Rencontre Claire Bernardi, directrice musée de l’Orangerie : « Dans le flou, un impensé des Nymphéas de Monet et de l’histoire de la représentation » 🎧

Vincent Dulom (né en 1965), « Hommage à Monet », 2024, jet d’encre sur toile (unique), 150×150 cm, collection de l’artiste, avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie ETC (Paris). (Musée d’Orsay / ALLISON BELLIDO ESPICHAN)

Si le flou, l’indéterminé, l’indistinct n’a jamais été aussi présent dans nos vies, il n’avait pas encore fait l’objet d’une exposition. C’est l’objectif que s’est fixé Claire Bernardi, directrice du musée de l’Orangerie à partir d’une traversée chrono-thématique de l’art de 1945 à nos jours, l’un des points de bascule se jouant autour de la 2ème Guerre mondiale et les catastrophes qui ont suivi jusqu’au 11 septembre. Au-delà du flou photographique, qu’il soit volontaire ou non, il est question d’interroger la nature même de l’image et ses régimes d’apparition dans un parcours en trois temps, à la fois sensitif et mental, didactique et onirique, théorique et ouvert. De Manet, Rodin à Giacometti en passant par Gerhard Richter, Sigmar Polke ou Bill Viola (black box créée pour l’occasion) jusqu’à des œuvres plus récentes avec Eva Nielsen, Mircea Cantor ou Léa Blooussovitch, surgissent jalons et points de rupture d’une autre histoire du regard aux confins de l’inframince et de l’aura tandis que plane cette image manquante (les camps de la Shoah) à la fois structurante et fantomatique évoquée par Georges Didi-Huberman. Claire Bernardi, entourée d’Emilia Philippot et Juliette Degennes revient sur les partis pris qui les ont guidés, le formidable projet Robert Ryman et la programmation qu’elle défend à l’Orangerie autour de la matrice que représente les Nymphéas de Monet alors qu’en contrepoint l’exposition David Claerbout prolonge l’expérience liminale du visiteur. Une articulation d’une grande cohérence. Claire Bernardi a répondu à mes questions.

Conservatrice générale du patrimoine, Claire Bernardi est directrice du musée de l’Orangerie depuis 2021. Elle a commencé sa carrière au Centre national des arts plastiques, avant de rejoindre le musée d’Orsay en tant que conservatrice pour les peintures de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Elle a été commissaire de plusieurs expositions internationales, parmi lesquelles Gauguin l’Alchimiste (Art Institute of Chicago et Grand Palais, 2017), Le Douanier Rousseau, l’innocence archaïque (2015-16, avec le Palais des Doges, Venise), Picasso, bleu et rose (2018, avec la Fondation Beyeler, Bâle) et Edvard Munch, Un poème de vie, d’amour et de mort (2022) au musée d’Orsay. Au musée de l’Orangerie, elle a signé Soutine – de Kooning, la peinture incarnée (2020-21, avec la Barnes Foundation, Philadelphie), Robert Ryman. Le regard en acte et Heinz Berggruen, Un marchand et sa collection (2024). 

Claire Bernardi en écoute FOMO_Podcast 🎧

Claire Bernardi, directrice musée de l’Orangerie, crédit photo Sophie Crépy, musée de l’Orangerie

Marie de la Fresnaye. Quelle est la genèse de l’exposition « Dans le flou » ?

Claire Bernardi. C’est une exposition que j’ai pensé à mon arrivée au musée de l’Orangerie il y a 3 ans en tant que directrice. Elle s’inscrit dans une programmation sur le long terme articulée autour de deux pôles : d’une part, un pôle contemporain mais toujours envisagé par rapport à nos collections et de cet incroyable héritage des Nymphéas de Monet et d’autre part, un pôle autour de la question du collectionnisme et de Paul Guillaume et les grands galeristes qui ont fait le monde de l’art moderne. 

