Interview Zoë Gray, Bozar Bruxelles : Berlinde De Bruyckere, “When We See Us”

Berlinde De Bruyckere, Lost V, 2021–2022, 2022, peau de cheval, marbre, textile, fer, époxy.
Courtesy l’artiste et Hauser & Wirth
Photo : Mirjam Devriendt

Directrice des expositions à Bozar depuis septembre 2023, Zoë Gray avec les expositions Khorós de l’artiste flamande Berlinde De Bruyckere et When We See Us autour d’un siècle de peinture panafricaine, illustre les ambitions qui l’anime au sein d’une institution dont elle souhaite, aux côtés de Christophe Slagmuylder, rendre le projet artistique plus lisible et accessible. Sortir les imaginaires des stéréotypes liés à la souffrance ou aux crises pour souligner le pouvoir émancipateur de la joie et de l’autodétermination du regard dans un récit artistique noir affranchi, tel est l’enjeu de l’exposition collective When We See Us qui arrive d’Afrique du Sud, suivant une itinérance internationale. Conçue par le Zeitz MOCA du Cap, elle réunit 120 artistes internationaux rarement montrés en Belgique. C’est donc un évènement comme le souligne Zoë dans une dimension à la fois politique et festive et loin d’une perspective eurocentrée.

Berlinde de Bruyckere From the artist’s archives photo Mirjam Devriendt

Première exposition solo de Berlinde De Bruyckere à Bruxelles, sa dernière en Belgique remontant en 2014 au SAMK de Gand, comme le souligne Zoë Gray, Khorós (soit le chœur dans les tragédies grecques) a été conçu en réponse aux espaces Art déco du Palais de Victor Horta, le parcours alternant des œuvres emblématiques avec des facettes moins connues de son univers autour du nouveau concept défendu par Zoë, des Conversation Pieces, titre hérité de la peinture anglaise du XVIIIème autour d’un art du dialogue. Ainsi l’artiste flamande entre en résonance avec des œuvres et sources d’inspiration d’époques très diverses : scènes mythologiques, sculptures cérémonielles hindoues, Jardins Clos médiévaux mais aussi le cinéma de Pier Paolo Pasoloni, la poésie de Patti Smith jusqu’à son mari, le sculpteur Peter Buggenhout, un geste fort, audacieux et inédit. Un parti pris qui se démarque des récentes expositions de l’artiste à Venise ou en France au MO.CO. Montpellier que j’ai eu la chance de découvrir. Zoë Gray retrace la genèse de ces deux projets qui feront date. Elle a répondu à mes questions. 

Zoë Gray, Directrice des expositions Bozar, crédit photo : Saskia Vanderstichele

Marie de la Fresnaye. Qu’est-ce qui vous a motivé pour écrire ce nouveau chapitre à Bozar ?

Zoë Gray. Après presque 9 ans au Wiels, j’étais prête pour un nouveau challenge, d’autant que le recrutement de Christophe Slagmuylder en tant que directeur artistique me semblait un signal positif, le conseil d’administration de Bozar voulant désormais mettre le projet artistique au cœur de l’institution. De plus, je me projetais volontiers pour travailler à ses côtés.

Zandile Tshabalala (b.1999, Soweto, South Africa) Two Reclining Women 2020
Acrylic on canvas
Courtesy of the Maduna Collection © Zandile Tshabalala Studio

MdF. Quels défis cela représente-t-il pour vous ? 

ZG. J’arrive à un moment de transition avec beaucoup de changements. L’un de mes souhaits en tant qu’équipe de direction artistique est de rendre ce Palais vivant, accessible et accueillant. La question de l’hospitalité et de la générosité envers le public est très importante à mes yeux. La programmation de Bozar est très diverse et va au-delà de l’art contemporain. Pour moi, cela implique une nouvelle façon de se positionner, de penser et de créer d’autres réseaux avec lesquels je veux collaborer. C’est très stimulant.

Gideon Appah (b.1987, Accra, Ghana) Un􏰀tled (Yellow Car) 2021
Oil and acrylic on canvas
Courtesy of the Marwan Zakhem Collec􏰀on © Courtesy of Marwan Zakhem and the ar
tist

MdF. Pensez-vous que les expositions n’étaient pas assez au centre du projet de Bozar précédemment ?

