Rencontre avec Eva Nielsen, La Verrière, Fondation d’entreprise Hermès (Bruxelles)

Vue de l’exposition Eva Nielsen « Aster » La Verrière © Isabelle Arthuis – Fondation d’entreprise Hermès

Vertige, sidération, retournement, telles sont les impressions ressenties devant la réponse donnée par l’artiste Eva Nelson à l’invitation de Joël Riff pour sa première exposition personnelle en Belgique, à La Verrière, espace dont elle démultiplie les potentiels entre persistance rétinienne et rigueur conceptuelle. Son triptyque d’une taille inédite s’impose et se dérobe à toute emprise de cadrage. Pour ce « solo show augmenté » selon la formule déployée par le commissaire, Eva Nielsen est entourée très justement d’une sculpture de l’artiste minimaliste radicale allemande Charlotte Posenenske, du mobilier du designer belge Arnaud Eubelen, tandis qu’un texte a été commandé à Annabelle Blin (agence Établissement Paysage). Eva Nielsen qui a été exposée aux dernières Rencontres d’Arles et à la Biennale de Lyon (2022) poursuit son exploration du trouble et du surgissement de l’image à partir de sédimentations et de trames successives offertes par la photographie combinée à la sérigraphie. Son dialogue ininterrompu avec Joël Riff se cristallise autour d’une dialectique entre séquence mécanique et gestuelle du peintre dont elle nous décrypte les ressorts. De plus l’artiste participe à l’exposition collective « Dans le flou » qui ouvre au musée de lOrangerie, rejouant cette part irrésolue de la peinture qui la fascine. Elle a répondu à mes questions. 

Marie de la Fresnaye. A quand remonte le projet avec Joël Riff ?

Eva Nielsen. La particularité est que nous nous connaissons depuis 15 ans avec Joël, dès mon diplôme aux Beaux-arts. Nous avions travaillé ensemble à l’occasion d’une exposition collective et très vite il a formulé l’envie de montrer mon travail à la Verrière articulé autour d’un solo show augmenté, idée à laquelle j’adhère pleinement. Un plaisir partagé autour de l’envie de montrer des œuvres qui peuvent entrer en résonnance et sans aucune hiérarchie. C’est quelque chose de très présent dans ma pratique également par son hybridité, sa porosité. Comme je connaissais déjà le lieu à la suite de visites de certaines de ses expositions, j’avais ce mur frontal en tête. C’était un vrai défi de proposer ce redéploiement presque physique de l’atelier dans l’espace de la Verrière. Cela a été un moteur pour moi, une immersion de 6 mois dans la peinture. De plus, travaillant au sol, il y avait comme un rapport physique au paysage. Très vite nous avons parlé du titre, « Aster » qui s’est véritablement imposé pour nous. 

Vue de l’exposition Eva Nielsen « Aster » La Verrière © Isabelle Arthuis – Fondation d’entreprise Hermès

MdF. Qu’est-ce que suggère « Aster « ? 

EN. Il y avait l’idée de suggérer un éblouissement dans le sens visuel, dans le sens de la persistance rétinienne qui m’a beaucoup intéressée. Il y avait aussi la notion de paysage fantasmé, intérieur et métaphysique, sans pour autant parler de dystopie. 

MdF. Quelle a été votre réflexion autour de la réponse au lieu ?

EN. A La Verrière, comme le dit très justement Joël, tout se donne du premier regard. Il n’y a pas d’articulation proprement dite au sein du lieu. Son point fort est aussi d’être très lumineux. En même temps ce qui m’a saisi en arrivant et souvent à partir de ce qui s’imprime dans le subconscient, était ce travail autour de cette découpe de l’espace qui s’affiche pleinement depuis notre position assise. Je n’avais pas ce souvenir aussi précis de la Verrière donc quand c’est apparu, cela a été très fort avec également la présence des tuyaux que j’avais un peu oublié. Mes peintures ont trouvé leur place avec tout ce qui fait ce lieu. Comme je le disais avec Arnaud Eubelen, nous avons redécouvert nos œuvres dans ce lieu. J’ai souhaité jouer de cette vision immédiate pour être dans une réponse physique des œuvres.

Les trois panneaux du triptyque renvoient à des paysages connus et inconnus, ce qui augmente le trouble du repérage, d’échelle, du familier et le moins familier, ce que l’on retrouve aussi dans le quotidien. C’est aussi ce que l’art permet de partir de quelque chose du quotidien et avoir jusqu’où cela nous emmène. 

Vue de l’exposition Eva Nielsen « Aster » La Verrière © Isabelle Arthuis – Fondation d’entreprise Hermès

MdF. Que représente à ce moment de votre parcours le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès autour de cette exposition ?

EN. Une première exposition hors de France et une très belle invitation à investir un lieu tel que La verrière à une échelle inédite. Il y a une vraie nécessité tant conceptuelle que physique à investir ce grand format qui m’a toujours interpellée depuis de nombreuses années. Une magnifique opportunité autour de ces nouvelles peintures et notamment le triptyque qui dégage aussi quelque chose de l’ordre métaphysique. 