L’exposition sur le flou est d’un genre assez nouveau pour l’Orangerie. Elle est thématique et aborde des ramifications que l’on attend sans doute moins ici mais que nous avons pensé avec les autres co-commissaires Emilia Philippot conservatrice à l’Institut National du Patrimoine et Juliette Degennes, conservatrice à l’Orangerie autour de ce chef d’œuvre des Nymphéas de Monet. Il ne s’agissait pas de la prendre comme prétexte mais comme clé de lecture, à savoir comment tout un pan de l’art moderne et contemporain pouvait être lu à l’aune de cette question qui était restée un impensé dans les Nymphéas de Monet. Il ne s’agissait pas de revendiquer une esthétique du flou ou un courant d’artistes flous mais plutôt de soulever des questions à partir d’œuvres que l’on ne voit pas habituellement ensemble pour permettre du moins tel est notre objectif, de regarder et percevoir autrement.

MdF. Comment avez-vous procédé à la sélection des artistes entre commissaires ?

CB. Nous avons travaillé de manière collégiale, pas à pas. Choisir des artistes implique de beaucoup se déplacer, de s’imprégner d’une œuvre pour essayer de la comprendre, de discerner comment l’articuler vis-à-vis d’un propos. Il ne s’agissait pas de faire rentrer des artistes éligibles. Une exposition est un propos mais un propos en images et qui doit relever d’une évidence. 

L’exposition réunit des artistes multi générationnels autour d’une large variété de supports : comment avez-vous obtenu certains prêts d’œuvres majeures si l’on pense notamment à Gerard Richter ? 

Nous avons travaillé sur un temps long, ce qui a permis d’affiner notre liste de départ. L’espace d’exposition de l’Orangerie n’est pas un lieu immense, ce qui pourrait sembler une contrainte alors que cela oblige à être très sélectifs. Chaque prêt a été très étudié et négocié auprès de grandes institutions internationales, ce qui a nécessité de se déplacer pour défendre notre propos. Il y a aussi de nombreux emprunts aux artistes mêmes ou aux galeries, ce qui a nécessité des prises de contact, visites d’ateliers…

MdF. Le cheminement part des confins de l’invisible pour aller jusqu’à l’indicible contemporain : comment l’avez-vous orchestré ?

CB. Cela a pris un certain temps d’en dégager l’articulation au fil de nos échanges mais en gardant la conviction qu’un tourant se jouait au moment de la 2de guerre mondiale avec cette idée centrale de l’histoire avec un grand H même si elle n’expliquait pas tout. Il nous est apparu que nous devions convoquer des préoccupations d’ordre esthétique, politiques et sociétales tout en laissant le regard libre d’aller d’une œuvre à une autre. 

MdF. Parmi les œuvres incontournables se dégage la photographie d’Alfredo Jaar « 6 seconds » qu’est ce qui se joue à cet instant-là ?

CB. Il est vrai que nous sommes face à une œuvre pivot de l’exposition, très forte. Son flou révèle beaucoup. Il s’agit à la fois la question du moment volé, l’instantané qui se perd tout de suite, de la difficulté à dire, à montrer et de ce paradoxe qu’une esthétique séduisante puisse aider à révéler une réalité impossible à accepter. Ce cliché s’inscrit dans un projet très long mené par Alfredo Jaar au Rwanda autour de la parole récoltée auprès de rescapés du génocide. Cette femme que l’on voit de dos qui avait accepté de témoigner de son histoire autour du meurtre de sa famille à la machette, n’a pas pu le faire finalement. L’artiste a eu le réflexe de capter son évitement et départ. Il ne savait pas que cette photographie serait l’œuvre majeure de ce corpus. Ce qui est intéressant et j’en ai parlé avec lui, c’est que cet instantané d’une photo amateur ratée n’existe qu’à travers cette épaisseur du temps préalable à son surgissement. 

