Rencontre avec Annabelle Ténèze, directrice des Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse

« Œuvrer pour que le musée soit d’abord l’institution des artistes et du public et devienne un lieu de rendez-vous. Susciter la conscience de l’art à des personnes en perte de confiance »
Ancienne élève de l’Ecole nationale des Chartes et de l’Institut national du Patrimoine (Paris), archiviste paléographe, Annabelle Ténèze a d’abord été responsable du cabinet d’Arts Graphiques du musée national Picasso de Paris (2006 à 2012). Puis elle prend la tête du musée d’art contemporain de Rochechouart (Haute-Vienne) jusqu’en 2016, tout en continuant à enseigner à l’Ecole du Louvre. Elle est nommée à la direction des Abattoirs en septembre 2016. A l’âge de 39 ans cette passionnée et remarquable pédagogue aussi rieuse et spontanée que pointue et exigeante, sait naturellement susciter l’adhésion. Sa feuille de route pour les 20 ans des Abattoirs rejoint sa vision de la résonnance historique d’un lieu sur un territoire couplée à une volonté de partage et de co-création. Décloisonnement et inventivité sont les maîtres mots de cette passionnée qui fourmille d’idées et de projets pour réinventer le musée et déclencher l’envie de l’art. La « Rampe Cycloïdale » de Raphaël Zarka, praticable par les skaters dès l’entrée des Abattoirs donne le ton !

Quel bilan feriez-vous depuis votre arrivée aux Abattoirs ?

C’est une bonne question et si je devais faire un premier bilan ce serait le rendez-vous avec le public avec d’une part un très bon chiffre de fréquentation en passe de dépasser pour la première fois depuis l’ouverture les 200 000 visiteurs, et d’autre part qualitativement par le biais de nombreux projets et échanges individuels de grande qualité. Tout d’abord avec « Picasso et l’Exil. Une histoire de l’art espagnol en résistance » partant de l’idée que Picasso d’émigré économique devenait un émigré politique à partir du moment où il ne pouvait plus revenir en Espagne. Un bouleversement personnel et historique qui a aussi touché de nombreux artistes qui lui étaient contemporains. Nous avons montré des œuvres réalisées dans des camps de réfugiés de l’époque qui bien que n’étant pas référencées se sont révélées nombreuses. Une somme de témoignages artistiques qui se sont révélés pendant la durée même de l’exposition, ce qui a généré beaucoup d’échanges et d’intérêt du public.
En parallèle nous avons développé un programme « Je suis né étranger » déployé pour la première fois sur l’ensemble du territoire de l’Occitanie puisque je le rappelle nous sommes à la fois le musée d’art moderne et contemporain de la Ville de Toulouse et le Fond Régional d’Art Contemporain d’Occitanie sur la partie ouest de la région anciennement Midi Pyrénées. Ces 25 expositions s’inscrivaient à la fois dans un rapport historique en écho à l’anniversaire de la Retirada, ces 500 000 espagnols qui passent la frontière franco-espagnole et l’actualité de ces artistes autour de 4 thèmes :
être né de l’exil, paysages de l’exil, marcher pour vivre et la traversée. Ces projets ont investi des lieux extrêmement variés y compris une marche des visibilités migrantes organisée avec Pascal Lièvre, l’assocation Atler ‘Ego et le musée de L’Aurignacien.
Toutes ces aventures humaines assez incroyables et différentes nous ont beaucoup apporté et nourri lors du programme culturel à travers des discussions et questionnements très forts.

