William Kentridge au Mudam Luxembourg, interview de Christophe Gallois

Vue de l’exposition « Willima Kentridge. More Sweetly Play the Dance ». 13.02 30.08.2021, Mudam Luxembourg photo Rémi Villaggi

Curateur / responsable des expositions au Mudam Luxembourg – Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean, Christophe Gallois nous décrypte le caractère ambitieux et totalement inédit de l’exposition More Sweetly Play the Dance de l’artiste sud-africain William Kentridge, orchestrée par Suzanne Cotter, comme elle nous l’annonçait lors de ma précédente visite (relire interview). Cette invitation, qui s’inscrit dans le cadre pluridisciplinaire du « red bridge projet », implique trois institutions phares de Luxembourg : la Philharmonie, le Mudam et le Grand Théâtre. Une dimension tout à fait nouvelle et en résonance avec la démarche même de l’artiste. Christophe Gallois nous présente également la programmation pensée pour les 15 ans du Mudam en matière d’expositions et d’accrochages des collections. La jeune scène luxembourgeoise y sera particulièrement mise à l’honneur à cette occasion.

La genèse du projet

L’origine du projet remonte à l’invitation que Suzanne Cotter, directrice du Mudam et commissaire de l’exposition, a faite à William Kentridge en 2018. Cette invitation dépassait la simple exposition, puisqu’il s’agissait d’imaginer une constellation de propositions qui mettraient en avant, durant une saison, toutes les facettes de son œuvre. En effet, l’exposition s’inscrit dans le cadre d’un projet plus large, le red bridge project, qui est le fruit d’une collaboration entre trois institutions situées à Luxembourg, de part et d’autre d’un pont communément appelé le « pont rouge » : la Philharmonie, le Grand Théâtre et le Mudam. C’est la deuxième édition de ce projet. L’idée est d’inviter chaque fois une figure majeure de la création contemporaine dont l’œuvre se situe à la croisée des disciplines qui constituent le cœur de nos missions : la danse, le théâtre, l’opéra, la musique, la performance, les arts visuels. Après avoir consacré la première édition, en 2017-2018, à la chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaeker, inviter William Kentridge s’est imposé comme une évidence, tant son œuvre incarne ce croisement des disciplines.

Vue de l’exposition « Willima Kentridge. More Sweetly Play the Dance ». 13.02 30.08.2021, Mudam Luxembourg photo Rémi Villaggi

Choix du titre More Sweetly Play the Dance en écho avec le red bridge project  

Le titre de l’exposition est emprunté à l’une des œuvres majeures de William Kentridge, l’installation vidéo More Sweetly Play the Dance (2015), qui est présentée dans l’exposition, en contrepoint à des œuvres plus récentes. Ce titre résonne parfaitement avec le contexte du red brige project, en évoquant la danse, le mouvement, le « jeu » musical ou théâtral. L’installation elle-même cristallise toutes les facettes du travail de l’artiste : le théâtre, la danse, le dessin, l’animation, la musique, les liens qu’il ne cesse de tisser entre l’histoire et le présent…

Vue de l’exposition « Willima Kentridge. More Sweetly Play the Dance ». 13.02 30.08.2021, Mudam Luxembourg photo Rémi Villaggi

Comment le Grand Hall agit-il comme un déclencheur pour ce qui va suivre ?

L’installation sonore Almonst Don’t Tremble (2019), que le visiteur peut découvrir dans le Grand Hall, en arrivant au musée, est une affirmation de la dimension pluridisciplinaire de l’exposition. Initialement conçue pour le Zeitz MOCAA à Cape Town et présentée ici pour la première fois en Europe, elle prend la forme de quatre larges mégaphones diffusant des pièces sonores que Wiliam Kentridge a commandées à cinq compositeurs sud-africains avec lesquels il collabore régulièrement, comme Philip Miller, à l’origine de la musique d’une grande partie de ses films, ou Kyle Shepherd, un pianiste de jazz qui intervient notamment dans sa dernière création pour la scène, Sibyl. Dans le Grand Hall, Almost Don’t Tremble est accompagnée d’une nouvelle production. Il s’agit d’un dessin monumental, la silhouette d’un arbre, réalisée suivant la technique du papier déchiré à partir d’un dessin créé par l’artiste en réponse à l’architecture du lieu. Intitulée Shadow (2021), cette œuvre joue avec la luminosité qui baigne généralement le Grand Hall en y plaçant une ombre monumentale. Ensemble, Almonst Don’t Tremble et Shadow esquissent une sorte de paysage, qui est une très belle introduction à l’exposition.