ZG. Bozar a connu des années difficiles avec la pandémie, l’incendie, le décès de Sophie Lauwers, directrice d’expositions très appréciée, appelée à devenir la directrice artistique de la maison et qui avait commencé à chercher une personne pour le poste que j’occupe actuellement. Avec sa disparition tout a été mis en suspens pendant 2 ans pour des raisons qui sont compréhensibles, jusqu’à l’arrivée de Christophe. 

A la suite de cette période mouvementé pour l’institution, il me semblait que la programmation manquait un peu de clarté avec de très nombreuses propositions qui entraient parfois en concurrence en termes de lisibilité, interne et externe. L’une de mes décisions à mon arrivée était donc de réduire le nombre d’expositions et prolonger la durée des grandes séquences pour rendre l’offre de Bozar plus lisible. 

When We See Us, Bozar, 2025 photo We Document Art

MdF. When We See Us : quelle est la genèse du projet ? ses enjeux ? 

ZG. Conçue par le Zeitz Museum of Contemporary Art Africa (MoCAA) à Cape Town sous le commissariat de Koyo Kouoh, directrice du Zeitz et Tandazani Dhlakama, conservatrice, cette exposition était pressentie d’abord au niveau de l’Afrique du Sud. J’ai pensé qu’elle aurait un impact très intéressant ici à Bruxelles. Au-delà du sujet essentiel qui est l’importance de pouvoir écrire sa propre histoire, j’ai été frappée par la qualité des œuvres réunies autour d’artistes que je ne connaissais pas, ma première intuition quant à sa capacité de parler à un public bruxellois et belge s’est ainsi confirmée. De plus pour une institution comme Bozar, il est important de présenter des œuvres faites par des artistes de couleur et qui parle de l’expérience noire d’un point de vue joyeux et ouvert. L’appropriation du titre de la série de Netflix, When They See Us en remplaçant le They par We, implique un changement de regard fondamental. Ce n’est pas une initiative imaginée par une institution européenne avec un regard sur l’Afrique et ses diasporas. Elle est conçue par une institution africaine sur la scène africaine et au-delà. Un geste évidement politique et aussi très rafraîchissant. Pour les commissaires et les artistes que j’ai rencontrés, il était essentiel de changer la focale, d’éviter de tomber dans des stéréotypes et de ne regarder l’expérience noire qu’à travers le prisme du colonialisme pour ouvrir sur le pouvoir de la joie et célébrer la fierté et la dignité. 

When We See Us, Bozar 2025 photo We Document Art

MdF. A-t-elle été adaptée pour le contexte bruxellois ?

ZG. Elle l’a été légèrement en tenant compte de nos espaces et suivant un travail mené avec les commissaires même si fondamentalement cela reste la même exposition. La scénographie est assurée par Wolff Architects (Le Cap). La bande son crée par le compositeur et artiste sud-africain Neo Muyanga a été volontairement reprise en tant qu’élément intégral de l’exposition. Comme l’a parfaitement expliqué Koyo Kouoh ce que veut dire être artiste dans un contexte africain est beaucoup moins limité et cloisonné que dans l’acceptation européenne. C’est pourquoi la dimension sonore du parcours est bien présente. 

When We See Us, Bozar 2025 photo We Document Art

MdF. En termes de profil d’artistes et de génération l’on observe une grande diversité 

ZG. En effet et cela était d’autant plus important à mes yeux si l’on prend la 58ème Biennale de Venise curatée par Ralph Rugoff, la figuration noire était assez présente autour d’artistes avant tout afro-américains et j’avais été frappée par les commentaires assez réducteurs qui expliquer cette visibilité comme un démarche politique correcte, influencé par une tendance du marché. 

L’exposition When We See Us illustre bien qu’il ne s’agit pas d’un effet de mode !. C’est une autre lecture de l’histoire de l’art, sans doute moins connue en Europe et fondée sur un héritage très important. 

La ligne du temps graphique, affichée à la fin du parcours, montre toutes les connexions qui ont existé entre les moments de décolonisation, d’indépendance, l’émergence de différentes écoles, de différentes initiatives (festivals, évènements politiques) sur le continent africain et ailleurs et qui ont façonné l’émergence du canon de l’histoire de l’art noire. 

MdF. Pour en venir à Berlinde De Bruyckere : comment avez-vous imaginé cette dramaturgie ensemble avec une alternance de moment plus sombres et d’autres plus légers ?  

ZG. C’est toute la finesse et de la perception de l’artiste. La proposition que j’ai imaginée était une invitation monographique mais avec d’autres artistes, une façon de faire découvrir de nouvelles facettes de son œuvre pour ceux qui la connaissent déjà et pour les autres de ne pas s’arrêter sur ce qui peut sembler parfois difficile, inaccessible voir choquant de la démarche, mais d’aller plus en profondeur autour de ses passions, ses références, filiations culturelles.