Peter Saul

Actuellement avec l’exposition « Peter Saul : Pop, Funk, Bad Painting and More » aussi un succès avec un nombre de visiteurs en augmentation tout au long de l’exposition, nous découvrons un homme fascinant de 85 ans bientôt avec une liberté de ton, de parole et surtout d’écriture plastique à travers 70 ans de création de 1958 à 2019 avec des dessins réalisés à Paris, une peinture réalisée spécialement et toute une histoire de l’art très ancrée dans l’histoire avec la guerre du Vietnam, la cause des Afro-américains jusqu’aux questions plus récentes avec Donald Trump. Pour rappel, ce lien « art et histoire » rejoignait nos trois grands thèmes de recherche aux Abattoirs depuis trois ans avec : « une autre histoire des avant-gardes » et l’impact de l’évolution d’internet et des réseaux sociaux sur l’art et la société. Sur cette question des autres avant-gardes nous avons vécu des moments assez incroyables avec des personnalités avec qui nous avons cheminé au long cours, que ce soit: Daniel Spoerri, l’artiste néerlandaise situationniste Jacqueline de Jong, Hessie dont c’était la première rétrospective en France, femme de couleur qui livre un travail de textile singulier qui nous a quittés 15 jours après le début de l’exposition ou Carolee Schneemann pionnière de l’art féministe, de l’art corporel, lion d’Or à la Biennale de Venise dont on montre actuellement une œuvre installative et une exposition de ses écrits et publications. Nous montrons aussi une œuvre de Tania Mouraud dans le cadre du festival Rose Béton, qu’elle a conçue pour les Abattoirs. Ces grands parcours se retrouvent dans les acquisitions du musée, ces autres avant-gardes qui ont des parcours tellement alternatifs qu’ils en deviennent centraux et j’espère n’oublier personne !
Sur ces questions de la transformation du monde d’aujourd’hui par la virtualité et l’ère de
l’information continue sur nos identités et rapports à l’autre, la première exposition que j’ai
présentée était « Suspended Animation, à corps perdu dans l’espace numérique » autour de 9 artistes internationaux de la génération dite du post internet qui traitent de cette nouvelle humanité virtuelle. Une mutation des usages et modes de vie comme avec le meuble idéal du joueur de jeu vidéo de Jon Rafman mais aussi les contraintes du monde féminin à l’ère numérique avec Kate Cooper ou cette œuvre évolutive et complètement autonome de Ian Cheng, sorte de série dont nous ne connaissions pas la suite qui est depuis entrée au MOMA à New York. Des réflexions que nous avons poursuivi avec une monographie de la jeune artiste suisse Maya Rochat ou encore le français Renaud Jerez.
Un autre temps fort moins visible car plus global et au long cours réalisé avec l’artiste d’origine malgache, Joël Andrianomearisoa mieux connu par le grand public à la suite du premier pavillon de Madagascar à la Biennale de Venise avec qui nous lançons des défis de projets alternatifs inédits comme une vraie fausse boutique sentimentale au musée, une vraie boutique avec les Galeries Lafayette à Toulouse, une soirée Saint-Valentin, une péniche œuvre d’art …
Enfin il est important de souligner que notre réflexion sur les collections s’inscrit en cohérence avec la programmation générale comme à l’occasion de la saison Colombie avec l’Institut français où nous avions travaillé avec le musée d’Antioquia à Medellin sur la scène colombienne ; en parallèle nous avons voulu réfléchir au fonds hispanique et hispanophone de la collection, les deux se répondant.

« Sans réserve les 20 ans des Abattoirs » quels temps forts ?

Ce que j’ai vraiment découvert à mon arrivée aux Abattoirs c’est à quel point cette institution s’inscrit dans la co-construction permanente avec les autres, que ce soit les institutions, les partenaires en région pour les opérations du Frac, le travail avec les artistes ou avec le public. Pour « Sans Réserve les 20 ans des Abattoirs » nous souhaitons montrer cet ADN à travers une carte blanche donnée à tous ceux qui font les Abattoirs à la fois hors les murs dans nos missions de diffusion et dans les murs avec plusieurs temps forts d’accrochage. Un premier au printemps 2020 va montrer nos dernières acquisitions ou dépôts de la période couvrant les années de la collection historique puis nous lancerons un accrochage participatif une première encore au stade de la réflexion, avec l’idée d’œuvres choisies et commentées suite à l’expérience menée lors de « Picasso et l’exil » auprès de quelques familles de prêteurs. Hors les murs notre idée est de souligner la méthode de co-conception avec nos partenaires qui eux ensuite portent les expositions et leur médiation.
C’est un nouvel axe que nous murissons depuis longtemps.
Nous aurons aussi toute une programmation d’expositions et d’évènements en résonnance. Dans nos expositions nous allons présenter la première étape du parcours du Pavillon français de la Biennale de Venise de Laure Prouvost fin janvier, suivie de la collection, plutôt des œuvres acquises par Gino Di Maggio l’un des premiers à avoir conçu une Fondation en Italie à la fin les années 80, à partir de son soutien à la création et à l’édition et non la spéculation. Notre volonté est de montrer que l’art ne s’écrit pas toujours par courants ou chronologie successifs car cette collection réunit à la fois des œuvres italiennes Manzoni, Fontana mais aussi d’autre artistes italiens de courants moins connus, des artistes du mouvement Goutaï et Mono-Ha, des artistes du nouveau réalisme français et beaucoup d’œuvres Fluxus, des œuvres d’art en mouvement c’est pourquoi nous collaborons avec
l’Ecole des Beaux Arts de Toulouse (isdaT), la section arts plastiques mais aussi de la section musique.

