En écho avec le mot d’ordre de la Fondation Lafayette Anticipations d’offrir les formes « les plus surprenantes, les plus déroutantes et les plus enivrantes de la création contemporaine », Rebecca Larmarche-Vadel imagine et décline de véritables saisons autour des expositions dans une grande cohérence de contenus et de supports. Ouvrir perpétuellement le champ des possibles guide les choix de cette historienne de l’art et commissaire dans l’âme qui a su laisser une trace durable lors de ses années passées au Palais de Tokyo. On lui doit notamment les exceptionnelles cartes blanches à Tomàs Saraceno et Tino Sehgal. Nul doute que sa faculté de réenchanter le monde trouve un large écho au sein de la Fondation qui entend élargir son public et vient de lancer un programme de soutien à la production, « A l’œuvre ! » en réponse à la situation sanitaire inédite.
Rebecca Lamarche-Vadel débute sa carrière en 2008 au Ministère de la Culture, puis au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en tant qu’assistante de conservation. De 2009 à 2012 elle réside à Berlin et participe à de nombreux projets dont l’exposition prospective Based in Berlin (2011). Outre les projets majeurs qu’elle développe au Palais de Tokyo qu’elle rejoint en 2012, Rebecca Lamarche-Vadel est nommée co-commissaire de l’exposition Voyage d’Hiver au Château de Versailles en 2017. Elle a collaboré à de nombreuses reprises avec des institutions internationales telles que le MoMa PS1, le Stedelijk Museum et Nottingham Contemporary. En 2019, Rebecca Lamarche-Vadel est nommée commissaire de la prochaine Biennale de Riga qui se tiendra en 2020. Diplômée en Histoire de l’Art, Histoire et Sciences Politiques de l’Université Paris I – La Sorbonne, elle est âgée de 33 ans.
Quelle était votre feuille de route à votre arrivée à Lafayette Anticipations et en quoi ce lieu est-il unique ?
A mon arrivée en octobre 2019 il m’a semblé très important de poursuivre l’ambitieux chantier lancé par mon prédécesseur, François Quintin, d’implanter la Fondation dans le paysage contemporain parisien et international. Lafayette Anticipations est un lieu où l’art est en dialogue permanent avec les soubresauts du monde. L’exposition de Rachel Rose, présentée en ce moment et jusqu’au 13 septembre, résonne d’ailleurs incroyablement avec la période inédite que nous traversons. L’artiste présente des œuvres qui mettent notre histoire en perspective, celle d’une perpétuelle renaissance et d’une réinvention permanente de la manière avec laquelle nous habitons le monde. Comment, de l’obsession pour l’immortalité à la privatisation de la nature, notre rapport au monde, fluctuant, mouvant, raconte notre rapport à l’être. Nous déployons désormais une programmation autour de saisons, lors desquelles nous explorons des thèmes en permanence enrichis par d’autres gestes et d’autres mondes, de la danse, de la musique, de la parole… C’est aussi l’une de nos spécificités, que d’affirmer que l’œuvre n’a pas de territoire et d’accueillir des créatrices et créateurs de toutes les disciplines, partant du principe que nous grandissons de la rencontre des mondes. Tout l’éventail de notre programmation participe de cette envie d’offrir aux publics des perspectives, des horizons renouvelés.
La feuille de route consiste à être accessible, démocratique, ouvert au plus grand nombre, tout en veillant à maintenir un très haut degré d’exigence vis-à-vis de nos contenus et de nos propositions. Nous avons développé de nouveaux formats de visite, notamment pour les enfants, et les familles, mais aussi des visites thématiques permettant de renouveler les regards et les approches sur les œuvres. On peut en ce moment découvrir l’exposition de Rachel Rose guidés par le thème de la sorcellerie, celui de la transe, ou encore de la métamorphose. Nous sommes un lieu unique en son genre car nous avons au sein de notre bâtiment des ateliers de production, vertigineux en termes de possibilités, qui nous permettent d’accompagner les artistes, de l’instant où germe l’idée d’une œuvre jusqu’à sa monstration dans les espaces d’exposition. Enfin, il est essentiel aussi pour moi de poursuivre le vœu de Rem Koolhaas qui a imaginé l’ensemble du bâtiment de la Fondation comme un lieu en permanente mutation. Il a transformé un bâtiment du XIXème siècle classique du Marais en un espace hybride, sidérant par son agilité et sa capacité à se métamorphoser grâce à un système de plateformes qui peuvent adopter 49 configurations différentes. A l’image du Fun Palace de Cedric Price, il s’agit de penser un espace mutant, au service des artistes et des publics. Chacun des artistes invité à la Fondation est amené à transformer véritablement l’ensemble des espaces, ils et elles ont carte blanche, comme c’est le cas avec l’œuvre de Rachel Rose qui opère une métamorphose totale du lieu, à peine reconnaissable. De la même manière, la prochaine saison offrira une toute autre vision déployée par la formidable artiste Wu Tsang, que l’on découvrira pour la première fois en France dans une exposition monographique.
