Vue de l’exposition « Ghost and Spirit » de Mike Kelley, Bourse de Commerce – Pinault Collection, 2023 Photo : Aurélien Mole / Pinault Collection
Enfant gâté schizophrène, adoubé par le marché et atteint du syndrome de la mémoire traumatique refoulée, Mike Kelley est aussi un brillant théoricien qui aime à se pencher sur son œuvre et l’esthétique des années 1980-2000. Son exposition « Ghost and Spirit » à la Bourse de Commerce est le point d’orgue de la saison « Mythologies américaines » imaginée par Emma Lavigne. Lee Lozano, Mira Schor, Mike Kelley et dans une certaine mesure Ser Sherpas, sont des artistes qui interrogent le revers des images et leur pouvoir de manipulation des consciences. L’American Way of Life désenchanté comme dans l’immense écran de cinéma vide d’Ed Ruscha où le mot The End est la valeur indicielle. Un rêve qui tourne court en préambule. Nous sommes prévenus !
Mike Kelley
« Ghost and spirit »
Les notions de culpabilité, de dissimulation, de rejet et d’empathie morphologique sont au cœur de réflexions complexes de l’artiste. L’exposition d’une grande ambition, occupe le Salon, la Rotonde, et l’ensemble des galeries du 2ème étage. Le commissaire est Jean-Marie Gallais, conservateur, Pinault Collection.
A propos du titre
Dans une note pour une performance au début des années 1980, Mike Kelley se questionnait sur la différence entre un fantôme et un esprit (« ghost and spirit ») : le premier finit par disparaître quand le second persiste. Il pensait être un fantôme, et pourtant son esprit exerce encore, notamment sur les générations d’artistes plus jeunes. C’est cette « influence persistante » (« A spirit has a lingering inluence », écrit-il) de l’esprit de Mike Kelley qui traverse l’exposition. |
Origines
Mike Kelley naît en 1954 près de Détroit (Michigan) dans une famille catholique ouvrière d’origine irlandaise. Certains éléments marquants de ce contexte, notamment la place de la religion catholique dans son éducation ou le pavillon familial stéréotypé, situé dans une banlieue ouvrière de la ville, Westland, viendront régulièrement nourrir les œuvres de l’artiste.
Le bassin de Détroit, dans le Michigan, connaît dans les années 1970 une première phase d’instabilité et de graves crises sociales et économiques dues à la désindustrialisation croissante. Ce contexte a nourri chez Kelley une forme de cynisme précoce et l’a conduit à côtoyer les cercles anarchistes et d’extrême gauche, comme le White Panthers Party, très actif à Détroit et Ann Arbor (banlieue universitaire), un mouvement antiraciste radical mené par le musicien John Sinclair entre autres, fondateur du groupe de proto-punk MC5. Les contre-cultures sont pour lui une source d’émancipation.
CaLArts
Légendaire et transdisiplinaire, l’institut voit la création d’un programme d’art féministe, le tout premier en Amérique par deux membres de la faculté, Judy Chicago et Miriam Schapiro. De plus, dans les années 1970, l’enseignement en arts plastiques est très marqué par le minimalisme et le conceptualisme.
Les années 1980 en Californie du Sud
La carrière de Mike Kelley commence par la performance. Ses premières actions, souvent liées à la manipulation d’objets, décortiquent la danse contemporaine et son héritage théâtral, avec humour et sérieux et déjà une critique de la «ritualisation» des gestes.
Des éléments de prédilection apparaissent peu à peu: le caverneux, le visqueux comme éléments symboliques refoulés, la couleur verte, des animaux auxquels il s’intéresse à travers des articles scientifiques: grenouilles, singes, insectes… et bientôt les jouets et peluches. Kelley a l’art de manier les références hétéroclites
En 1985-1986, s’amorce un tournant avec l’installation monumentale Plato’s Cave, Rothko’s Chapel, Lincoln’s Profile qui marque la fin des projets basés sur des scripts performés. Désormais, les installations et sculptures fonctionnent en pleine autonomie et impliquent le spectateur directement. Une version performée de la pièce est donnée à New York en 1986 avec le groupe de musique Sonic Youth, dont Kelley va rester proche.
Mike Kelley se fait plus largement connaître du grand public par sa série emblématique Half a Man (1987-1993), dans laquelle il a recours à des peluches mises en scène, des bannières, du mobilier ou du tricot, pour mettre en jeu les enjeux de genre au sein du contexte familial.
Kelley développe également des interrogations sur l’informe, sur la représentation des organes et le fonctionnement du corps. Il présente un «accumulateur d’orgone» pour la Documenta IX de 1992, renouant avec le langage DIY de ses premières sculptures. Son intérêt pour la science-fiction et le cinéma est toujours vif.
