Paris Photo 2019, Suzanne devant « I love Paris », 2019 © Juergen Teller, All rights Reserved Courtesy Galerie Suzanne Tarasieve, Paris
Suzanne Tarasiève qui est pour beaucoup d’entre nous d’abord un prénom, est connue pour son engagement inconditionnel à l’art, sa ténacité et son indépendance d’esprit. Faire un entretien classique et formaté avec elle est quasi impossible et c’est tant mieux car qui d’autre qu’elle est capable de me citer dans la même phrase la mort de Christophe qu’elle adorait, le feuilleton de sa rencontre avec Juergen Teller ou Boris Mikhaïlov, Trump et la faillite du rêve américain. Cela passe avant tout par le timbre de la voix comme elle le souligne qui révèle l’énergie et la passion plus que le mail réservé aux affaires courantes. L’exposition d’Anna Tuori qui venait d’ouvrir le 14 mars sera prolongée de 15 jours au moment du déconfinement avec des aménagements possibles le dimanche ou en soirée, mais après ses dîners légendaires, elle imagine déjà des dîners plus futuristes, une autre histoire, l’aventure ne lui fait pas peur.
Face aux nombreuses initiatives digitales des galeries et musées qui ont envahi nos ordinateurs elle souligne à quel point rien ne remplace la rencontre avec l’oeuvre. « Sinon pourquoi y aurait-il tant de queues et d’attente devant certains musées ou expositions ? souligne t-elle. «Si c’était aussi facile on resterait chez soi en regardant sur internet ». Elle imagine aussi ce scenario improbable d’un Coronavirus survenu avant internet avec la solitude profonde que nous aurions connue. En cette période où l’on perd la notion du temps elle reste dans l’expectative se gardant bien de donner un avis tranché et rapide sur ce qui nous arrive. « La crise que nous traversons et j’en ai connu pas mal d’autres en 40 ans de carrière, d’abord en 1991 puis en 2007-2008, est beaucoup plus grave car c’est quelque chose qui nous échappe, de l’ordre de l’existentiel ».
Pour ce qui est de ses artistes et avec des différences de génération, les relations sont fréquentes en ce moment, Suzanne prenant le temps de les appeler régulièrement. Quant à Boris Mikhaïlov ou Juergen Teller, les liens ont toujours été très affectueux. «On s’envoie des coeurs avec Boris et Juergen, c’est mieux que toute une phrase !» Juergen Teller dont la galerie a envoyé le WE de Pâques cette couverture de M Le Monde dédié à 16 photographes confinés. Affublé de son short vert fluo, il brandit le ballon de foot de l’Euro et un poisson qui pourrait s’être échappé d’une Vanité du XVIIème siècle, sauf qu’il symbolise le report des Jeux Olympiques de Tokyo, comme nous l’explique Clémentine Goldszal. Car rien ne tient du hasard chez ce trublion ultra doué de l’art et de la mode et l’on se souvient de la mémorable exposition Leg, snails and peaches en 2017 à la galerie avec Catherine Deneuve et Charlotte Rampling en guest stars et amies complices de longue date de l’artiste.
En ce qui concerne les mesures de soutien prises par l’État, Suzanne attend d’en voir des signes concrets et tangibles. Elle veut surtout croire à la solidarité du milieu, galeries, artistes et collectionneurs. Elle salue au passage le travail effectué par Marion Papillon, qui vient de prendre la relève de Georges-Philippe Vallois, président remarquable du CPGA. Elle ajoute : « Marion Papillon est une femme engagée et responsable, j’ai confiance en elle pour être force de proposition dans cette période de crise et pour maintenir le moral des troupes ». En terme de solidarité la galerie a participé à la vente #Protege ton soignant orchestrée par Piasa et Laurent Dumas avec d’excellents résultats, les artistes ayant tout de suite joué le jeu, notamment Romain Bernini, Eva Jospin, Youcef Korichi, Lucien Murat et Antoine Roegiers. Suzanne est persuadée que le paysage du marché de l’art va être profondément modifié, mais que c’est l’occasion de réfléchir à la frénésie de ce milieu. Toute cette surenchère et sur-consommation d’art nous vient d’Amérique comme elle le rappelle, avec des côtes souvent très artificielles qui ne tiennent pas sur la durée. Et quand on voit ce qui se passe avec les musées Américains qui se défont d’une grande partie de leurs experts, c’est à l’image de ce système de valeurs, analyse t-elle.
En termes de réouverture, outre la prolongation de l’exposition d’Anna Tuori, Suzanne a le projet d’une exposition avec l’artiste portugais Gil Heitor Cortesão ,mais qu’en sera t-il de la circulation intra-européenne pour faire venir les œuvres ? Mais d’une contrainte nécessaire, la galerie qui envisage de fonctionner par petits groupes si nécessaire et de façon plus personnalisée, en ressortira renforcée, espère t-elle, même s’il nous faut rester très modestes en matière de projections.
«On était arrivés à un point de non retour et le monde ne sera plus jamais pareil, mais sommes nous vraiment capables de changer nos mauvaises habitudes ? Je dis toujours chassez le naturel et il revient au galop ! » conclue t-elle avec sincérité et humour, comme à son habitude.
Prends soin de toi chère Suzanne et on sera doublement au rendez-vous pour la réouverture de la galerie !
Visionner la vidéo de l’exposition « Among the Trees » à la Hayward Gallery à laquelle participe Eva Jospin par son directeur Ralph Rugoff.