Kevin Muhlen, photo Patty Neu
« L’œuvre de Dieu, la part du diable », titre du roman emblématique de John Irving résume dans son ambivalence, les enjeux de l’exposition « L’homme gris » conçue par le commissaire Benjamin Bianciotto* pour le Casino Luxembourg autour de cette dualité du diable qui n’a de cesse de renouveler ses stratégies d’apparition et de disparition selon les époques, entre flamboyance historique ou anonymat contemporain. Entre Lucifer prométhéen et Satan démoniaque, les œuvres rassemblées oscillent dans un parcours qui ressemble à un dédale labyrinthique dont le cheminement est empêché par endroit à l’image de nos certitudes ébranlées. Le double, le masque, la dissimulation dominent que l’on soit face aux projections mathématiques de John Urho Kemp, aux faux prophètes de David Tibet, aux visages d’enfants grinçants de Jérôme Zonder, aux forces invisibles de Tony Oursler, ou à la chute programmée par Elodie Lesourd. Un parcours qui fera date. Kevin Muhlen, directeur du Casino à l’origine de cette invitation revient sur sa rencontre avec le commissaire, les ambitions qui l’animent depuis son arrivée au Casino et les défis à venir alors que le Casino fêtera ses 25 ans en 2021.
Historien de l’art de formation, Kevin Muhlen est directeur général du Casino Luxembourg depuis 2016. Après des études à Bruxelles et Strasbourg, il a intégré l’équipe du Casino Luxembourg en 2004. En tant que directeur artistique (2009-2015), Kevin a initié le programme de résidences d’artistes au Casino Luxembourg et recentré la programmation du Casino sur des expositions monographiques d’artistes internationaux. En tant que directeur général, il a piloté le projet de réaménagement du Casino et redéfini les espaces d’exposition du forum d’art contemporain tout en ouvrant des nouvelles pistes à la programmation artistique. En 2007, 2017 et 2019, il a assuré le commissariat du pavillon du Luxembourg à la Biennale de Venise. Régulièrement invité en tant que commissaire pour des expositions à l’étranger, Kevin Muhlen a largement contribué au rayonnement des artistes contemporains luxembourgeois en les mettant au centre de ces expositions internationales. Il est également président de la commission de l’aménagement artistique (1% artistique) au Luxembourg et contribue régulièrement en tant qu’auteur à divers catalogues d’artistes et publications.
L’homme gris : genèse de l’exposition et enjeux
L’exposition est née tout d’abord des liens que j’entretiens avec le commissaire Benjamin Bianciotto depuis plusieurs années. Il a été l’auteur de l’un de nos catalogues d’exposition en 2013 « Altars of Madness » et a également été impliqué dans l’exposition personnelle d’Elodie Lesourd en 2015 étant son compagnon. Nous avons eu l’occasion et le plaisir de nous côtoyer lors de mes passages à Paris ou en France autour d’évènements qui nous intéressaient. Je savais qu’il travaillait sur cette thèse «Figures de Satan: l’art contemporain face à ses démons, de 1969 à nos jours » et j’ai eu envie de concrétiser nos échanges informels en lui lançant cette invitation d’une exposition au Casino.
Au-delà de nos affinités, cela rejoint aussi les missions du Casino de non seulement soutenir des jeunes artistes mais aussi donner une opportunité à des commissaires indépendants de gagner en visibilité. Benjamin m’a alors soumis son souhait de transposer ses recherches de thèse en une exposition et je lui ai donné alors une vraie carte blanche comme je le fais à chaque fois et il a développé le propos. En termes d’accrochage, nous nous trouvons avec relativement peu de surface face à l’architecture originale du lieu retrouvée et ces grands volumes dédiés à des réceptions au départ. Il fallait donc en tenir compte et proposer une vraie scénographie. Benjamin a engagé sa réflexion pour mener le public dans une narration conceptuelle de son exposition et il en est venu à cette proposition ambitieuse, expérimentale et contraignante d’une certaine façon.
Que pensez-vous du résultat de cette exposition ?
J’ai trouvé sa proposition très pertinente dans l’idée de revisiter une lecture parfois stéréotypée du diable et de montrer que cette thématique est présente de façon sous-jacente ou directe dans la pratique de certains artistes qui ne s’intéressent pas toujours exclusivement à ce sujet.
On peut parler du diable mais aussi du mal et de sa représentation et aborder des enjeux plus politiques, pas seulement de l’ordre de la religion ou de la croyance mais aller vers quelque chose de beaucoup plus réel et qui nous concerne tous au quotidien.