À partir de 1990, Mike Kelley est représenté à Paris par la Galerie Ghislaine Hussenot, où il expose régulièrement de nouveaux projets jusqu’en 2009.
Artiste-commissaire
En 1993, Mike Kelley organise en artiste-commissaire une exposition à Arnhem aux Pays-Bas, qu’il appelle «The Uncanny» (L’inquiétante étrangeté, d’après le concept freudien). Il expose des œuvres de différents artistes ou non-artistes, faites de simulacres de corps, effigies, poupées, mannequins et autres formes figuratives souvent considérées comme marginales au sein de l’histoire de l’art.
L’autre grand projet de cette période, commencé en 1995, est baptisé « Educational Complex ». Œuvre centrale de l’artiste, cet ensemble s’articule autour de la théorie de la mémoire traumatique refoulée, et des souvenirs de l’artiste sur les lieux où il a reçu une éducation, de sa maison à l’université, en passant par toutes ses écoles, qu’il essaie de reproduire de mémoire en maquette, certaines zones floues dans ses souvenirs apparaissant comme des blocs abstraits, les lieux de possibles traumas.
Recyclage
Les thèmes et motifs dans l’œuvre de Mike Kelley, circulent d’un dessin à un objet, d’une installation à une autre, d’une série à une autre, depuis le début de sa pratique. Les matériaux aussi, dans une logique de recyclage et de fascination pour la notion de «nettoyage.» Ainsi, en 1999, il réalise pour une exposition avec Franz West à Bruxelles deux installations (Categorical Imperative et Morgue) en agençant uniquement tout ce qu’il trouve dans son atelier. En 2001, dans Double Contour with Side Bars (appartenant à la Collection Pinault), il réemploie les restes et déchets d’œuvres précédentes, dont les maquettes en carton plume d’Educational Complex
À partir de l’an 2000, Mike Kelley travaille autour d’une «matière mémorielle». Pour cela, il emprunte une technique d’art populaire (appelée memory ware au Canada) qui consiste à intégrer dans du ciment une accumulation d’objets décoratifs du quotidien (boutons, moules à gâteaux, coquillages…). Kelley s’approprie cette technique mais la transpose en deux dimensions dans le champ de la peinture.
La Rotonde : Kandors, villes du futur sous cloches
En 1999, à l’occasion d’une exposition sur le tournant de l’an 2000 à Bonn, Mike Kelley commence à travailler autour de Kandor-Con 2000, ce qui donnera naissance à un ensemble spectaculaire. Kandor est la ville mythique d’où vient Superman sur la planète Krypton; elle a été miniaturisée par le «super-méchant» Brainiac, mais sauvegardée avec une sorte de respirateur artificiel sous une cloche de verre par le super-héros en vue de la faire revivre un jour à son échelle originale. «Kandor est une image d’un temps qui n’a jamais été—une ville utopique d’un futur qui n’est jamais arrivé», écrit Kelley. En s’appuyant sur une vingtaine d’occurrences où la ville sous cloche est figurée (car elle ne l’est jamais de la même façon) dans la bande dessinée, Kelley a réalisé d’ambitieux projets de sculptures, installations et vidéos, incluant entre autres Kandor-Con 2000 (1999/2007), sorte de parodie de projet immobilier pour la métropole et la série des Kandors, villes de résine colorées sous cloches de verre soufflé, parfois accompagnées de sculptures de bombonnes de gaz ou de rochers, de piédestaux ou mobiliers spécifiques. L’installation de la Rotonde est spectaculaire.
The end
Mike Kelley s’est donné la mort chez lui le 31 janvier 2012, à Pasadena (Californie). Il préparait une rétrospective qui fut montrée entre 2012 et 2014 au Stedelijk Museum d’Amsterdam, au Centre Pompidou à Paris, au MoMA PS1 à New York et au MOCA de Los Angeles. De nombreux hommages lui sont rendus dans le monde entier.
Catalogue de l’exposition Sous la direction de Catherine Wood, Fiontán Moran et Jean-Marie Gallais Ouvrage en français 224 pages / 39 euros / 20 × 25 cm Coédition de Pinault Collection et Éditions Dilecta.
Si l’ouverture de l’exposition correspond à la très scrutée semaine de l’art, on peut retrouver au Grand Palais Ephémère des oeuvres de Mike Kelley sur le stand de la galerie Hauser & Wirth.
Organisée par la Tate Modern (Londres), en collaboration avec Pinault Collection, K21—Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen (Düsseldorf) et le Moderna Museet (Stockholm), l’exposition commence son itinérance à Paris.
