Interview Éléonore False, Frac Sud « Le Fil de chaîne » et parcours de collection 

Vue de l’exposition d’Éléonore False « Le Fil de chaîne » au Frac Sud, février 2025 © Éléonore False, ADAGP Paris 2025 – Photo : Marc Domage / Frac Sud – Cité de l’art contemporain, Marseille

Éléonore False, à l’invitation de Muriel Enjalran, directrice du Frac Sud, déploie un vaste collage où il est question de pratiques textiles et arts appliqués, avec son titre qui renvoie à la sphère domestique mais aussi de grille et de trame de l’image dans un dispositif conçu en réponse à l’espace exigeant du Frac, ouvert sur l’extérieur. Dans un jeu de transparence et d’opacité, de négatif et de positif, de normes et d’émancipation, l’artiste donne à voir toute l’étendue de son répertoire dans un jeu de transpositions entre arts décoratifs et beaux-arts autour de la valeur de l’objet, son usage et son possible déplacement. Plusieurs séries cohabitent et suscitent des questionnements de savoir-faire genrés, de stéréotypes et hiérarchies sociales dans une scénographie flottante où les médiums, textures, matières entrent en résonance avec le corps du·de la visiteur·euse dans une chorégraphie agissante.  Éléonore False, qui est également exposée au Nouveau Musée National de Monaco [1] à la suite d’une résidence au sein des collections, revient sur ce déploiement et cette mise en abîme inédite dans l’espace, conjointement à la sortie de sa première monographie. [2]De plus, l’artiste fait partie de l’exposition « Ce que pense la main » [3]autour d’un récit de la collection favorisant une porosité entre les arts populaires, les savoir-faire traditionnels et la puissance du geste. Éléonore a répondu à mes questions. 

Éléonore False, photo Marie Levi

Marie de la Fresnaye. Quelle est la genèse de l’exposition ?

Eléonore False. Nous nous sommes rencontrées il y a plusieurs années avec Muriel Enjalran lors d’une visite d’atelier. Depuis nous avons poursuivi nos échanges jusqu’à imaginer cette exposition. J’ai pu avoir un long temps de gestation pour penser l’espace, créer, laisser les séries se mettre en volume et patienter. Cette longue temporalité a été très importante pour que leur entrecroisement puisse se faire. Toutes les œuvres ont été produites pour l’exposition et sont montrées pour la première fois ici, à l’exception du confident qui est une œuvre plus ancienne. 

MdF. Quelle réponse avez-vous souhaité apporter à cet espace ?

EF. C’est un espace à la fois beau et difficile, très présent. Ce qui m’intéressait était d’imaginer ces cloisons comme suspendues. Elles figurent l’idée de murs mais de manière métaphorique et deviennent des surfaces d’accueil d’œuvres entre ses parois/membranes. Il y a un autre régime d’œuvres et de présence pour les pièces placées entre ces tissus de tulle qui permettent un effet de moiré du tissu en lien avec le moirage des images lorsqu’on se déplace dans l’espace. 

MdF. L’organisation du parcours

EF. J’ai imaginé l’espace comme une sorte de grand collage avec une multitude de points de vue pour le·la spectateur·rice qui se déplace. Dans mon travail, le déplacement et la dimension scénographique est une étape importante dans la conception d’une exposition, amplifiant les œuvres et leur échelle. 

A l’intérieur de ces ensembles se déploie une série intitulée « Tulipes » avec des sculptures-objets lumineuses, elles sont issues d’un glanage et d’un empilement. Ce qui m’intéresse est de remonter le fil de ce pourquoi on a fait venir ces corolles et plantes dans le champ des arts décoratifs, tout en réactivant leur dimension initiale végétale avec un jeu entre l’intérieur et l’extérieur de l’espace du Frac, sa terrasse et ses végétaux. L’idée était de faire pousser à l’intérieur des « plantes » qui demeurent des objets avec un fil visible, à la fois conducteur d’électricité, et en même temps suggérant l’idée d’une racine ou de quelque chose de souterrain. Elles activent l’espace, le rend vivant.

En hauteur, j’ai exploité les trappes de désenfumage du lieu. Elles m’ont interpellé par leur forte présence que j’ai eu envie d’utiliser comme des recadrages dans les images, des zooms, des close-up. J’ai réalisé des prises de vue au Rolleiflex de têtes de poupées à partir d’une résidence effectuée dans les collections du Nouveau Musée National de Monaco à partir du fond Gisèle Tissier datant des années 1920. J’ai ensuite créé avec cette matière photographique des collages in situ aux endroits des trappes du Frac. Elles surplombent les autres œuvres et apportent leur dose d’étrangeté tout en répondant à une forme architecturale de l’espace avec cet agrandissement, ce passage au noir et blanc et à l’argentique. On ne sait plus s’il s’agit de tissu, de bois ou de pierre. Leur nouvelle échelle leur donne une dimension sculpturale qui plane sur l’ensemble. 

Plusieurs séries cohabitent et témoignent de ma pratique du collage dans l’atelier, à l’échelle du livre comme pour la série des « Vases ». Il m’intéressait de remonter un fil à la fois d’analogies, d’imaginaires, de croisements de règnes et de types de motifs pour jouer, évider, réparer…à l’échelle 1 des images glanées. A partir de fragments d’images, j’effectue également des transpositions dans d’autres techniques et cherche à réinterroger des savoir-faire, comme la tapisserie, la céramique ou le verre. 