Berlinde De Bruyckere, Lost I, 2006,
2006, crin et peau de cheval, fer, cordes, époxy. The David and Indrė Roberts Collection
Photo : Achim Kukulies

MdF. Notamment celle de son mari, l’artiste Peter Buggenhout, une première

ZG. Étant donné qu’ils partagent leur vie et création au quotidien, dans des ateliers distincts mais proches, ils sont dans un dialogue constant. Un processus enraciné dans l’intimité qui tranche avec son panthéon d’inspirations, Lucas Cranach en tête. Une démarche qui est également courageuse d’autant que son travail n’est pas ancré sur sa biographie. Les sujets qu’elle touche – comme la finitude, le temps, le désir – sont universels. Si l’on compare, par exemple, avec Louise Bourgeois qui traite aussi de sensualité, de sexualité, de la mort, de la douleur, des sujets universels mais enracinés dans son expérience personnelle.  

MdF. Quelles nouvelles facettes de son œuvre sont-elles dévoilées ?

ZG. L’aspect sensuel et sexuel d’un travail souvent présenté en lien avec des références religieuses ou la guerre, la souffrance. Dans les expositions que j’ai vu sur son travail, ce côté sexuel n’apparait pas toujours clairement. Il est ici sans équivoque, connecté à des rites de fertilité, une matérialité très charnelle. Les dessins de sexe d’homme circoncis par exemple n’avaient jamais été exposés. Dans cette série conçue avec le Pr Guy Bronselaer, De Bruyckere combine ces organes génitaux avec des lys et des fruits en putréfaction.

Berlinde De Bruyckere, Invisible beauty 2011, 2011, cire, bois, crin de cheval,cuir, fer, époxy. Collection privée Buggenhout, Gand
Photo : Mirjam Devriendt

MdF. Le temps d’exécution du projet a été relativement court étant donné son actualité à Venise : comment avez-vous réagi face à cela ? 

ZG. J’ai contacté l’artiste en novembre 2023 et nous avons eu nos premiers échanges en janvier 2024, soit il y a juste un an, même si elle était occupée à plein temps par le projet de la Biennale de Venise jusqu’en avril. La période d’exécution du projet a donc été relativement courte en effet. 

MdF. En termes de scénographie, nous ouvrons par ce qui constitue le prologue et l’épilogue, pourquoi un tel parti pris ? 

ZG. L’impact visuel et monumental des sculptures Lost, ce cheval suspendu, éviscéré et impuissant ou d’Invisible Love, ce corps tordu et retenu par des licols et crins de chevaux, est tellement frappant dans cette physicalité et douleur viscérale, empreinte d’iconographie religieuse, qu’il demande une deuxième lecture. C’est pour cela que nous commençons par une sorte de choc qui se lit autrement après avoir parcouru l’ensemble du parcours. Un dialogue et une mise en abyme de l’artiste avec elle-même.  

MdF. La dernière salle révèle de nouvelles œuvres, une série de collages autour de l’abandon et du délabrement 

ZG. Ces sculptures murales ont été spécialement réalisées pour l’exposition. La série Plunder est née de l’assemblage de bouts de papier, de tissus de soie et de boucles dorées avec des clous en laiton fixés sur un revêtement de sol qui rejoue le papier peint floral de la première salle avec les pivoines en cire rouge, usé, abimé mais toujours très éloquent. 

MdF. Quels autres artistes souhaitez-vous inviter ?

ZG. La sculptrice britannique Rachel Whiteread sera la 2ème artiste à se livrer à cet exercice de mise en dialogue.

Infos pratiques :

Khorós, Berline de Bruyckere 

Jusqu’au 31 août 

When We See Us, un siècle de peinture figurative panafricaine 

Jusqu’au 10 août 

Monira Al Qadiri, Archeology of Beasts 

Jusqu’au 9 mars 

https://www.bozar.be/fr

Catalogues des expositions en vente à la librairie

A venir :

« Familiar Strangers. Les Européens de l’Est d’un point de vue polonais »

Bozar – Palais des Beaux-Arts de Bruxelles
Rue Ravenstein 23, 1000 Bruxelles

Organiser votre venue :

https://www.visitflanders.com/fr

https://www.visit.brussels/fr/visiteurs

https://www.eurostar.com/fr