Vue de l’exposition « Willima Kentridge. More Sweetly Play the Dance ». 13.02 30.08.2021, Mudam Luxembourg photo Rémi Villaggi

Quels ont été vos partis pris curatoriaux avec la scénographe Sabine Theunissen ?

La première source d’inspiration pour l’exposition et pour la scénographie a été l’espace de l’atelier : l’endroit où les formes apparaissent, mais aussi où les liens se tissent, de manière spontanée et intuitive, entre les différentes facettes d’une œuvre. Cela se retrouve notamment dans la première galerie de l’exposition, qui rassemble des dessins, des films et des sculptures. Aux côtés de Suzanne Cotter, Sabine Theunissen a joué un rôle déterminant, en tant que scénographe. Elle collabore avec William Kentridge depuis de nombreuses années, tant pour ses expositions que pour la scène. Ils se sont d’ailleurs rencontrés sur scène, dans le cadre de la production d’un opéra, au début des années 2000. Le dialogue qui s’établit entre leurs vocabulaires respectifs est d’une rare complicité. Sabine Theunissen porte une attention très précise aux matériaux. Pour l’exposition, elle a conçu des tables de travail recouvertes de feutre, sur lesquelles sont exposés certains dessins, ainsi que des film boxes recouvertes de liège et de feutre, pour la projection des films. L’ensemble de la scénographie met en valeur la dimension expérimentale et transitoire qui anime le travail de l’artiste, et offre une expérience presque tactile des œuvres.

Vue de l’exposition « Willima Kentridge. More Sweetly Play the Dance ». 13.02 30.08.2021, Mudam Luxembourg photo Rémi Villaggi

William Kentridge a été exposé et dans le monde entier et notamment à la Documenta de Cassel, à Bâle, à Londres et au LaM. Quelles sont les spécificités de votre proposition ?

Il est vrai que William Kentridge a eu une actualité très dense ces dernières années, y compris dans cette partie de l’Europe : en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Suisse… Ce qui distingue notre projet, au delà de la nature inédite de l’exposition, c’est le contexte du red bridge project. William Kentridge a été particulièrement intéressé par la possibilité de déployer l’ensemble des facettes de son œuvre, de présenter une exposition d’envergure en lien avec des productions pour la scène, comme les opéras Il ritorno d’Ulisse et Sybil, ou le ciné-concert Paper Music, qui met en avant la place qu’occupe la musique dans son travail.

L’exposition elle-même se fait l’écho de cette approche pluridisciplinaire. Alors que les récentes expositions de l’artiste dans la région étaient des rétrospectives, comme celles du LaM ou du Kunstmuseum Basel, Suzanne Cotter a opéré ici des choix très différents, guidés par le contexte du red bridge project, et s’est concentrée sur la production la plus récente de l’artiste, comme les ensembles de dessins autour de Waiting for the Sybil (2019) ou de City Deep (2020), le dernier film de sa série des Drawings for Projection.

Vue de l’exposition « Willima Kentridge. More Sweetly Play the Dance ». 13.02 30.08.2021, Mudam Luxembourg photo Rémi Villaggi

Place de ses sculptures, versant moins connu de sa création

Une place importante a en effet été donnée à la sculpture, aspect moins connu du travail de l’artiste, mais néanmoins très important. L’exposition rassemble ainsi plusieurs ensembles de sculptures. Il y a tout d’abord un groupe de sculptures récentes en bronze et en plâtre, de tailles assez importantes, représentant des objets du quotidien : un téléphone, une théière, une caméra… La simplicité de leurs formes les rapprochent du dessin, de l’idée d’ombre, de silhouette. William Kentridge fait aussi un lien avec le langage : il voit ses sculptures comme des sortes de personnages de la commedia dell’arte, de par leur faculté à incarner différents rôles, selon la manière dont elles sont combinées. C’est ce que souligne la scénographie, puisque les sculptures sont disposées sur un plateforme qui a aussi valeur de de scène. Nous présentons également une ensemble plus ancien, intitulé Procession (2000), composé de 25 sculptures de plus petites tailles, également réalisées en bronze, à partir d’assemblages intuitifs d’objets et de matériaux trouvés dans l’atelier –  un morceau de carton ou de tissu, un objet trouvé, un bout de bois, etc. Elle fonctionnent aussi comme des silhouettes, des ombres : deux motifs essentiels dans le vocabulaire de William Kentridge. Enfin, un troisième groupe est constitué de huit petites sculptures que l’artiste décrit comme des « rébus ». Il s’agissait pour lui de rassembler deux images au sein d’un même objet. Selon le point de vue, on voit un objet ou l’autre. Le sens fluctue, évolue, n’est jamais fixé.