Eléonore False, Poule, 2024, fourrure synthétique et verre, 19x19x19 cm Adagp, Paris 2025 photo Nicolas Brasseur

MdF. Incursion dans la tapisserie avec Metabolic #1 et la série des « Chevelures » 

EF. Il s’agit d’une toute nouvelle œuvre dans l’exposition, la première d’une série intitulée « Metabolic ». J’ai eu la chance d’avoir le soutien de la Fondation des Artistes pour faire tisser des fragments issus d’images et explorer le collage de tissages entre eux, travailler cet assemblage, et jouer avec l’envers et l’endroit. Cela donne une forme volontairement étrange, où l’on devine une oreille, un profil mais aussi la forme d’un tronc d’arbre, dans un motif végétal très stylisé. Il y a beaucoup de transpositions, de jeux de traduction qui agissent dans cette œuvre que ce soit dans des changements de matériaux, de techniques, de savoir-faire ou dans des rencontres de types d’images qui ont des sources et des origines variées. 

Les deux autres tapisseries sont des agrandissements de petits fragments d’images de chevelures qui sont détournés de leur sens initial pour aller vers d’autres analogies en mimant la découpe du ciseau transposé dans la technique du tissage, et d’ouvrir à d’autres types de perception, de mouvements (les herbes hautes, le vent..) et de sensibilité aux formes que l’on voit, aux images que l’on a l’habitude de reconnaître pour réinterroger ce que l’on pense voir et savoir. Ce sont des points de départ pour s’émanciper face aux classifications du monde. 

« Modes & Travaux » 

Ces collages sont composés sur d’anciens patrons de « Modes & Travaux », placés sur les murs, ils entourent l’exposition. Ce sont des modèles à suivre dont je m’émancipe à mesure que je les regarde. Ils sont une source très stylisée de la nature et du végétal, initialement destinée aux couturières amatrices, et deviennent un point de départ pour l’imaginaire du·de la spectateur.rice vers d’autres types de rapprochement et de décloisonnement.

« Quilts – The Right Interfacing » 

Entre ces cloisons en tissus de tulle, il y a la série des « Quilts – The Right Interfacing » conçus lors d’une résidence au Pays de Galles avec Fluxus Art Project. Je me suis beaucoup intéressée à cette technique de couture dite de courtepointe, pensée pour l’espace domestique. Je l’ai croisée avec des schémas techniques destinés à la réalisation de vêtement à faire soi-même. Ces modèles perdent leur sens en étant transposés ici. Ces consignes renvoient également au collage et à une forme de chirurgie avec la présence d’une aiguille, d’une découpe et à la mise en 3 dimensions. Je voulais ces présences un peu fantomatiques, ces gestes comme si ces murs invisibles nous donnaient des ordres, des injonctions, des formes d’autorité suscitant un écart avec les autres œuvres de l’exposition qui sont plus métaphoriques. 

Le « Confident » 

C’est la seule œuvre préexistante mise à part la sculpture Poule qui se pose dessus. J’avais envie de mettre en tension cette vibration de l’osier avec le tulle suspendu dans l’espace. Il est à sa manière un collage, puisqu’il est le fruit d’un montage de deux assises. Il renvoie à un phénomène de l’ordre du langage, mais aussi du souffle, point de départ de la parole. Poser cette « poule », forme qui ressemble à la fois – et pas complètement – à l’animal, suggère quelque chose d’ambigu dans sa forme et son sens. Poule prolonge le jeu avec le végétal et l’extérieur. 

MdF. La publication associée 

EF. En parallèle nous avons travaillé autour de ma première monographie aux éditions Empire avec les graphistes Syndicat et avec Mathilde de Croix, directrice de la publication. Co-éditée par l’Adagp, le Frac Sud, le NMNM et le Mrac Occitanie, nous avions la volonté de proposer un objet plastique qui montre mon œuvre tout en permettant de rentrer pleinement dans le processus créatif avec des cahiers d’images, des formes évidées, des chutes… Cela a été un moment très important dans mon parcours, mais aussi une étape de réflexion autour de la présentation de mon travail et de l’agencement de mes œuvres entre elles.

MdF. Que pensez-vous de la mise en dialogue avec les œuvres de la collection dans l’exposition « Ce que pense la main » ?

EF. J’étais d’abord très heureuse de revoir la tapisserie, œuvre à laquelle je tenais beaucoup. Je trouve très pertinent le dialogue avec les autres œuvres. Son dispositif flottant favorise une vraie circulation et des échos des œuvres entre elles. 

[1] Installation « Ombres Roses Ombres » présentée dans l’exposition « Agora, la place du musée » à la Villa Sauber du 23 janvier au 4 mai 2025. Commissaire de l’exposition Benjamin Laugier.

[2] « Ensembles » Edition Empire, paru en Octobre 2024

[3] Frac Sud, volet 1

Infos pratiques :

Éléonore False 

Le Fil de chaîne

Jusqu’au 31 août 

Une exposition de la collection « ce que pense la main »

Volet 1

du 15 février au 15 juin

Frac Sud – cité de l’art contemporain

20 Bd de Dunkerque, Marseille

https://fracsud.org/En-cours-