MdF. Comme le résume Joël, il y a cette dialectique entre l’image mécanique et la gestuelle de peintre qui se joue

EN. C’est quelque chose qui m’anime et m’obsède en tant que peintre et depuis très longtemps, qui provient de l’attention portée au regard et à comment tout se combine, s’augmente et entre en collusion. Partant de ce principe, je me suis rendu compte qu’autour de moi dans mon environnement urbain il y avait toujours cette combinaison entre des éléments de l’ordre de l’ouvrage, de la fabrique et en même temps quelque chose d’immersif relevant du geste du peintre, du pinceau, qui m’attirait également. Ma réflexion a été de faire se rencontrer tous ces éléments dans l’espace de la peinture pour recréer l’émotion visuelle. L’émotion aussi du trouble et des choses très complexes qui nous entourent. Ce que j’aime avec la peinture c’est qu’on puisse difficilement la cerner. Elle offre une hybridité qui se renouvelle sans arrêt autour d’une étrange perfection des choses. Et si l’on y ajoute notre propre bagage, nos propres projections, cela rejoint l’expérience trouble et complexe des sédimentations du regard et de la peinture. 

Vue de l’exposition Eva Nielsen « Aster » La Verrière © Isabelle Arthuis – Fondation d’entreprise Hermès

MdF. Quelles sont vos étapes et le processus pour arriver à ce stade de révélation ?

EN. Le mot est juste en effet relevant de ce questionnement dès le départ aux Beaux-arts autour d’une possible discussion entre cette pratique de la peinture et de la photographie, argentique notamment. J’étais obsédée en photographie argentique par les révélations successives qu’elle permet. En poursuivant ce fil, est apparue cette problématique de comment on retranscrit, la photographie étant calquée sur notre œil ne l’oublions pas, pour en arriver rapidement à la sérigraphie, c’est-à-dire toutes les méthodes d’impression. C’est par la sérigraphie que j’ai pu établir le pont avec la peinture. Pour rappeler le processus : je travaille par écrans qui sont nombreux en l’occurrence étant donné le format spécial de ces grandes peintres, ce que l’on n’imagine sans doute pas au premier regard. Il y a une trentaine d’écrans par peintures d’une dimension de 90×70 cm pour être précise. Un puzzle se forme dès lors dans l’atelier à partir de chaque fragment d’image photographique imprimé manuellement, ce qui créé aussi un « time lapse », selon la façon dont j’enduis différemment chaque fragment. Cela induit également une dimension lacunaire très présente. Une fois que j’ai terminé la sérigraphie il y a tout un long processus où je viens la recouvrir pour garder ce côté surexposition et rétine cramée. C’est à la fin que réapparaissent les interstices de la sérigraphie. Cela créé une contreforme intéressante avec le réflexe de notre œil qui cherche à voir la sérigraphie sur la peinture. 

Vue de l’exposition Eva Nielsen « Aster » La Verrière © Isabelle Arthuis – Fondation d’entreprise Hermès

MdF. Sont également présentées des toiles plus petites conçues à partir de la soie

EN. Il s’agit de grandes toiles au départ que j’ai décidé de découper à l’atelier étant donné que je travaille beaucoup par réemploi. Je suis venue ajouter après de la soie, ce qui suscite un trouble visuel supplémentaire, cet effet de moirage. 

Je me suis intéressée il y a quelques années à tous les matériaux qui pouvaient venir filtrer la vue, comme la soie et le latex. Des découvertes récentes que j’explore encore, mon leitmotive étant que la peinture s’augmente au fur et à mesure, en gardant comme objectif que ces différents outils sont au service d’une vision générale.

Vue de l’exposition Eva Nielsen « Aster » La Verrière © Isabelle Arthuis – Fondation d’entreprise Hermès

MdF. Comment s’est fait le dialogue avec Arnaud Eubelen ?

EN. Le principe du solo augmenté nous tenait à cœur avec Joël. Il m’a présenté la pratique de designer d’Arnaud avec qui il trouvait une sorte d’évidence autour des matériaux. Comme Arnaud l’a souligné, il part de matériaux trouvés, des rebuts et j’aime cette attention portée à la périphérie, aux détails, ce qui est là sous nos yeux, à nos pieds. 

Ce qui est commun entre nous est cette idée de combinaison, de collage. Joël a eu une intuition autour des assises très présentes chez Arnaud. Nous aimions ce côté qui rejoint le hall de gare où l’on s’assied et l’on attend. De plus la fonctionnalité offerte par les assises permet de pouvoir prendre le temps de regarder. 

MdF. Que vous inspire la ville de Bruxelles ?

EN. Son organisation spatiale est très intéressante et ce que j’aime bien faire notamment lors de résidences j’aime quitter le centre pour découvrir la périphérie.

Je vis en banlieue sud où je suis née près de Créteil et de Villeneuve Saint-Georges, des villes en périphérie de Paris. J’y vis encore et c’est très important car cela nourrit mes traversées pour commencer. 