Laure Prouvost

Africa 2020 aux Abattoirs

Nous sommes plusieurs institutions en France à se rejoindre et participer à cette saison orchestrée par N’Gone Fall. Cette saison va se décliner pour les Abattoirs en deux temps à la fois dans nos murs et hors les murs menés par deux commissaires africaines, dans une volonté de s’inscrire également sur le long cours et d’apporter une réflexion sur notre collection. Le premier projet sur le site sera lié à la question des artistes femmes africaines, ce qui est fondamental à mes yeux et rejoint l’un des temps forts de mon parcours le dernier projet mené au musée d’art contemporain de Rochechouart l’exposition « l’Iris de Lucy », initiée par Orlando Britto Jinorio qui dirige le CAAM en Espagne.
L’autre volet hors les murs par la seconde commissaire s’inscrit dans le projet que j’avais lancé en partenariat avec le Frac Occitanie Montpellier « Horizons d’Eaux », programme mixte et temps fort des Abattoirs puisqu’il est conçu avec un festival de musique Convivencia pour associer un certain nombre d’expositions, de vernissages à des concerts, qui ont lieu sur une scène navigante sur les bords du Canal du Midi. Un moment très vivant à l’occasion duquel nous commissionnons également une œuvre sur la péniche.

Synergies sur le territoire et au-delà

Les Abattoirs ont à la fois une dimension locale, nationale et internationale. Nous faisons donc le grand écart avec des synergies qui sont multiples. Nous avons travaillé ces dernières années avec le Hirshhorn Museum and Sculpture Garden à Washington, le musée d’Antioquia de Medellin, le Musée national Picasso-Paris, le Centre Pompidou, et prochainement le Mexique où ira l’exposition « Picasso et l’exil », la 2 ème terre d’exil des Espagnols après la France. Autres axes de développement et j’en oublie certainement, nous travaillons à des nouveaux projets que ce soit avec le Hirshhorn Museum, la Fondation Tapies avec qui nous avons déjà collaboré ou le LAM à Villeneuve d’Ascq qui va accueillir le 2 ème volet de l’exposition de Laure Prouvost avec qui nous avons de forts liens de proximité et de réflexion car nous avons tous les deux une collection autre en plus que celle d’art moderne ou contemporain. En région nous avons la chance d’avoir des institutions culturelles fortes que ce soit naturellement le MRAC à Sérignan, le Frac Occitanie Montpellier mais aussi d’autres institutions culturelles de toutes formes, bien sûr le Printemps de septembre, les institutions de l’Occitanie regroupées sous l’association Air de Midi qui émaille tout le territoire et aussi Pink Pong qui fédère une vingtaine de structures d’art contemporain sur la Ville et la métropole toulousaine avec un festival très suivi, Graphéïne autour du dessin et des arts graphiques.
Nous visons la pluridisciplinarité de façon très large à travers notamment le programme des « Jeudis des Abattoirs » mécéné depuis plusieurs années par les Galeries Lafayette sous le signe de l’inventivité. Cela nous permet de mêler les disciplines et les partenaires tels le centre chorégraphique de danse, la Cinémathèque, le festival Ciné Latino, le theâtre du Capitole, la Biennale des arts vivants, le théâtre de la Cité, le théâtre Sorano, le Théâtre Garonne à qui laquelle nous avons récemment prêté une œuvre qui peut être présentée aussi bien dans une salle d’exposition que dans un théâtre.
Nous travaillons aussi beaucoup en Région avec l’Education nationale à travers le programme « Un établissement-Une œuvre » et à « l’art en boîte », nous sommes actifs dans une soixantaine d’établissements par an. Nous travaillons également avec le Centre des monuments historiques, l’Abbaye de Saint Lizier, le château d’Assier, etc. et également des offices de tourisme, des bibliothèques, des centres culturels et sociaux, des aéroports…avec cette idée d’amener des expositions et des œuvres originales partout et dans des zones où l’art est parfois moins accessible.
Nous avons aussi à cœur de travailler avec des institutions hors du champ artistique et toutes très variées, que ce soit les prisons, les hôpitaux, des structures qui suivent aussi bien les anorexiques que les autistes, etc. Nous avons cette année participé et accueilli la journée mondiale des réfugiées, la Journée mondiale des sourds avec des équipes de médiateurs spécialisés qui font un travail exceptionnel. Pendant l’exposition « Picasso et l’exil » nous avons offert un espace d’information au Collectif du 20 juin qui travaille sur les questions de migration et d’accueil, questions sur lesquelles nous ne sentions pas légitime de parler, sans pouvoir néanmoins les occulter.

