulinex, le Minitel… Cette exposition montre un rapport au design particulièrement vivant avec des objets non pas érigés sur des socles, lointains et distants mais intégrés dans une scénographie au plus proche du visiteur, dans une histoire sociale partagée par tous. Une exposition de design est selon moi à concevoir tout à fait différemment d’une exposition d’art moderne ou contemporain.

DEJA VU vue de l’exposition Photo : A. Mole/MAMC+

En fin de parcours est prévue une invitation à de jeunes designers actuels, pouvez-vous nous la décrire ?

Dans la même logique de ne « muséifier le design », Imke Plinta a imaginé un laboratoire, montrant un design en cours de réflexion, en lien avec l’exposition ou avec l’actualité. Cette large salle de 250m² est agrémentée d’une ossature en bois conçue par notre scénographe pour recevoir des créations d’étudiants de design dans le cadre de notre partenariat avec l’IsdaT (Ecole supérieure des arts) de Toulouse et l’ESAD (Ecole Supérieure d’Art et de Design) de Saint-Étienne. Des workshops ont été conçus avec certains professeurs de ces écoles. Conçus la plupart dans la première période de confinement, je retiens surtout cette incroyable fenêtre expansive sous forme de hamac vertical, qui permet de se projeter un peu plus loin.

Invitation à Eric Manigaud, votre découverte de l’artiste, ce qu’il nous dit de notre monde

Quand je suis arrivée à Saint-Étienne j’ai souhaité prendre attache avec des artistes vivant sur le territoire. Eric Manigaud m’a été recommandé à plusieurs reprises comme un artiste majeur.

Je suis entrée en contact avec son travail la toute première fois lors de ma visite de la foire de dessin Drawing Now face à un dessin particulièrement frappant de fenêtres à la lumière pénétrante. Cette image m’a habitée assez longtemps. J’ai appris ensuite qu’il s’agissait d’une vue d’un intérieur suite au bombardement nucléaire d’Hiroshima : un bureau d’apparence classique mais dont les ombres inversées des traverses des fenêtres sont dues au rayonnement atomique. La violence contenue dans la photographie de départ me semble alors déployée par le biais de sa lente transcription dans le dessin grand format, le grain du papier et les nuances de poudre graphite, de multiples hachures de crayons B apportant une incroyable profondeur. Vous me demandez ce que disent ces dessins de notre monde. Même s’il est vrai qu’il s’agit du passé, le monde se construit selon moi avec ces rémanences et archives anonymes parfois difficiles à regarder mais qu’il est essentiel de rendre accessibles. C’est l’un des enjeux pour Eric Manigaud qui doit se battre pour avoir accès à ces archives dissimulées, cachées. Ce passé incarné, quand il surgit, éclabousse le présent comme je le souligne dans le catalogue. L’exposition réunit des images très frontales et insoutenables montrant des gueules cassées, des personnes internées, des manifestants algériens assassinés, des grands brûlés d’Hiroshima…

Quel est votre état d’esprit face à ce contexte de crise et de longue fermeture des lieux culturels ?

Si nous avons dû raccourcir la Biennale artpress Après l’école d’un mois en 2020, je n’ai pas souhaité annuler les expositions initialement prévues et décidé au contraire de les prolonger. Je ne veux remettre en question aucun de nos projets, ce qui serait très dommageable à la fois pour les artistes et le travail des équipes du musée.

Globalement et avec le recul que nous avons sur cette pandémie et comment s’en protéger aujourd’hui, il s’est dégagé un certain mépris à l’égard des lieux de culture pourtant considérés parmi les lieux les plus sûrs selon un certain nombre d’études menées du côté de l’Allemagne. Il y a eu erreur sur l’interprétation même des lieux de culture qui ont aujourd’hui des systèmes d’accueil développés ainsi qu’une surveillance accrue qui permet d’organiser parfaitement les flux. Nos conditions sanitaires et climatiques sont extrêmement contrôlées en ce qui concerne nos œuvres d’art, et cela profite tout autant aux visiteurs. Nos lieux de cultures sont plus que jamais essentiels pendant la pandémie, alors que se développent des phénomènes de dépression. Des médecins canadiens ont d’ailleurs imaginé prescrire des visites au musée, considérant qu’il avait des vertus thérapeutiques pour des personnes atteintes de stress ou de désordre psychique.

Enfin, avec cette fermeture de près de 7 mois, soulignons le mépris à l’égard du contribuable quand on considère ces centaines de milliers d’euros publics investis à fonds perdus pour des expositions aussitôt refermées (Henri Matisse au Centre Pompidou) ou qui n’ont pas même vu le jour.

Catalogue Hassan Sharif. I am the single work artist
Coéditée par la Sharjah Foundation et Koenig Books, cette monographie offre une vision intime de l’œuvre plurielle de l’artiste, enrichie de nouvelles traductions de ses écrits. Bilingue anglais – arabe. 320 pages. Prix : 22 euros.

Infos pratiques :

En attendant la réouverture…

Hassan Sharif I am the single work artist

jusqu’au 26 septembre

Déjà vu le design dans notre quotidien

jusqu’au 22 août

Eric Manigaud

Léa Belooussovitch

jusqu’au 15 août

https://mamc.saint-etienne.fr/