Lee Lozano,
« Strike »
Après avoir été présentée à la Pinacoteca Agnelli (Turin), l’exposition «Strike» consacrée à l’artiste Lee Lozano investit la Bourse de Commerce à Paris et rassemble treize œuvres emblématiques de la Collection Pinault. Conçue par Sarah Cosulich et Lucrezia Calabrò Visconti, en collaboration avec Pinault Collection, elle montre pour la première fois au sein d’une institution française l’œuvre de l’artiste
Le titre de l’exposition offre une réflexion sur la polysémie du mot «strike». En tant que verbe, «to strike» («frapper») manifeste une action violente, une explosion d’énergie incontrôlable qui pourrait être le fait d’un corps humain, d’un outil ou d’une arme. En tant que nom, «strike» («grève»), évoque le refus radical d’effectuer un travail, en référence au célèbre General Strike Piece (1969) de Lozano, qui signale sa première tentative de désengagement du monde de l’art. Provocatrices, ludiques et non moins mortifères les «strikes» de Lozano étaient adressés à l’art tout autant qu’aux dimensions sociale, émotionnelle et politique de sa propre existence
Accents surréalistes, imagerie sexuelle et slogans explicites évoquant les publicités se superposent dans ses dessins, mettant ainsi l’accent sur le rôle actif du langage dans son travail. Aux alentours de 1963, Lozano commence à réaliser la série Tools dans laquelle marteaux, tournevis et machines deviennent les sujets d’huiles sur toile grand format picturales et d’une puissance extrême. L‘exposition invite aussi à découvrir la série Airplanes dans laquelle des objets volants entrent en interaction avec des orifices humains. En 1965, Lozano se tourne vers l’abstraction avec une série de peintures monumentales auxquelles une salle est consacrée, salle où est également exposée une rare sélection de dessins préparatoires. Les Language Pieces, œuvres basées sur des textes et datant de la fin des années 1960 et du début des années 1970, terminent l’exposition en présentant son évolution vers une pratique entièrement conceptuelle. Cette phase de son travail décrit la nervosité ressentie par Lozano à l’égard de toute forme de pouvoir institutionnel, tendance dont le point culminant fut sa décision d’abandonner purement et simplement le monde de l’art en 1972.
Mira Schor
« Moon Room »
Artiste, écrivaine, éditrice, enseignante et critique d’art, Mira Schor occupe par ses engagements multiples une place singulière dans la scène artistique contemporaine. Elle est surtout connue pour sa pratique de la peinture, un médium qu’elle explore et défend tout particulièrement, et pour ses contributions à l’histoire de l’art féministe.
Cette exposition, inédite en France, rassemble des œuvres sur papier de riz réalisées par l’artiste au cours de la seconde moitié des années 1970, accompagnée d’une récente peinture, de 2022. Présences fragiles et solitaires, les masques et robes sont recouverts de textes manuscrits très personnels: ses rêves et les interprétations qu’en fait l’artiste mais aussi des réflexions sur l’Holocauste, dont sa famille a été victime, ainsi que des écrits politiques. «Dans ces œuvres sur papier, il ne reste du corps que les traces de son caractère actif et pensant: l’écriture» qui apparaît en transparence, en surcharge ou parfois comme effacée «compliquant ainsi la lisibilité de la femme», déclare Mira Schor.
Lorsque l’on entre dans l’espace très singulier que constitue le Studio de la Bourse de Commerce, il y a cette idée de pénétrer dans un espace d’une grande intimité, une «chambre à soi»—espace de création dans lequel les visiteurs font l’expérience d’une traversée du temps d’un regard de femme artiste engagée, féministe. Dans cet arrangement conçu par Mira Schor, ce regroupement de figures énigmatiques exprime toute la puissance et la vitalité du groupe et des individualités qui le constituent.
Assurément l’exposition la plus intime et singulière, poétique et aboutie, de l’ensemble.
Ser Serpas
« I fear (j’ai peur) »
Deux ans après l’ouverture de la Bourse de Commerce et la présentation d’un ensemble de ses peintures de petits formats déclinant des fragments d’intimité, Ser Serpas s’empare de la Galerie 3 et crée un espace chaotique de tensions, une scène fantomatique pour les visiteurs qui se retrouvent plongés dans ce lieu hybride, donnant l’impression d’une intrusion dans un espace en train de se construire, inspiré par l’idée de grenier. Pour la Bourse de Commerce, Ser Serpas crée un dispositif de peintures et de sculptures (recouvertes de tissus) profondément inspirées du film fantastique The Others de Alejandro Amenábar, d’un moment en particulier où des voix de fantômes résonnent dans la maison, venant comme en habiter les objets et le mobilier laissés à l’abandon. Proposition moins convaincante.
Texte issu pour partie du dossier de presse
Infos pratiques :
Mike Kelley
Jusqu’au 19 février 2024
Lee Lozano
Ser Serpas
Jusqu’au 22 janvier
Du lundi au dimanche de 11h à 19h
Fermeture le mardi et le 1er mai.
Plein tarif : 14€
Tarif 18-26 et autres réductions : 10€