Constantin Chariot :«Notre ambition est de faire de la Patinoire Royale une plateforme de rencontres et d’échanges et non plus un carrefour de badauds, ouverte à tout vent ! »

Portrait crédit photo Ghislain et Marie DAVID de LOSSY 

Alors que la galerie s’apprêtait à ouvrir une exposition autour de l’art cinétique orchestrée par Serge Lemoine, le confinement entraîne des conséquences économiques lourdes qui exigent d’après son directeur Constantin Chariot, un sursaut de conscience pour revenir à l’essentiel du marché de l’art et à la vocation même de la galerie. Un nécessaire recentrage dont il nous donne les clés.

Historien de l’art, Constantin Chariot a été conservateur général des musées de Liège et directeur général de la maison de ventes Pierre Bergé et Associés, à Bruxelles. Il est administrateur-directeur général de la Patinoire Royale – galerie Valérie Bach depuis son ouverture en avril 2015.

1. Comment vous organisez-vous face à cette crise au niveau de la galerie en termes de programmation, d’organisation.. ?

Nous avons évidemment fermé la galerie dès le 1er jour du confinement tout en essayant de maintenir un contact étroit avec nos artistes en priorité par téléphone ou par mail. Nous leur avons demandé de nous envoyer sur un mode volontaire, différents éléments qui nous permettent d’alimenter notre page Instagram, en lien avec leur vie d’artiste confiné, que ce soient des productions, des réflexions en cours, un poème, une photo, quelque chose qui les matérialise dans ce moment, ce temps suspendu. Les artistes nous disent pour la plupart que leur vie n’a pas tellement changé, la vie d’artiste postulant une sorte de solitude et de nécessaire isolement, qui fait que cet isolement ne leur pèse pas tant que cela. La galerie continue ainsi à rester en veille via les supports numériques, newsletter, compte Instragram…et par ce lien avec nos artistes en particulier avec ceux dont les projets prévus ont dû être reportés.

En matière de programmation, notre exposition sur les artistes femmes « American Women, the Infinite Journey » s’est achevée en plein confinement. En revanche nous avions prévu à partir du 20 avril une exposition consacrée à Pol Bury, Roger Vilder et le collectif LAb[au], autour de l’art cinétique sous l’impulsion de Serge Lemoine, ayant pour titre «ce mouvement qui déplace les lignes» que nous avons dû décaler sine die dans la mesure où le déconfinement sera effectif. Nous sommes donc en attente pour pouvoir fixer l’agenda de son montage et espérons que cela sera possible au mois de juin.

Vue Exposition American Women The Infinte Journey courtesy la Patinoire Royale Valérie Bach Galerie.

2. De trop nombreuses propositions et sollicitations digitales surgissent en ce moment, quel est le juste positionnement à adopter selon en matière de production de contenu ?

Je pense qu’une galerie est un lieu de rencontre, un sas de décompression entre le monde de l’art, de la création et le public. Une galerie induit par essence le contact physique avec l’oeuvre d’art qui est irremplaçable comme chacun sait. Il n’y aura jamais une concurrence exacte entre une expérience vécue et une numérisation comme si l’on comparait l’enregistrement musical et le concert. C’est pourquoi et aussi par pudeur dans ces moments tragiques et tendus que ceux des dernières semaines il y a quelque chose d’indécent je trouve, à venir proposer de l’art sous une forme non pas tangible mais virtuelle. C’est pour nous avant tout un relais auprès de nos collectionneurs, amateurs et amis. Nous n’irons pas jusqu’à donner à penser que l’on pourrait se passer de l’existence même de la galerie pour pouvoir vendre sur Artsy, présenter des œuvres, annoncer des prix… tout cela frise l’obscénité. Aujourd’hui les gens n’ont pas faim d’art, ils ont faim d’autre chose, ils ont peur, ils ont besoin de certitudes, de se protéger et je crains que le marché de l’art n’ait beaucoup de mal à se remettre de cette crise. Même si l’art est essentiel dans nos vies je le pense sincèrement, le côté superflu du marché de l’art va disparaître, ce qui générera des aménagements à envisager pour la suite.

