Eric Mouchet © Nicola Delorme
Collectionneur et marchand d’art moderne, expert en arts graphiques, Eric Mouchet a ouvert sa galerie en 2014 à Saint-Germain des Prés dédiée à l’art contemporain. Son jeune directeur Léo Marin de part son énergie et ses réseaux proactifs de commissaire place résolument la galerie au coeur de l’émergence. A l’occasion de #VisitonsNosGaleries qu’Eric Mouchet a impulsé avec d’autres de ses confrères, il revient sur l’importance de l’esprit communautaire en cette période et dresse un bilan sans concession de l’après. J’ai découvert la galerie à l’occasion de ma rencontre avec Léo Marin à Camera Camera/Ovni festival qui m’a présenté les artistes Capucine Vever (cf interview récent) et Pierre Gaignard/Le Wonder (interview à Montpellier en 2018 avec Mécènes du Sud).
Marie de la Fresnaye : Vous participez à #visitonsnosgaleries, en quoi cette initiative fédératrice sur le même mode que #marais.guide est-elle un exemple constructif de l’après confinement ?
Eric Mouchet : #visitonsnosgaleries est né de la constatation que pendant la période de réclusion, on a vécu une indigestion d’offres digitales et une grande frustration de ne pas pouvoir voir, toucher, ressentir de vraies œuvres, dans les galeries ou les musées.
A la fin de la réclusion, dans chaque rue du quartier Saint-Germain-des-Prés, des galeristes ont commencé spontanément à se concerter avec leurs voisins autour de l’idée que chez nous, quiconque avait envie de voir de l’art ou d’en parler ou d’en entendre parler, pouvait désormais le faire simplement. On voulait rappeler aux amateurs, comme aux profanes ou aux collectionneurs les plus avertis que si les foires et les biennales tendaient à monopoliser, encore récemment, tout le temps qu’ils avaient à consacrer à l’art, eh bien maintenant que ces événements très spectaculaires n’avaient plus lieu, nous étions toujours là, et que nous accueillerions avec bienveillance les envies d’art de tout un chacun.
Car en fait, c’est chez nous que l’art prend son essor pour entrer dans la vie. Ce sont les galeries qui découvrent, font des choix, encouragent les artistes, prennent le risque, conseillent les collectionneurs…
Donc cette initiative #visitonsnosgaleries qui a rassemblé plus de 75 galeries en 10 jours est le témoignage de la solidarité d’un quartier tout entier, sans censure, autour de sa spécificité : l’abondance et la diversité des disciplines artistiques qui y sont représentées. Spécificité qui rend Paris unique aux yeux du monde entier !
Rien de cet événement n’aurait pu se faire sans la bonne volonté et la générosité de tous, l’envie de tous de réaliser un projet commun. C’est une œuvre collective et un témoignage de solidarité au service de l’art, des artistes et de leurs publics.
MdF : Quel bilan faîtes vous de cette période (annulations en cascades..) et comment avez-vous accompagné vos artistes ?
EM : Les annulations (dans notre cas celle d’ArtParis pour laquelle nous avions payé un acompte) et les différentes formalités à faire pour, par exemple, repousser l’échéance du paiement de l’URSSAF, du loyer de la galerie et de la TVA, m’ont tenu occupé pas mal de temps durant ma période de réclusion.
Le débat qui s’est établi ensuite entre les galeries et les organisateurs d’ArtParis , au même titre que les tentatives infructueuses que j’ai faites auprès de ma banque pour obtenir un prêt, nous ont montré qu’il y a finalement, globalement, un très bon esprit communautaire… au sein de la plupart des galeries.
Mais évidemment, c’est dans la relation que nous entretenons avec les artistes que nous trouvons le plus d’occasions de nous exprimer, ainsi que le plus de soutien. Nous avons communiqué avec les artistes durant les deux mois de réclusion, afin de savoir où ils se trouvaient, s’ils étaient seuls ou entourés, et s’ils avaient (plus ou moins) de quoi vivre. Plusieurs enseignent, ce qui leur garantit un pécule de base, mais selon les contrats qu’ils ont, certains ont vu leur revenu considérablement chuter du fait de l’empêchement d’enseigner. Certains, comme les artistes du Wonder ont organisé une vente flash à laquelle nous avons apporté notre obole dans la mesure de ce qui était possible. Pour l’artiste dont nous avons inauguré une exposition à la galerie les 13 et 14 mars ( !), nous avons prolongé l’exposition jusqu’au 27 juin, en espérant que les collectionneurs de province finiraient par revenir.
