Vue de l’exposition « les inégalités constantes des jours de leonor* » de Leonor Antunes, 2025, Crac Occitanie, Sète. Photo : Nick Ash
Les pêcheurs du port de Sète rapiècent leurs filets sur les quais à quelque pas du Crac où d’autres motifs de cordes, nœuds, mailles se jouent avec l’artiste Leonor Antunes, native de la ville portuaire de Lisbonne et invitée par Marie Cozette, directrice du Crac Occitanie dans le cadre d’une itinérance produite par la Fondation Gulbenkian. Alors qu’une première occurrence s’est tenue à Lisbonne au Centre d’Art Moderne de la Fondation Gulbenkian, l’exposition occitane agit comme en miroir. Un ambitieux dispositif tout en suspension, selon la démarche de l’artiste qui a représenté le Portugal à la 58ème Biennale de Venise et revendique une autre lecture du modernisme et de sa grille autour de figures oubliées ou invisibilisées et d’un décloisonnement des catégories entre art, design, artisanat. Un tissage de liens et de généalogies qui trouve dans l’architecture industrielle du Crac une forte résonance. À partir du titre emprunté à la poétesse, cinéaste et écrivaine portugaise Ana Hatherly, Leonor Antunes croise ses pas avec les architectes et designeuses pionnières Lina Bo Bardi, Charlotte Perriand, Marian Pepler, Sadie Speight ou Sophie Taeuber dans une vision inclusive où les savoir-faire vernaculaires ont toute leur place. Des influences réinterprétées à partir de matériaux vivants et de techniques dites mineures et domestiques comme le liège et le linoléum, le cuir, l’osier ou les perles de verre. Un jeu subtil de regards s’instaure au fur et à mesure que l’on se déplace dans un rapport d’échelle et de volume tandis que le sol invite à un arpentage à la fois physique et mental. Un point de vue en surplomb offert au premier étage du Crac permet de réaliser tout ce réseau de formes agissantes au service d’une relecture politique des récits dominants.
Marie Cozette revient sur la collaboration exceptionnelle avec la Fondation Gulbenkian qui a permis cette itinérance, les partis pris scénographiques et les enjeux qui l’ont guidé avec l’artiste, tandis que le programme Canal Royal s’installe bientôt au Crac autour d’une mise en valeur du territoire.
Marie de la Fresnaye. Quelle est l’origine du projet avec la Fondation Gulbenkian ?
Marie Cosette. La Fondation, en plus de ses collections et programmations associées, a pour vocation de développer la présence des artistes portugais et portugaises sur la scène internationale. Lors d’un échange avec le commissaire Grégory Castéra (alors chargé de mission pour la Fondation Gulbenkian et la délégation de Paris), j’ai fait part de mon vif intérêt pour le travail de Leonor Antunes. A cette occasion Grégory Castéra m’a communiqué le projet en cours de Leonor Antunes pour la réouverture après travaux du Centro de Arte Moderna à Lisbonne. C’est de là qu’est née la réflexion sur une itinérance en France du projet pensé initialement seulement pour Lisbonne.

Vue de l’exposition « les inégalités constantes des jours de leonor* » de Leonor Antunes, 2025, Crac Occitanie, Sète. Photo : Nick Ash.
MdF. En quoi est-ce une version en miroir par rapport au projet du CAM ?
MC. Les espaces sont très différents, avec au CAM une architecture très présente, un espace d’un seul tenant et ouvert sur l’extérieur alors qu’au Crac, bâtiment industriel, l’espace est segmenté en une suite de white cubes, sans aucune fenêtre ou ouverture sur l’extérieur. A partir du même corpus d’œuvres, l’artiste a réalisé deux expositions totalement différentes qui lui ont permis une expérimentation nouvelle. D’habitude ses projets sont ancrés dans les architectures qui les accueillent. Ici, une fois n’est pas coutume, l’exposition de Sète, tout en ayant sa vie et son identité propre, renvoie à l’histoire et aux spécificités d’un autre bâtiment.