Chloe WISE MESSAGE ME, 2015, Exposition American Women The Infinte Journey

3. Quel impact ce séisme a t-il sur l’écosystème de l’art à Bruxelles et les artistes en particulier ? Et quelles solutions de solidarité existent de la part des services publics ?

D’abord et il ne faut pas se le cacher c’est un impact économique et financier colossal. Pour une galerie comme la nôtre sans vous donner de détail des chiffres, vous pouvez imaginer le choc entrainé par ces mois d’ inexploitation financière : une véritable perte sèche. Et « en même temps », comme dirait votre Président, c’est aussi une opportunité pour se réinventer. Les chinois disent que la crise est une dangereuse opportunité et j’en suis convaincu. La galerie Patinoire Royale ou la galerie au sens générique, sortiront renforcées de cette crise en ce qu’elle redeviendra ce qu’elle était à ses débuts. Sans remonter jusqu’à l’enseigne Gersaint et à toute la lignée des grands marchands Rosenberg, Durant Ruel, Castelli, les galeries sont ces endroits de rencontres comme je l’évoquais précédemment où l’expérience de l’oeuvre d’art, la rencontre avec l’artiste impliquent un lieu à part, relativement feutré, agréable et non surpeuplé. Dès lors cette rencontre vient à un moment non pas virtuel mais au contraire incarné et donnant tout son sens à la vocation même de la galerie. Ce que la galerie a aujourd’hui considérablement perdu au profit de la foire qui est devenu le lieu de légitimation ultime et de business. Cette foire avec ce qu’elle a de barnum et de brillant avec ses rumeurs et ses intrigues, reflète tout ce qui est biaisé et faussé dans le marché. Tous ces masques vont tomber quand nous mettrons les nôtres et l’on réalisera que l’art, la création s’en remettront et que, d’une certaine façon, cette crise permettra de se libérer des contraintes inventées ou que l’on avait intégrées. Des contraintes financières devenues obscènes, les foires demandant des investissements énormes créant une dépendance de notre écosystème vis-à-vis de cette mondialisation et globalisation. Je crois que nous allons vers un marché épuré, qui va se relocaliser et l’on n’aura plus besoin d’aller à Hong Kong ou à Miami pour revoir les mêmes que l’on voit par ailleurs à Paris et à Londres. Une plus grande écologie au sens propre comme intellectuel du terme, se mettra en place et l’art reviendra à un échelon plus local, à une échelle nationale ou continentale. On retrouvera un sens plus spirituel sans doute, moins matérialiste et d’autres artistes seront appelés à l’existence, détrônant la figure de cet artiste star dont les pièces s’échangent à des prix à 6 ou 7 chiffres, au profit d’artistes plus naturels et moins synthétiques !

Pour rappel : la culture et les arts sont régionalisés en Belgique, et en ce qui concerne Bruxelles nous sommes dans la partie francophone sous la houlette de la Fédération Wallonie-Bruxelles avec un Fonds de 8,950 000 € qui a été dégagé en faveur de la création au sens large, c’est-à-dire aussi bien les arts de la scène, l’audiovisuel, le livre et les arts plastiques. Cette somme est totalement dérisoire, certains parlent d’une gifle, même si en termes de priorités aujourd’hui, l’argent ne peut servir à d’autre chose qu’à sauver des vies et à essayer de mettre en place des systèmes au secours de l’économie. Je reste convaincu que l’art, la culture et le marché sont des vecteurs d’économie indéniables mais peu comptabilisés au regard des ressources dégagées. Nous assistons plus à une solidarité spontanée des personnes entre elles, sans doute plus efficace que les initiatives prises par les services publics pour venir en aide aux artistes. En ce sens nous réfléchissons à une exposition à la Patinoire qui pourrait justement permettre à tous ces artistes qui n’ont pu bénéficier de visibilité pendant plusieurs mois, de leur offrir une grande exposition avec des prix partant de 500€ pour pouvoir mettre en vente des œuvres de qualité. Comme une exposition résiliente.