MdF. Comment la scénographie en rebonds a-t-elle été imaginée ?

EN. Ce qui est propre à la méthode de travail de Joël, il a cette capacité à rester dans l’empirisme de la sensibilité de l’accrochage. Il garde toujours une place pour la manœuvre in situ, ce qui peut arriver, ce qui génère une forme de surprise. Je savais que les choses allaient changer et finir par trouver leur place. Comme un saut dans le vide, une mise en danger. Joël a toujours également un souci porté au corps et au regard. Une exposition se vit, se traverse et rien n’est laissé au hasard ici. 

MdF. En quoi la présence d’une sculpture de Charlotte Posenenske a-t-elle du sens ? 

EN. Elle est une grande référence pour moi, au même titre que Georgia O’ Keeffe. Je les appelle les bâtisseuses car elles m’ont guidées en tant que femme artiste. La modularité chez Charlotte m’a vraiment inspiré. C’est pourquoi quand Joël m’a parlé de la possibilité de l’emprunt de cette sculpture, cela faisait sens. La présence du lieu est ainsi renforcée et non pas occultée. Elle a trouvé sa place jouant aussi de la lumière.

Quelque chose s’est installé dans la combinaison du lieu à partir de cette question du collage très présente chez ces différents intervenants. 

MdF. Comment avez-vous envisagé la commande du texte à Annabelle Blin, fondatrice de l’agence Établissement Paysage 

EN. Il y a toujours cette idée de Joël de passer commande d’un texte, de faire appel à une plume et cela faisait sens avec Annabelle en tant que paysagiste. Cette notion du paysage est très complexe autour de son érosion qui nous impacte tous et qui est présente dans mon travail. La notion de porosité qu’Annabelle a employée rejoint ma démarche et j’ai coutume de dire que je suis un filtre. J’ai l’impression de traverser les lieux, les paysages, les espaces et de voir comment je les absorbe et les retranscris dans ma peinture. Il y a une sorte de quête.

On se connait depuis longtemps avec Annabelle et au fil de nos échanges notamment à l’atelier nous avons partagé ce besoin de prêter attention à ce qui est à la périphérie et sous nos yeux, cette notion de friche. C’est un peu ce que l’on perçoit de ma démarche, un combiné entre des éléments à proximité de mon regard et une projection sur un ailleurs, d’autres paysages que j’ai pu voir par d’autres biais. 

MdF. Il se dégage comme une idée de latence

EN. Complétement, cela rejoint la sédimentation du paysage, de la mémoire, de toutes ces strates temporelles qui viennent se combiner. C’est aussi ce que permet la peinture parce qu’elle a une temporalité d’absorption. On est absorbé devant un paysage, de la même manière que devant une peintre avec un phénomène étonnant qui se joue d’oubli de soi. C’est quelque chose qui loin de me déranger est que je recherche. 

MdF. Quelle serait votre définition de la peinture ?

EN. Elle est hybride et complexe et se renouvelle sans arrêt. La peinture a toujours des choses à dire et particulièrement aujourd’hui. Elle est dans une forme de renaissance sans fin. Trouble, sédimentée comme notre réalité. C’est le meilleur outil du monde pour moi dans la mesure où elle a cette grande capacité à accepter de multiples remaniements. Ce que fait peinture est complexe, selon des rapports irrésolus et fluides et c’est ce qui me passionne. 

MdF. Pour finir, revenons sur cette notion de persistance rétinienne 

EN. J’apprécie beaucoup ce terme si l’on songe à certains noms de mes peintures comme phosphène, ce phénomène et que l’on perçoit des mouches ou lucite, une allergie au soleil qui empêche de voir frontalement les choses. Tout le vocabulaire optique a nourri mon travail et je me suis particulièrement intéressée au principe de la vision. Je suis heureuse d’ailleurs de participer à l’exposition qui ouvre au musée de l’Orangerie intitulée « Dans le flou ». 

Cette exposition collective, dont les commissaires sont Claire Bernardi et Emilia Philippot,réunit des artistes sur une période partant de 1945 à nos jours autour de la notion de flou. J’y présente des peintures engageant ce trouble du filtre de la soie.

Infos pratiques :

Eva Nielsen

« Aster »

Curator : Joël Riff

La Verrière, Fondation d’entreprise Hermès

Jusqu’au 26 juillet 2025 

Bld Waterloo, 50

Bruxelles 

https://www.fondationdentreprisehermes.org/fr/projet/exhibitions-verriere-hermes-bruxelles-2025

Relire mon interview avec Laurent Pejoux, directeur de la Fondation d’entreprise Hermès et de l’Action Culturelle et Solidaire (lien vers)

Les actualités de la Fondation :

https://www.fondationdentreprisehermes.org/fr/agenda

Site d’Eva Nielsen :

https://www.eva-nielsen.com

Assurément l’un des temps forts du programme Off de la foire !

Art Brussels, Off program