On peut s’attarder sur deux grandes différences entre Lisbonne et Sète : à Lisbonne, l’œuvre présentée au sol était d’un seul tenant et pouvait être embrassée du regard en une seule fois. A Sète, il faut reconstituer mentalement les motifs qui courent et se déploient au sol, de salle en salle.
Quant au traitement de la lumière, il diffère radicalement entre les deux lieux. Leonor Antunes n’utilise quasiment jamais les lumières artificielles des lieux qui l’accueillent. A Lisbonne, le CAM ouvre sur le jardin de la fondation par une série de fenêtre laissant entrer la lumière naturelle du jour. A Sète, aucune ouverture sur l’extérieur. La seule lumière de l’exposition provient d’une série de sculptures – luminaires intitulées discrepâncias com M.P., que l’on retrouve en plusieurs exemplaires dans chaque salle. Cette lumière, relativement basse par rapport aux standards d’exposition classiques, participe à la transformation du lieu. Elle donne l’impression d’être dans un espace domestique, malgré la volumétrie impressionnante du lieu. La forme des luminaires dessinés par Leonor pour cette exposition reprend les motifs d’un tapis dessiné par la designeuse britannique Marian Pepler. C’est ce même tapis qui a servi de point de départ à Leonor Antunes pour réaliser forty five, une œuvre au sol qui court de salle en salle, réalisée en liège avec des motifs incrustés en linoleum et laiton. Les grands ronds en laiton que l’on retrouve au sol, réfléchissent la lumière et rappellent les bulbes des luminaires. Ce jeu de circulation, de traduction, de répétition tout en jouant avec des changements d’échelle ou de matière est récurrent dans la démarche de Leonor Antunes. Elle s’intéresse à la manière dont les savoirs faire circulent dans le temps et l’espace, comment d’une culture à l’autre elles sont réappropriées, retraduites en permanence.
MdF. En quoi le tissage à l’échelle du lieu a une valeur métaphorique ?
MC. L’espace d’exposition est quadrillé avec un fil de corde. Il court sur le plafond de chaque salle et sert de système d’accroche aux œuvres. Celles-ci viennent ainsi se suspendre à la corde. Ce dispositif atypique donne en effet l’impression que c’est toute l’architecture qui est « tissée ».
Par ailleurs la grille est un motif récurrent chez Leonor Antunes, on la retrouve dans de nombreuses œuvres. Mais à l’instar de la grille de corde au plafond, qui s’affaisse par endroit sous le poids des œuvres, les grilles de Leonor peuvent être ramollies, déstructurées. A distance de la grille moderniste rationnelle ici la géométrie est plus libre et sinueuse, le « jeu » est permis. Comme dans le poème d’Ana Hatherly (qui donne son titre à l’exposition), les mots sont enchevêtrés les uns dans les autres, dans une série de lignes serpentines qui réinventent notre rapport au langage.
MdF. Le choix du titre
MC.Ce titre est celui d’un dessin d’Ana Hatherly, cinéaste et poétesse portugaise, réalisé en 1972, année de naissance de Leonor. Entre cette date et le fait que le titre contienne le prénom de l’artiste, une affinité se crée, un dialogue par-delà le temps.
MdF. Comment Leonor Antunes reprend-elle certains principes de Charlotte Perriand autour du Japon ?
MC. Pour Charlotte Perriand comme pour Leonor Antunes, le Japon est une source d’inspiration importante, notamment dans les savoir faire liés au travail du bois, du bambou. Leonor Antunes a fait de nombreuses recherches autour de la résidence de l’ambassadeur japonais à Paris, réalisé par Charlotte Perriand dans les années 60. Lors d’un voyage au Japon, Charlotte Perriand a observé avec attention des dispositifs de claustra, qui permettent de voir sans être vu, qui laissent passer et obstruent le regard tout à la fois. Leonor Antunes reprend ce type de dispositif lors de son exposition à Lisbonne et réalise plusieurs sculptures – cimaises : commissaire d’une exposition à partir de la collection du CAM, en parallèle à sa propre exposition personnelle, elle se sert de ces panneaux en bois ajourés pour accrocher le travail des autres artistes de la collection. Là encore, comme pour les sculptures lumineuses, Leonor Antunes floute la séparation entre des objets qui ont une valeur d’usage et ceux qui n’en ont pas, entre design et art.