Cassi NAMODA MARIA’S SECOND WEEK IN THE CITY, 2019. Exposition American Women The Infinte Journey

4.Quels scenarii de reprises imaginez-vous et comment vous vous y préparez ?

Nous avons l’intention d’ouvrir dès que possible cette exposition autour de l’art cinétique, les pièces étant arrivées des ateliers, par chance, juste avant le confinement. Nous avons pour objectif d’en donner une bonne visualisation par un film qui permettra à chacun depuis son ordinateur de la découvrir et ensuite nous organiserons des séances de visites pour des groupes de maximum 20 personnes, commentées et guidées dans la ligne de cette nouvelle forme d’existence de la galerie qui redeviendra ainsi un lieu plus confidentiel et privilégié, contrairement à ce qu’elle a pu être précédemment avec des vernissages de 2500 personnes et des visiteurs entre 600 et 700 personnes le samedi. Ainsi ce seront des personnes vraiment motivées et non de simples badauds ou promeneurs, qui pourront s’inscrire dans un groupe, ce qui créera du lien entre les participants et permettra au galeriste que je suis de rencontrer son public, de mettre en scène les artistes pour une approche plus juste et ciblée. Cela rejoindra aussi les gestes barrière à adopter dans cette période post confinement. Il faudra inverser la manœuvre et préférer la qualité du visiteur à sa quantité.

Sara CWYNAR HANDS (PHOTOGRAPHED BY GRAPHICS STUDIO, MILWAUKEE), 2019, Exposition American Women The Infinte Journey

5. Comment pensez-vous que les archéologues du futur jugeront la période que l’on traverse et pensez-vous qu’en matière d’écologie cette alerte va induire des changements profonds dans nos habitudes ?

Ce confinement nous apprend à aller à l’essentiel, à nous dépouiller des miroirs aux alouettes auxquels nous avons pu être attachés depuis le début de notre existence. Je suis né en 1971 et j’ai grandi dans un monde où l’on nous a vendu les mérites d’une surconsommation et d’une production corrélée à une croissance infinie… Or, aujourd’hui, on se rend bien compte que l’on peut s’en passer. Je pense que pour paraphraser Bruno Latour, éminent philosophe et sociologue français, il nous faut réinterroger la nécessité de certaines catégories de production engendrées par cette consommation. Est-il nécessaire, comme il le souligne, de multiplier des champs de tulipes de milliers d’hectares élevées sous serre, en Hollande, et envoyées par avions cargo dans le monde entier ? Doit-on continuer à manger en Europe des asperges vertes cultivées au Pérou ?

Il en est de la production économique en général comme de la production de l’art en particulier, qui ne s’auto-légitime pas par elle-même sous prétexte qu’elle existe ou doit exister. On connaît des ateliers d’artistes qui emploient jusqu’ à 100 personnes, ce type de production doit-elle exister et s’exporter dans le monde entier ? Ces foires et ces biennales doivent-elles exister au prix d’une telle empreinte écologique ? Je pense que les archéologues du futur, pour répondre à votre question, se rendront compte que ce grand coup de frein donné par la nature et à son profit va induire des modifications profondes dans notre manière non pas tant de consommer, car cette prise de conscience existe, mais de produire de l’inutile. C’est l’une des plus grandes plaies dont a souffert l’humanité ces dernières décennies, parce qu’elle est adoubée par le capitalisme qui, on le sait, est mortifère. Revenons à l’essentiel, produisons de l’essentiel et une fois que cette modification aura lieu, réorganisons les tissus socio-économiques au profit de nouvelles classes de travailleurs émergentes, autour de nouveaux projets, sans quoi cette crise aura été parfaitement vaine et inutile.

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