Au nombre des surprises encourageantes, je dois absolument mentionner que quelques collectionneu.rs.ses-ami.e.s de la galerie ont spontanément dès la seconde quinzaine de mars proposé de nous acheter telle ou telle œuvre qu’ils-elles avaient repérée précédemment, et qu’ils-elles ont décidé d’acquérir à ce moment-là pour témoigner leur soutien à notre activité. Franchement, ce geste nous a réchauffé le cœur !
MdF : Quelles initiatives solidaires vous ont-elles semblé pertinentes ?
EM : Le CNAP et les Amis du Centre Pompidou, en annonçant qu’ils allaient consacrer exceptionnellement et rapidement une somme importante à l’acquisition d’œuvres, nous ont montré que nous n’étions pas absolument seuls face à ces 2 mois et plus d’interdiction de recevoir des visiteurs dans les galeries. Ils nous ont laissé entrevoir que les expositions que nous avions inaugurées récemment ne seraient peut-être pas totalement vaines, faute d’être vues par de nombreux collectionneurs et visiteurs.
Mais la crise sanitaire, comme toutes les crises le font, a mis à jour les vraies motivations des uns et des autres. Des ventes « au profit des soignants » montées à la hâte à grand renfort de publicité, mais au détriment des artistes, n’ont manifestement pas été motivées que par la solidarité, mais aussi beaucoup par l’opportunisme. J’ai considéré alors que c’était mon rôle de galeriste de recommander aux artistes de ne pas donner d’œuvre à ces ventes caritatives à forte valeur ajoutée pour leurs organisateurs, et qui sollicitaient la générosité d’artistes qui se trouvaient eux aussi dans une grande précarité.
MdF : Le digital a été l’une des leçons de ce confinement, quelles sont vos priorités en ce sens ?
EM : A l’issue de la période de réclusion nous sommes convenus unanimement que nous n’en pouvions plus de la pléthore d’initiatives numériques auxquelles nous avions été soumis durant deux mois.
Mais surtout, indépendamment de l’explosion des offres numériques récentes, je n’ai jamais assimilé mon activité à celle d’une vitrine inerte. Je fais délibérément un travail d’intercesseur, pas d’étalagiste. Si j’ai ouvert une galerie, c’est pour y montrer des œuvres de jeunes artistes avec qui l’exposition a été conçue et construite, ou des artistes disparus dont je collectionne moi-même les œuvres et que je connais donc très bien. Le dialogue avec l’artiste est la base de notre travail, et nous sommes ensuite en mesure de raconter à un visiteur (qu’il soit profane ou collectionneur) la raison d’être de l’œuvre qui l’interroge. Nous connaissons bien l’artiste, bien le travail qu’il a réalisé depuis des années et les œuvres que nous exposons. Nous adaptons notre explication à notre interlocuteur, selon qu’il est amateur averti ou néophyte.
Les visites virtuelles de galeries sont encore de qualité médiocre, suscitant de nombreuses déformations visuelles des œuvres au cours de la déambulation, et l’alignement d’œuvres sur les sites de vente en ligne, en dépit de toute relation entre elles, et même sans notion de proportion, sont très peu respectueux de l’œuvre et de l’artiste. Je ne suis donc pas du tout favorable à une trop grande implication de la galerie dans la présentation d’œuvre par le biais digital.
La galerie a évidemment un site Internet que nous nous efforçons de rendre vivant, attractif, simple d’emploi et didactique, mais sa vocation est avant tout de faire venir les amateurs à la galerie.
MdF : Comment imaginez-vous le monde d’après ?
EM : Comme le monde d’avant, en encore plus dur. Avec des riches et puissants qui le seront encore plus, des dirigeants politiques et des banquiers encore plus paternalistes et punisseurs qu’avant. Avec des artistes plus déterminés encore à dénoncer cela, et des galeristes prêts à se battre pour faire entendre, par le biais des artistes, un vrai message humaniste. Ma galerie est et doit rester une tribune ouverte aux artistes qui observent et critiquent la société dans laquelle ils vivent.
Infos pratiques :
Isabelle Plat, je t’ai dans sa peau (prolongation)
avec VisitonsNosGaleries ! à partir du 11 juin
Body Language à partir du 2 juillet