Vue de l’exposition « les inégalités constantes des jours de leonor* » de Leonor Antunes, 2025, Crac Occitanie, Sète. Photo : Nick Ash.
MdF. L’importance du chêne liège
MC. Leonor Antunes utilise le liège depuis longtemps et elle a réalisé de nombreux sols dans ce matériau, souvent incrusté de linoleum et de laiton. Le liège et le lino sont des matières vivantes. Outre le fait que le Portugal est le premier producteur mondial de liège et qu’il est très caractéristique de sa culture matérielle d’origine, il intéresse l’artiste car c’est une peau qui se reconstitue en permanence à la surface de l’arbre. Le matériau est très doux, et donne une sensation particulièrement feutrée à l’espace, mais surtout il est comme une peau qui vient recouvrir l’architecture.
MdF. Les designers et artistes de son panthéon personnel sont souvent des femmes qui exercent loin de leur pays d’origine tout comme Leonor, basée à Berlin
MC. Effectivement cette notion se retrouve dans beaucoup de figures avec Lina Bo Bardi, italienne ayant fui le régime fasciste des années 1930 pour s’installer avec son mari au Brésil et y développer une carrière d’architecte remarquable ou Anni Albers qui a dû fuir le nazisme pour s’installer aux Etats-Unis. Des choix souvent politiques chez les artistes qu’elle convoque. Elles ont aussi en commun de s’intéresser à des cultures vernaculaires et des savoir-faire traditionnels qui les inspirent. Lina Bo Bardi, à partir de ses projets de musées et principes scénographiques, s’est beaucoup intéressée et a encouragé la revalorisation des pratiques autochtones. C’est le cas d’Anni Albers. Lina Bo Bardi a eu une influence décisive dans le champ de la scénographie d’expositions avec une vision révolutionnaire notamment avec le dispositif qu’elle imagine pour le MASP, musée d’art de Sao Paulo autour d’une série de chevalets en verre calés dans des blocs de béton, dessinant comme une forêt dans tout l’espace et éliminant les murs. Cela rejoint le procédé de Leonor qui ne se sert jamais des murs dans l’exposition au Crac.
MdF. Les œuvres de la Biennale de Venise exposées dans la dernière salle du parcours ; la mesure du corps
MC. Les œuvres de la dernière salle du parcours ont été présentées pour la première fois à la Biennale de Venise en 2017. Elles sont ici bien entendues réadaptées à l’espace du Crac. Elles sont réalisées en cuir, un matériau que l’on retrouve dans de nombreuses œuvres. Le cuir, au même titre que le liège, renvoie à l’idée d’une peau.
Leonor Antunes fait souvent référence au corps et à sa mesure. Dans une exposition précédente, elle avait présenté une série de luminaires posés au sol, dont la taille était celle de sa fille à différents moments de sa vie. Ce lien entre les œuvres et des aspects plus intimes, biographiques est également en jeu dans le titre de l’exposition qui comporte le prénom leonor et cite une œuvre d’Ana Hatherly de 1972, année de naissance de l’artiste.

Vue de l’exposition « les inégalités constantes des jours de leonor* » de Leonor Antunes, 2025, Crac Occitanie, Sète. Photo : Nick Ash
MdF. En quoi les archives ont-elles une place importante dans son processus de création ?
MC. Ce n’est peut-être pas la partie la plus visible du travail de l’artiste mais il y a des temps de recherche très importants de sa part en amont des expositions. Leonor rassemble des textes, des images autour de ses recherches. Elle a aussi accès à ces archives vivantes que sont les architectures dans lesquelles artistes, architectes et designers ont eux-mêmes et elles-mêmes vécu.
MdF. Une salle est entièrement vide : qu’est-ce qui se joue ?