Comment la vocation de la Fondation innerve-t-elle l’ensemble de la programmation ?
Notre désir est d’être un lieu en relation permanente avec les idées, les doutes, les incertitudes, les possibles qui traversent le monde. Cette démarche sera poursuivie avec l’exposition de Wu Tsang qui aura lieu à l’automne. C’est une artiste qui pose la question de l’héritage de nos corps, individuels et collectifs, de ce que qu’ils portent, supportent, de la manière avec laquelle ils nous libèrent ou nous aliènent. Wu s’interroge sur le corps comme le lieu de l’héritage d’une culture, d’une histoire, d’une lutte, d’une position, et mêle ces questions, entres autres, à celles du genre et de la couleur d’une peau. Wu Tsang est une artiste de la scène underground de Los Angeles qui vit aujourd’hui à Berlin, et qui s’est toujours intéressée au pouvoir de la danse, de la performance pour s’intéresser à l’expression, politique et poétique des corps. Nous présenterons une nouvelle vidéo qui a été produite par et pour Lafayette Anticipations. Également un projet tourné sur l’île grecque de Lesbos, autour des questions de migration. L’œuvre de Wu se déploie au travers des questions portées notamment par les théories américaines des body politics et gender studies, notamment par les écrits de l’auteur américain Fred Motten. L’ensemble de ces questions sur l’être et l’extension de sa définition sont portées par Wu depuis des années, et trouvent aujourd’hui un écho immense.
Nous aurons ensuite Martin Margiela dans la poursuite de notre mission autour de cette idée que l’œuvre peut advenir au sein de domaines différents. Ce sera pour Martin Margiela, créateur de mode légendaire, sa première exposition dans un centre d’art. Il est connu depuis toujours pour sa radicalité et son inventivité dans la mode, mais cette exposition tendra à prouver qu’avant toute chose, Margiela est un artiste, aux multiples et infinis territoires d’expressions. Nous dévoilerons des œuvres inédites : dessins, films, sculptures, qu’il est en train de réaliser autour de thèmes obsessionnels chez lui comme la disparition, la réinvention, la question des cycles, de la dignité, de l’attention, de l’amour que l’on peut offrir aux choses qui nous entourent et que l’on ne regarde pas, ou pas assez. Margiela aime transformer le banal en extraordinaire, le commun en fantastique.
Toute cette programmation est à l’image de notre envie d’accueillir un public qui se voit proposé des ouvertures, des perspectives, des horizons renouvelés. Nous préparons aussi le festival « Echelle Humaine » qui aura lieu fin septembre, en partenariat avec le Festival d’Automne, un moment privilégié où l’on découvre différents performeur.euse.s invité.e.s à prendre possession des espaces de la Fondation. Nous aurons « A Bras le corps » de Boris Charmatz, à qui le Festival d’automne a dédié son « Portrait » cette année et des artistes plus jeunes comme Sorour Darabi, portés encore une fois par l’envie de de présenter au public les formes les plus surprenantes, les plus déroutantes et les plus enivrantes de la création contemporaine.
Le digital a été le grand gagnant de cette période, quelles sont vos axes de réflexion dans ce sens ?
Notre programme public ayant été suspendu, nous travaillons à un lancement prochain de sa version digitale que nous inaugurerons par une conversation avec Marguerite Humeau qui dans le cadre du confinement a redécouvert son environnement proche avec la pratique du glanage, redessinant une relation nouvelle aux herbes, les bonnes comme les mauvaises, qui poussent dans les marges, les interstices de l’espace urbain, là où on ne les voit pas. Nous aurons ensuite une conversation entre Rachel Rose et Hans-Ulrich Obrist autour des thèmes de la renaissance et de la métamorphose dans l’œuvre de Rachel. Autre conversation également autour de la culture noire américaine, de son impact et son influence dans le cinéma, la musique, les arts, entre le fantastique réalisateur américain Arthur Jafa et Myriam Ben Salah, curatrice et directrice du Renaissance Society à Chicago.