C’est une collaboration intéressante à plusieurs niveaux.
En ce qui concerne le choix des artistes je faisais entièrement confiance à Benjamin qui maitrise parfaitement son sujet et connait bien les artistes de sa génération. Il a su choisir des artistes que l’on n’attendait pas forcément dans ce contexte et j’ai beaucoup apprécié nos échanges au fur et à mesure du projet avec une vraie découverte partagée. Il a su rester ouvert à d’autres propositions, contrepoints ou suggestions. Nous avons véritablement cheminé ensemble et nous sommes toujours en train de le faire autour de la programmation culturelle de l’exposition et la publication. Ces discussions sont très enrichissantes.
Quelle forme prendra la publication associée ?
Nous allons l’aborder également de manière expérimentale et nous n’avons pas retenu le format du catalogue pour poursuivre avec l’idée de donner à voir des formes différentes de l’exposition. Nous avons pensé la publication comme une double métamorphose, d’une part en œuvre sonore avec des interprétations des œuvres reprises par des musiciens (autres que ceux de l’exposition) et d’autre part avec un recueil de textes, qui traitent du mal ou de l’anonymat. Nous allons essayer de la sortir début 2021.
L’exposition de Germaine Hoffmann en complicité avec sa petite fille Sophie Jung
J’avais la volonté de mise en parallèle de générations pour la programmation 2020 pour ouvrir les perspectives et montrer que le Casino n’était pas un lieu réservé uniquement aux jeunes artistes.
Nous avons commencé par un projet lié à l’artiste Alvin Lucier à l’occasion des 50 ans de son œuvre « I’m sititng in a room » et sa réinterprétation contemporaine par l’artiste Patrick Muller.
Le Casino est dédié à une approche contemporaine au sens large et Germaine Hoffmann a toujours eu cette approche. Même si elle n’a pas fait partie de ces artistes reconnus au Luxembourg dans les années 1970-80-90 et a été refusée à certains salons artistiques, cela ne l’a pas empêché de poursuivre sa pratique artistique dans une dimension très expérimentale à rebours des tendances et influences. Elle a toujours cherché à explorer d’autres vocabulaires, ce que nous cherchons à montrer dans l’exposition.
Ayant exposé sa petite fille Sophie Jung, de mars à octobre 2020, l’idée nous est venue de poursuivre ce dialogue et montrer leurs affinités communes. Germain Hoffmann fait des collages sur papier et sur bois entre expérimentation et hasard et l’on trouve de nombreuses similitudes avec la pratique de Sophie Jung à partir de matériaux trouvés.
Cette exposition de Germaine Hoffmann a été un projet très généreux offrant une plongée complète dans toutes ces œuvres. Nous tenions à ne pas faire une rétrospective mais montrer qu’elle est toujours active à l’âge de 90 ans. Ces œuvres s’inscrivent dans l’actualité et certaines ont été réalisées pendant le confinement autour de la solitude ou de la peur de la mort.
Programmation à venir et impact de la crise
Notre grand projet de la Triennale Jeune Création mené avec le centre culturel Les Rotondes a été décalé d’un an pour l’été 2021 mais nous tenions à le maintenir.
Au printemps 2021 après L’Homme Gris, nous allons proposer une exposition multimedia du duo d’artistes luxembourgeois Karolina Markiewicz et Pascal Piron qui explorent la réalité virtuelle et ont développé récemment de nombreux projets autour des flux migratoires, des jeune réfugiés avec lesquels ils travaillent étant professeurs de lycée dans une approche plus poétique que politique.
Quels enjeux vous animent pour le Casino ?
Les enjeux sont très variés.
D’une part selon moi le Casino comme tout autre centre d’art, doit agir comme un laboratoire d’expérimentations artistiques qui reflète la diversité et complexité des démarches actuelles à partir d’une jeune génération d’artistes dans une perspective résolument internationale. C’est pourquoi j’ai entamé tout un travail de reconfiguration du Casino au moment de sa réouverture en éliminant les white cubes pour revenir à des plateaux plus généreux dans l’idée de proposer des scénographies plus ambitieuses et des formes d’expositions plus expérimentales encore.
