« Dans mon travail, il est souvent question de maison, physique ou mentale, symbole de sécurité ou de claustration, de repli sur soi ou de troubles neurologiques. L’idée d’une folie, d’un monde paradoxal dans lequel l’individu est en lutte permanente et n’a de cesse de rechercher des refuges (..) » Jeanne Susplugas
I will sleep when I’m dead, Réalité virtuelle, 2020 ©jeanne susplugas
Jeanne Susplugas bénéficiait d’une belle actualité dans le sud à la fois à Arles (festival ON Octobre Numérique), Avignon (Ardenome, Chroniques, Biennale des imaginaires numériques) et à Montpellier (Musée Fabre) avant que la nouvelle vague de confinement ne passe par là. Sa démarche qui sonde nos désordres, stratégies d’évitement et d’enfermement, névroses et différentes addictions trouve une résonnance toute particulière dans le contexte de ce virus qui innerve toutes les strates de nos vies à l’image de ces neurones qui envahissent l’expérience de réalité virtuelle qu’elle a imaginée. Jeanne Susplugas qui est originaire d’une famille de chercheurs en pharmacie de Montpellier se dit très émue de cette exposition au musée Fabre à l’occasion des 800 ans de la faculté de médecine et insiste sur le fait que la France a jusqu’ici été, dans l’histoire récente, assez peu concernée par de vraies épidémies, contrairement à d’autres régions du monde.
« J’ai fait ta maison dans ma boite crânienne » à l’Ardenome, choix de ce titre
C’est un clin d’œil à Bashung. Je puise une partie de mon inspiration dans la littérature et la poésie. Détourner une rime, emprunter une phrase sont des principes que j’utilise dans mon travail.
A l’origine l’Ardenome hébergeait mon projet en réalité virtuelle dans le cadre de « Chroniques, Biennale des imaginaires numériques » et le projet a glissé vers une exposition personnelle sous le commissariat de sa directrice, Véronique Baton et Julie Miguirditchian, directrice du festival ON Octobre Numérique à Arles.
Point de départ de l’exposition
Le point de départ de l’exposition est mon expérience en réalité virtuelle, I will sleep when I’m dead, un voyage onirique, « psychanalytique », dans le cerveau.
L’exposition est conçue comme « à l’envers ». On commence par l’expérience VR pour ensuite découvrir à travers les autres travaux, autant d’« indices » qui aident à la compréhension du projet. L’installation Flying House, le large wall painting, Forêt généalogique, la sculpture Boite crânienne, les « neuros-portraits » de la série In my brain… dévoilent des éléments que l’on retrouve dans l’expérience VR.
Plus loin, Disco Ball (Ether), produite par le Mo.Co pour l’exposition « 100 artistes dans la Ville » à Montpellier, suspendue au dessus d’un plancher en bois, à l’allure d’une salle de bal, fait le lien avec le cerveau à travers les substances que l’on consomme mais aussi que l’on produit naturellement. La salle, dans la quasi-obscurité, est couverte d’éclat de lumière en résonnance avec la pièce sonore, Little helpers, faite de plus de deux cent extraits de morceaux pop rock évoquant des substances addictives légales et illégales.
L’Ardenome est un espace magnifique mais assez compliqué avec beaucoup de contraintes avec lesquelles il a fallu composer. Ce parcours du rez-de-chaussée se poursuite au sous-sol avec la Light House III qui évoque aussi l’impact de certaines substances sur le cerveau et le piège des addictions. Idée que l’on retrouve aussi sur la mezzanine avec Bottles, faite de bouteilles en céramique sur lesquelles on retrouve une phrase : « I grab a bottle a whiskey, put the TV on, ready to forget everything ».
L’expérience en réalité virtuelle « I’ll sleep when I’m dead » (citation de Bon Jovi)
L’expérience a été inaugurée lors du festival ON Octobre Numérique à l’Espace Van Gogh, au casque, puis à l’Ardenome sous forme d’installation, une maison à l’allure de paravent/décor de théâtre. Cette maison est un rappel visuel puisqu’on la retrouve à l’intérieur de l’expérience. Elle matérialise l’immatériel. Elle me permet de résoudre un des questionnements que j’avais depuis plusieurs années autour de la réalité virtuelle. D’aucuns pensent que le meilleur spectacle est la vision du public en train de vivre la VR au détriment de l’expérience elle-même. Ce « paravent » permet de recréer un cocon, celui de la maison, qui permet de vivre l’expérience confortablement et à l’abri des regards.