Nous avons aussi souhaité très rapidement, et parce que cela fait partie de nos missions, mettre en place une plateforme afin de maintenir notre soutien à la création et un échange avec le public. Est né « Lifetime » un projet digital pour lequel nous avons offert une carte blanche à de nombreux artistes, musiciens, performers, non pas comme une réaction au confinement, mais plutôt une sorte de journal de pensées, de gestes, d’images, de sons. Nous avons accueilli 29 propositions inédites, ce qui nous a permis de partager la diversité des arts qui nous inspirent et de toucher 1,500 000 millions de personnes pendant le confinement. Nous avons intensifié une présence digitale qui n’était a priori pas familière pour nous.
Quelle est la réception du public depuis la réouverture et quels nouveaux formats de visites ont émergés ?
Nous avons pu, grâce à la grande agilité de notre structure, répondre aux contraintes de la Préfecture et rouvrir dès le 25 mai. Depuis la réouverture le public est au rendez-vous, ce qui est très positif car nous ne savions pas du tout à quoi nous attendre. Les visiteurs se montrent très enthousiastes, très heureux de découvrir l’exposition de Rachel Rose. Il nous est apparu très vite comme essentiel de remplir la distance sociale par des œuvres ! Cela a donné lieu aussi à des propositions de visites assez exceptionnelles, suivant notre volonté de transformer la boue en or. Comme les alchimistes nous cherchons les secrets pour métamorphoser un état en un ensemble de possibles. Nous avons lancé « Happy Few » qui permet aux visiteurs de réserver toute la fondation pour une heure, et ainsi d’offrir la visite de l’exposition à leurs proches, amis, famille, avec qui partager ce moment suspendu parmi les œuvres, seuls. Ce nouveau format de visite a été pris d’assaut en quelques jours et est complet jusqu’à fin août. C’est un grand succès et un plaisir pour nous de constater qu’en effet, se retrouver face à une œuvre et offrir ce cadeau immatériel à l’autre garde un sens très profond.
Nous avons également développé d’autres visites à l’intention du jeune public de 5 à 12 ans, avec « Kids Only », où la Fondation devient un terrain de jeu pour les enfants qui ont tous les espaces pour eux seuls, après une période délicate où les imaginaires ont été contrariés. Nous nous adaptons à chaque nouvelle étape ou allocution gouvernementale pour élargir toujours plus les possibles et nous sommes en train de mettre en place des visites pour les centres de loisirs et les groupes issus du champ social qui ont pu aussi souffrir pendant cette période.
Vous lancez un Programme de soutien à la production à travers l’Appel à projets : À l’œuvre !
A la réouverture de la Fondation, il est apparu comme impérieux de se mobiliser en faveur des artistes et nous avons cherché à y répondre de la façon la plus juste possible au regard de nos savoir-faire, nos engagements et nos possibilités. Le parc de machines dont nous disposons qui permet la production d’œuvres, d’éditions, de films, de travail de post-production autour du son et de l’image était le territoire sur lequel nous pouvons être utiles. « A l’œuvre ! » est un cri d’amour à la communauté artistique dans toute sa variété, et offre 6 résidences de production à un.e artiste, créateur.rice, performeur.euse, réalisteur.rice. via un appel à projets pour accompagner la production de ces œuvres et les soutenir financièrement à hauteur de 2000€ par projet.
Pensez-vous que nos attentes face à l’art et aux institutions culturelles puissent évoluer à l’issue de cette période ?
Je crois qu’en tant que société et collectif, nous avons tout à fait le droit d’attendre des musées, des institutions, des centres d’art qu’ils soient le reflet de la complexité de notre temps. Le manque de porosité parfois entre les sujets qui habitent les sphères culturelles et ceux qui animent les esprits et les corps, a pu être vertigineux. Aujourd’hui plus que jamais on demande aux institutions de rendre des comptes pour ce qu’elles disent ou ne disent pas du monde. Je pense qu’il ne revient pas aux artistes d’être les commentateurs ou les illustrateurs du monde mais je pense profondément qu’ils sont les derniers guides qui nous restent pour découvrir des manières alternatives d’habiter le monde. Avec eux, je vois des perspectives que peu d’entre nous sont capables de proposer. Ce sont des hypothèses qui nous permettent de renouveler complètement notre rapport au monde et les institutions se doivent d’embrasser la diversité de ces visions. Le désinvestissement de certaines institutions à l’égard de certaines cultures, certaines couleurs de peau, certaines sensibilités est largement discuté aujourd’hui aux Etats Unis. Il est fondamental que l’on opère les mêmes questionnements en France, et l’on a tous à gagner de cette réflexion.
Infos pratiques :
Rachel Rose
Jusqu’au 13 septembre
Echelle Humaine
Accès gratuit comme les visites guidées
Web application accessible gratuitement sur http://lafayetteanticipations.com/fr/rebond