Nous devons aussi savoir discerner les tendances à venir et rester toujours en veille, les yeux ouverts. De plus nous devons nous positionner également par rapport à un contexte et environnement luxembourgeois ; une donnée importante à prendre en compte. Nous ne sommes pas dans une métropole de la taille de Paris ou Londres, nous sommes pris à un carrefour entre l’Allemagne, la Belgique et la France. Cela peut être vu dans un sens positif et négatif et nous devons chercher à nous distinguer avec un public qui est très divers.
Pour résumer, je dirais que l’enjeu principal est une remise en question constante pour toujours rester expérimental et se mettre en danger en quelque sorte. Les choix qu’ils soient bons ou mauvais font partie de notre mission afin de ne rester dans un certain confort ou certains acquis.
Votre bilan à la direction du Casino : temps forts, résidences d’artistes, préparation des 25 ans..
J’essaie de toujours regarder vers l’avant sans être trop nostalgique. Il y a eu beaucoup de belles expériences, de belles rencontres humaines, d’apprentissages, d’erreurs aussi ou de projets qui n’ont pas abouti mais cela fait partie d’une expérimentation. J’ai fait quasiment tout mon parcours professionnel au Casino et suis passé par tous les postes. Je connais cet endroit comme le dos de la main, ce qui est une force ! Finalement j’ai grandi avec le Casino et je ne regrette aucune étape car j’essaie toujours d’aller de l’avant. Cela fait 17 ans que je suis ici, ce qui correspond à plus de la moitié de l’existence du Casino.
J’ai travaillé au départ avec Enrico Lunghi le précédent directeur artistique puis j’ai repris la direction artistique. C’est difficile pour moi d’avoir du recul et de réussir à évaluer quelle empreinte je laisserai dans mon parcours au Casino et ce n’est pas une réflexion qui m’habite. En 25 ans nous avons beaucoup accompli de choses. Nous avons participé très tôt à Manifesta, nous avons mené des projets ambitieux comme à la Biennale de Venise à plusieurs reprises. Ce sont toujours des aventures à plusieurs, avec les artistes et l’équipe du Casino et un noyau dur qui s’est constitué. Il nous incombe de continuer à évoluer tout en restant pertinents dans ce contexte et d’autant plus aujourd’hui avec un horizon compliqué qui va nous amener à repenser nos formes ou nos manières de travailler, notre légitimité. Les années à venir vont être déterminantes.
Vos réflexions sur cette crise
Je souhaite engager à présent une réflexion sur le long terme à la suite des expérimentations que nous avons menées au printemps pour répondre et palier à une absence physique par une présence virtuelle. Je reste assez mitigé en termes de résultats et pas seulement en termes de médiation mais aussi de résultats artistiques, sur l’expérience en tant que telle. Cela demande à mon sens une réflexion beaucoup plus profonde que simplement à vif suite à une fermeture. Je suis très soulagé et content de l’annonce du maintien de l’ouverture des musées au Luxembourg dans des conditions de circulation du public car j’aime défendre l’idée d’une rencontre avec une œuvre, avec une exposition ou avec un lieu qui dégage quelque chose, ce qui est très difficile à reproduire à un niveau virtuel. La Luxembourg Art Week en ligne reste une navigation à travers des couleurs virtuelles et des vignettes d’images et même si l’on agrandit l’image sur son écran, ce n’est jamais la même émotion ressentie. Cela reste difficile à moins que cela soit la vocation première de l’œuvre. C’est pourquoi je trouve qu’il faut se donner le temps pour trouver les bonnes solutions et répondre à un contexte qui sera peut-être encore plus contraignant sur le long terme.
En écoute : Fomo_Podcast
*Benjamin Bianciotto est docteur en histoire de l’art de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a effectué sa thèse sous la direction de Philippe Dagen sur le sujet suivant : «Figures de Satan: l’art contemporain face à ses démons, de 1969 à nos jours». Les liens unissant l’art actuel à la religion et aux sciences occultes demeurent au centre de ses préoccupations et recherches. Il est également critique d’art et commissaire d’exposition indépendant.
Infos pratiques :
L’Homme gris
Jusqu’au 31 janvier 2021
Germaine Hoffmann Die Zeit Ist Gieriger Hund
Jusqu’au 29 novembre 2020
A lire en complément :
L’adversaire : La figure du Diable à travers les âges et les arts
Visites guidées dans le cadre de la Luxembourg Art Week
Forum arts, médias & société sur Casino Channel : conférences en ligne à venir le 3 décembre : L’image pensée ou impensées, le 7 janvier : Arts et racisme, le 4 février : L’image et le corps..