Publications associées

Puisqu’il existe déjà de très nombreux catalogues d’exposition sur le travail de William Kentridge, nous avons préféré faire d’autres choix éditoriaux. L’exposition est tout d’abord accompagnée par un livre d’artiste publié en collaboration avec la maison d’édition Walther König. Cette publication rassemble les dessins réalisés lors de la préparation de Waiting for the Sibyl, et des phrases issues de son libretto. Kentridge y établit notamment un très beau lien entre les feuilles de chêne, sur lesquelles les sibylles écrivaient leurs prédictions, et les feuilles de papier, les pages de livres, sur lesquelles lui-même aime dessiner. Publiée en collaboration avec les Éditions Dilecta, la seconde publication, À pas de panthère, est la traduction française d’un recueil d’entretiens entre Kentridge et l’écrivain Denis Hirson, menés à partir de 2010.

A quand remonte votre découverte de William Kentridge ?

À titre personnel, ma rencontre avec l’œuvre de William Kentridge remonte à mon adolescence, dans les années 1990. Comme beaucoup, j’ai découvert l’artiste à travers ses films d’animation. Je me souviens avoir vu, sur Arte, si ma mémoire est juste, ses Drawings for Projection et avoir été subjugué par l’atmosphère si particulière de ses films d’animation.

Que nous dit William Kentridge sur l’état de notre monde ?

Comme tout grand artiste, William Kentridge possède la faculté d’aborder des questions qui touchent tout un chacun. J’admire particulièrement sa capacité à donner de la profondeur et un horizon au temps présent. Cet aspect est au cœur de l’installation magistrale More Sweetly Play the Dance, qui aborde l’épidémie d’Ebola qui a frappé l’Afrique entre 2013 et 2016 en reliant cette crise contemporaine à des formes plus anciennes, comme celle de la danse macabre, qui, au Moyen-Âge, réunissait les morts et les vivants, et toutes les franges de la société.

 L’impact de la crise sur votre programmation

Comme tous les musées, la situation sanitaire a impacté notre programmation. Malgré le contexte actuel et les difficultés qu’il engendre, nous avons tout de même réussi à installer et ouvrir cette exposition très ambitieuse, dont la préparation a fait appel à des collaborateurs situés en Afrique du Sud et dans différents pays d’Europe. Nous allons maintenant faire vivre et profiter de l’exposition de William Kentridge jusqu’à la fin du mois d’août, avec tout le programme associé de performances et d’événements qui l’accompagne, dans le cadre du red bridge project.

À l’automne, nous ouvrirons de nouveaux projets importants. Il y a tout d’abord l’exposition Post-capital, conçue par Michelle Cotton. Ce projet s’intéresse aux nouvelles économies et aux nouvelles formes du capitalisme à travers les œuvres d’une vingtaine d’artistes internationaux. L’autre exposition de l’automne, Freigeister, portera un regard sur la scène artistique luxembourgeoise. Elle marquera les 15 ans du Mudam et est le fruit d’un processus de conception collaboratif associant artistes, commissaires et scénographes. En ce qui concerne la collection, en plus de l’accrochage actuel, qui met à l’honneur les 25 ans de la Collection Mudam, une présentation conçue par les créateurs luxembourgeois Sarah et Georges Zigrand s’intéressera aux œuvres liées au champ de la mode. Elle s’intitulera mirror mirror et s’articulera autour de l’installation Afterwords (2000) de Hussein Chalayan, en dialogue avec d’autres créateurs.

 Quelles sont vos réflexions personnelles autour de cette crise ?

Je pense en premier lieu à toutes les personnes qui sont touchées dans leur vie et/ou dans leurs activités, et aux secteurs qui sont à l’arrêt comme le théâtre, la musique et la danse. Je souligne néanmoins qu’au Luxembourg, les musées, mais aussi les cinémas et les lieux de spectacle, ont la chance d’être actuellement ouverts, à la différence des pays voisins.

Même s’il est encore trop tôt pour en mesurer toutes les conséquences, cette crise fait émerger de  nouveaux regards sur le rôle du musée et sur le type d’expériences qu’il produit. La pandémie nous encourage à envisager les institutions comme des lieux de soin et d’attention, à remettre au centre l’expérience individuelle, non comme quelque chose d’individualiste, de clos, mais dans sa relation au monde. Bien plus que les écrans qui nous entourent, les œuvres sont des fenêtres sur le monde. Il s’agit, plus que jamais, d’être attentifs à cette relation.

Infos pratiques :

Wiliam Kentrdige. More Sweetly Play The Dance

Jusqu’au 30 août 2021

Les 25 ans de la Collection Mudam

Jusqu’au 3 avril 2022

https://www.mudam.com/

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