Rencontres décisives de votre parcours


C’est difficile de circonscrire car c’est l’ensemble de ces rencontres qui nous nourrissent et j’ai eu la chance de rencontrer tôt l’art à travers un programme expérimental en histoire de l’art dès le lycée qui s’est révélé fondamental par des professeurs qui ont su nous considérer déjà comme des adultes en nous faisant lire des textes de Joseph Kosuth ou d’Ad Reinhardt à l’âge de 16 ans, ce qui peut sembler surprenant. J’ai du coup ensuite fréquenté les ateliers des musées comme celui de Rochechouart dans ma région d’origine comme élève, lieu que j’ai ensuite dirigé. J’ai gardé en moi cette idée que l’on peut tous avoir accès à l’art et qu’il n’y a pas de frontières au départ. D’autres liens qui sont forts sont ceux avec les artistes sur le long terme comme avec Carolee Scheemann que j’ai rencontrée en 2006 étant alors toute jeune conservatrice de musée. Egalement
l’artiste argentin Edouardo Basualdo avec qui j’ai eu un mois de production dans le cas de ma première exposition d’art contemporain, un moment rare et très privilégié ensemble. Il y a aussi Laure Prouvost, Jacqueline de Jong, Kent Monkman, artistes d’une très liberté. Il serait vain de faire une liste !
Mais il est important de souligner qu’en dehors des rencontres décisives il y a toutes celles du quotidien qui nous façonnent et nous motivent à poursuivre, sans être forcément visibles. Tout ce tissus de liens et de réseaux avec des moments uniques comme par exemple dans les ateliers, ou dans le cadre de nos éditions Mezzanine Sud prix des Amis des Abattoirs pour la jeune création, qui réunit cette année à la fois le collectif féministe PFFF et deux jeunes autres artistes, Marion Mounic et Charlie Aubry, générant chez le public des types de réactions et atmosphères dans le musée très
différentes.

Y a-t-il eu chez vous un déclic pour l’art et à quel moment ?


Il m’est assez difficile de répondre car je dirais qu’il y a eu pour moi non pas un mais une suite de moments de déclics. Je suis une historienne de formation, une grande lectrice et amatrice de cinéma, moins maintenant par manque de temps. Et finalement l’art plastique a fini par prendre le dessus mais je ne saurai dire quand précisément.
On vient tous à l’art avec des moments différents. Travailler avec les artistes est une manière pour moi d’interroger l’histoire du temps présent, de comprendre notre actualité, qui on est.
J’ai eu une certitude pour l’art très tôt tout comme pour l’histoire c’est pourquoi j’ai voulu étudier à l’Ecole des Chartes. La question de la conscience s’est faite naturellement chez moi. L’une de mes idoles à 17 ans était par exemple Michelangelo Pistoletto, ce qui peut sembler assez fou, conclut-elle dans un éclat de rire !

Infos pratiques :

Horaires :
Ouvert du mercredi au dimanche de 12h à 18h*

* Nocturnes le jeudi de 18h à 20h.

https://www.lesabattoirs.org/