MdF. Autre temps fort avec le dialogue entre Eva Nielsen et des photographies amateures d’une collection privée explorant la matérialité du medium photographique

CB. Il est vrai que lorsque l’on pense au flou, on pense à la photographie floue et une exposition en 2023 au Photo Elysée de Lausanne traitait de ce sujet. Même si cette question du medium est présente partout dans l’exposition, ce qui nous intéressait était de creuser cette porosité entre les médiums. Avec Eva Nielsen il y a l’usage de cette photographie amateur qui en plus est une photo de famille mais également un mix de techniques d’une peintre qui pratique la sérigraphie sur une toile d’organza. Une expérimentation technique qui dans son organisation même fait penser à cette histoire de la mémoire à partir de ces couches successives qui agissent comme les strates de nos souvenirs. 

MdF. Cela rejoint les préoccupations de David Claerbout proposé en contrepoint contemporain 

CB. L’on se rend compte qu’il y a toujours des échos qui se font entre les contrepoints et les expositions temporaires proposées simultanément alors même que les contrepoints sont pensés en écho aux Nymphéas, ce qui est finalement le signe je l’espère de la réussite d’une conception globale de ce musée, les visiteurs venant tout découvrir. C’est de ce fait une expérience augmentée de visite qui leur est offerte. Je suis heureuse que les gens puissent faire des liens entre l’exposition Clerbout et celle d’à côté même si finalement Monet est toujours là.

MdF. Vous avez organisé un partenariat avec la Cinémathèque autour du flou dans le cinéma

CB. C’est un sujet à part entière et il n’était pas possible de ne pas l’aborder même si cette question est toujours complexe dans des salles d’exposition. Il y a eu déjà de belles expositions entre les liens peinture et cinéma même si nous avons décidé de projeter de cours extraits de grands moments de cinéma à la fin du parcours pour inviter à aller un peu plus loin avec ce cycle que nous avons construit avec la Cinémathèque. 

MdF. Comment le catalogue a-t-il été pensé ?

CB. Nous l’avons imaginé plutôt comme un livre qui viendrait prolonger l’exposition et pas seulement son reflet autour d’une pluralité de points de vue en écho à ce côté très labile de la question du flou. Nous l’avons envisagé dès le début autour de nombreux essais portés par des voix différentes comme un ophtalmologue, un philosophe, des historiens de l’art à qui l’on a demandé d’interroger différentes générations d’artistes. Cela donne des écritures multiples, et ce que j’apprécie est la grande qualité littéraire qui ressort de chacun des auteurs, contributeurs. 

MdF. Pour revenir à l’exposition Robert Ryman, comment cette très belle aventure a-t-elle été possible ? 

CB. J’ai été beaucoup aidée en termes de prêts par la succession et la Greenwich Collection, l’organisme crée par Robert Ryman, de son vivant, à l’origine du catalogue raisonné. J’ai choisi chaque œuvre pour son dialogue avec une autre. Nous avons bénéficié de prêts assez exceptionnels en effet, l’exposition ayant été pensée en étroite collaboration avec nos collègues américains.

MdF. Quels prochains projets vous animent ?

CB. Je vais continuer dans les prochaines années à alterner entre des expositions d’art moderne en dialogue avec la collection Paul Guillaume qui est l’autre grand pôle et des expositions qui ouvrent à des sentiers moins attendus autour d’un regard plus contemporain sur nos collections. L’année prochaine je prépare plutôt des expositions d’art moderne. 

A noter que l’exposition « Dans le flou », conçue par le musée de l’Orangerie avec la « Caixa » Foundation connait une itinérance entre Paris, Madrid et Barcelone. 

Catalogue « Dans le flou, une autre vision de l’art de 1945 à nos jours » 287 pages, éditions Musée de l’Orangerie/Atelier EXB, 45 euros (disponible à la libraire boutique du musée)

Infos pratiques :

« Dans le flou, une autre vision de l’art de 1945 à nos jours »

Jusqu’au 18 août 2025 

Musée de l’Orangerie 

Tarifs. Plein tarif : 12,50 €. Tarif réduit : 10 €.

Autour de l’exposition 

David Claerbout Le printemps lentement 

Jusqu’au 9 juin 

https://www.musee-orangerie.fr/fr/agenda/expositions/dans-le-flou-une-autre-vision-de-lart-de-1945-nos-jours