MC. Une des salles du parcours est vide, mais en apparence seulement. Il s’agit d’une petite salle beaucoup plus basse de plafond, qui ne permettait pas d’accrocher des sculptures nécessitant une hauteur importante. Si aucune sculpture n’est suspendue dans cette salle, elle n’en reste pas moins remplie par la sculpture au sol qui court dans toutes les salles sans exception. Cette salle nous rappelle d’une certaine manière l’importance du sol comme liant entre toutes les salles. Les motifs qui se dessinent dans la salle adjacente continuent de courir ici, rendant très perceptible cet effet de fragmentation et de recomposition.

Vue de l’exposition « les inégalités constantes des jours de leonor* » de Leonor Antunes, 2025, Crac Occitanie, Sète. Photo : Nick Ash
MdF. Quelle programmation associée ?
MC. Le point fort est le concert exceptionnel d’Eliane Radigue, musicienne avec qui Leonor entretient un lien d’admiration depuis longtemps. Pionnière de la musique électro-acoustique, Eliane Radigue développe un répertoire pour instruments à partir des années 2000. Au crac nous proposons deux pièces de la série des OCCAM, une pour cornemuse, et une pour byrbine (clarinette traditionnelle lituanienne) et harpe. La musique est jouée dans les salles d’expositions au milieu des œuvres de Leonor.
MdF. En termes de financement que permet cette itinérance ?
MC. La Fondation Gulbenkian – délégation de France a aidé à financer ce projet. A la différence de l’exposition précédente de Myriam Mihindou, qui a été co-conçue et co-produite avec le Palais de Tokyo, cette exposition a été produite et conçue par le Centre de Arte Moderno – Fondation Gulbenkian et sa commissaire Rita Fabiana. Le soutien de la Fondation est en partie ce qui nous permet de maintenir trois temporalités d’exposition cette année.
MdF. En parallèle sont proposées quatre projets de Canal Royal à l’étage du Crac tout l’été : de quoi s’agit-il ?
MC. Canal Royal est un projet dédié aux artistes et associations du territoire. Quatre expositions se succèdent à l’étage du Crac pendant tout l’été.
Nous commençons avec le projet « L’île de Thau en héritage », porté par une association sétoise, Les ateliers du patrimoine XXème siècle. L’association, avec la complicité de deux artistes, Marion Mounic et Valentine Solignac, a travaillé avec des habitantes de ce quartier de Sète à partir du patrimoine architectural mais aussi gastronomique.
La deuxième exposition présente le travail de Joy Charpentier, qui travaille à l’intersection de deux marges, l’identité manouche d’une part et queer d’’autre part. Ayant grandi dans le monde forain, il s’est ensuite sédentarisé à Sète à l’adolescence, une ville qui a aussi construit son identité et fait partie de sa culture. L’année dernière il a reçu le soutien de Mécènes du Sud Montpellier – Sète – Béziers pour un projet de recherche autour du pèlerinage aux Saintes-Maries-de-la-Mer. L’exposition sera en partie liée à cette recherche.
Puis nous présenterons une installation performative de Clarissa Baumann, artiste brésilienne basée à Sète, qui imagine un dialogue à partir de la performance de Lygia Clark « La bave Anthropophage ». Un travail sur le langage, le corps et le corps comme langage et comme paysage. Un déploiement à la fois plastique et chorégraphique.
Le dernier projet est conçu avec l’association La Fabric’Art-thérapie basée à Montpellier et fondée par l’art thérapeute Isabelle S.D Santis qui a développé avec Paulette un jeu vidéo proposant un voyage dans l’histoire des luttes contre le VIH/sida. L’installation a déjà été présentée précédemment au Palais de Tokyo à l’occasion de l’exposition « EXPOSÉ·ES », conçue à partir du libre d’Elisabeth Lebovici : « Ce que le Sida m’a fait, art et activisme au XXème siècle ».
Infos pratiques :
Leonor Antunes
« les inégalités constantes des jours de leonor * »
jusqu’au 31 août
https://crac.laregion.fr/les-inegalites-constantes-des-jours-de-leonor
CANAL ROYAL
L’Île de Thau en héritage – Les ateliers du patrimoine du XXe
Carole Aragon- Marion Mounic – Valentine Solignac
à partir du 13 juin
https://crac.laregion.fr/Canal-Royal-L-Ile-de-Thau-en-heritage