On se baisse pour franchir la petite porte et on se retrouve de l’autre côté du décor. Une fois bien installé, on met le casque et une petite maison grise apparaît, en lévitation, symbolisant la boite crânienne. La maison s’approche et quand on passe le seuil on arrive dans une sorte d’immense ciel étoilé de neurones et synapses à des échelles différentes. Il est encore ici question de ramifications comme souvent dans mon travail. On ne se rend pas compte de la manière dont on se déplace mais c’est pourtant le regardeur qui guide la navigation. On ne s’en rend pas forcément compte mais s’offre à nous des hectares de promenades. J’ai ainsi pu garder la dimension ludique qu’offre la VR tout en privilégiant l’aspect onirique qui évoque l’inconscient. Cette expérience très joyeuse s’assombrit au fur et à mesure de la navigation. Les neurones se rapprochent jusqu’à l’étouffement.
« Pharmacopées » au musée Fabre, le défi d’un lieu très chargé
L’exposition se trouve dans la partie consacrée aux arts décoratifs. Un autre lieu, avec beaucoup de contraintes. C’est en participant à l’exposition « 100 artistes dans la ville » que Florence Hudowicz, conservatrice, a vu Disco Ball (Ether) dans la chapelle de la Visitation. Cette sculpture est la matérialisation d’une molécule d’éther et cette année, la ville célèbre les 800 ans de la faculté de médecine. En plus d’être originaire de Montpellier, exposer dans ce cadre particulier de célébrations crée aussi un lien avec mon histoire familiale de chercheurs en pharmacie. A l’hôtel de Cabrières-Sabatier d’Espeyran, l’exposition s’est construite à travers le prisme du médicament. Pour pouvoir montrer certaines pièces, il a fallu faire preuve d’ingéniosité. Comme La Maison malade s’imposait, j’ai du la repenser. Au lieu de couvrir les murs et le sol de boites de médicaments, j’ai rempli une serre jusqu’au débordement.
L’exposition m’a aussi permis de balayer plus de vingt ans de travail et de montrer des pièces que je n’avais pas vu depuis des années.
La série des Containers toujours en cours en quoi est-ce « votre base de données littéraire » ?
A une époque où je passais du temps aux Etats-Unis, j’avais remarqué que dans les cuisines les flacons de médicaments, Containers, donnaient beaucoup d’informations qui en disent long : nom du patient, nom du médecin, adresse de la pharmacie, nom de la molécule… à la manière de partitions. J’ai alors décidé de raconter mes « histoires » en remplaçant les noms des médicaments par des mots qui une fois disposés côte à côte, forment des phrases. Ces phrases ou citations sont issues d’une collection que j’enrichie depuis plus de 20 ans au fil de mes lectures.
Toute votre démarche sonde nos habitus qui nous enferment et nous libèrent à la fois dans une curieuse résonance avec le contexte actuel
Mon travail soulève des questions entre autres, sur le confort offert par les médicaments et ses limites, sur l’hygiène, sur l’intime, les distorsions sociales… alors forcément il y a beaucoup de liens avec ce que l’on vit. Le premier confinement m’a obligé à réfléchir sur mon travail et à faire des pas de côté. En revisitant certaines pièces, la perception que j’en ai aujourd’hui est différente. C’est le cas par exemple de Couvre-chaussures, une paire de bottines que j’ai couverte de sur chaussures bleue utilisés dans les hôpitaux. Si ce que l’on vit est si impactant en France c’est que l’on a été globalement très protégés (hormis les attentas bien sûr) pendant des années alors que ça se passait différemment ailleurs dans le monde.
Ce contexte sanitaire a aussi eu un impact sur mon travail à différents niveaux et on peut notamment en prendre conscience dans mon projet en VR.
Votre réflexion sur les conséquences de cette crise au long cours sur les artistes
Les restrictions nous renvoient au fait que l’on ne sert à rien alors même que le confinement a été tenable majoritairement grâce à la culture.
A titre personnel, je vois mes expositions s’annuler, se décaler… Toutes les rencontres et autres conférences sont en attente et j’ai l’impression que le plus inquiétant reste à venir. Finalement au moment où l’on aurait besoin de soutien, les gens se tournent vers des valeurs sûres alors que notre économie est très fragile et notre statut à définir.
« J’ai fait ta maison dans ma boite crânienne »
https://www.ardenome.fr/exposition-susplugas-2020
Jeanne Susplugas est représentée par la galerie Valérie Bach/La Patinoire royale, Brussels
Site de l’artiste :