Marc-Olivier Wahler, directeur du MAH Genève © Mike Sommer
A l’occasion de la 5ème exposition XL, carte blanche confiée à l’artiste américaine Carol Bove, rencontre avec Marc-Olivier Wahler, agitateur éclairé du MAH Genève, qui invite à repenser le format de l’exposition et du musée. Le concept de multifréquence, additionnel et non hiérarchisé qu’il défend en préfiguration du nouveau musée (début des travaux 2029), rejoint la réflexion sur le statut de l’objet et de la collection de Carol Bove. Véritable laboratoire, le MAH inaugure en parallèle un nouveau cycle « d’exploration architecturale et artistique » avec l’artiste français Vincent Lamouroux dans un même esprit d’émulation créative. De plus un programme de résidence accueille des artistes mais aussi des musiciens, danseurs, écrivains.. tandis qu’une future librairie, un hôtel et un spa seront intégrés au même niveau que les espaces d’exposition offrant une expérience globale et inédite de connexion à l’art. Marc-Olivier Wahler a répondu à mes questions.
Marie de la Fresnaye. La Genevoise est la cinquième carte blanche offerte à l’artiste Carol Bove. Quelle est la genèse de cette invitation ?
Marc-Olivier Wahler : J’ai connu Carol Bove il y a 25 ans à New York, alors qu’elle était au tout début de sa carrière. Toute une époque révolue. Elle travaillait alors avec la galerie Thiem, donc j’allais beaucoup voir ses expositions. Elle avait une vraie sensibilité pour tout ce que je défendais à New York. On essayait de développer au Swiss Institute un lieu qui soit une sorte de refuge pour tout ce qui peut échapper au marché. Puisque New York c’était ça, ça l’était déjà en 2000, ça l’est encore plus aujourd’hui. Carol était déjà très proche de cette démarche.
C’est à partir de son solo show au Palais de Tokyo en 2010 (lauréate du Prix Lafayette) que nous avons commencé à travailler ensemble. Nous sommes ensuite restés en contact et je lui ai proposé d’autres expositions comme à Los Angeles.
De plus, une partie de son travail que l’on a tendance à oublier aujourd’hui, comme avec ses premières œuvres, explorait cette sorte de frontière floue entre l’œuvre d’art, l’objet usuel, la manière de présenter. Quand elle monte des objets sur des socles, par exemple, le socle devient partie intégrante de l’œuvre, alors que nous avons tendance à voir le socle comme présentoir et ensuite se concentrer sur l’objet, un peu comme le cadre isole la peinture de son contexte. Nous partagions déjà cette vision sur la manière dont un objet peut être intégré dans un ensemble.
Dès lors qu’il s’agit de réfléchir à une carte blanche, il est certain que les 4 artistes/ 4 curateurs (Jakob Lena Kneb, Jean-Hubert Martin, Ugo Rondinone et Wim Delvoye) que j’ai invités, sont des personnes dont je connais le travail depuis très longtemps. Nos différentes discussions préalables sur la manière de présenter les choses me permettent à chaque fois de savoir où cela va nous mener.
MdF. Qu’est-ce qui vous a séduit dans sa démarche et sa méthodologie ?
MOW : Ce qui m’a séduit dans la démarche artistique et méthodologique de Carol Bove est cette manière d’aborder l’objet, de le présenter, non pas en tant qu’objet singulier qui soit une sorte de sujet d’étude, ce qui est toujours possible, mais dans cette logique additionnelle, l’objet devenant un témoin, quelque chose qui s’intègre dans un contexte ou des contextes différents. Tout d’un coup cet objet, même si c’est un objet usuel, par exemple un silex ou une horloge, ou un objet lacustre retrouvé au fond du lac, devient un objet, je dirais, avec un quotient schizophrénique et multiplicateur. Un objet qui a son histoire, que l’on peut l’analyser de manière classique mais qui, dès lors qu’il est présenté autrement renvoie à quelque chose qui se joue de l’ordre de l’exposition.
MdF. Vous défendez le concept d’un musée multifréquence : avec quel objectif et quel impact ?
MOW : Cette idée du contexte est très importante. Que l’on soit dedans ou en dehors, se pose la question : quand est-ce que le musée commence ? De même que l’on a eu dans les années 60 cette fameuse question sur l’anthologie de l’œuvre d’art, on peut se demander à partir de quel moment y a-t-il musée ou y a-t-il exposition ? Puis une fois que l’on est dans l’espace du musée, survient une autre question : qu’est-ce l’on peut y faire d’autre que voir des expositions ? Le musée multifréquence part de constat que la plupart des musées sont construits de la même manière. Une fois franchi le seuil, il y a tous ces « espaces négatifs » qui sont relatifs à l’accueil, à la boutique, la librairie, la billetterie, le restaurant, etc. Ensuite munis de notre billet, l’on monte l’escalier et l’on rentre dans les espaces d’exposition, dédiés à la contemplation, débarrassés de la dimension commerciale évoquée précédemment même si une dichotomie persiste, celle d’un espace divisé en deux avec deux usages, deux états d’esprit différents.
Or, l’idée du multifréquence, c’est la volonté d’infuser cet état d’esprit dans tout le musée, qui peut être additionnel, c’est-à-dire que dès l’entrée du musée, on peut déjà être dans une disposition esthétique, voir des œuvres d’art. Une fois que l’on est dans l’exposition, on conserve évidemment cet état d’esprit esthétique, mais si on veut tout d’un coup lire un livre, parce que la librairie et la bibliothèque seront présentes dans les espaces d’exposition, par exemple, on sera aussi en mesure de le faire. Si on veut s’arrêter, si on veut boire un verre, si l’on veut dormir, si on veut faire toute autre chose, danser, tout ça, ça doit être possible dans un musée, sans faire de compromis sur la manière de présenter les œuvres, ni la manière de recevoir les œuvres. Une potentielle contemplation (comme un temple, etc.,) sera offerte en continu.
Autre problématique : Comment habiter un lieu d’art ? C’est une question que je me pose depuis toujours, enrichie des enjeux actuels et déjà actifs au sein du musée. Quand je dis multifréquences, je ne dis pas forcément savoir exactement ce que c’est, mais tester, corriger et modifier si l’on estime qu’on peut s’améliorer. Un peu comme dans un laboratoire où l’on met en place des protocoles de recherche, parfois ça réussit, parfois ça rate mais c’est comme ça qu’on avance !
MdF. Le MAH développe un programme de résidence multiformat, en quoi cela participe d’une même vision qui vous anime ?
MOW : Cela est parti du même constat notamment pendant le Covid, où l’on avait des artistes en résidence mais aussi des musiciens, des écrivains ou des danseurs. Pour nous, il n’y a pas de différence, il n’y a pas de hiérarchie entre les œuvres, il n’y a pas de hiérarchie entre un objet qui vient de l’archéologie, de la bijouterie, de l’horlogerie, de la numismatique ou de la grande histoire des œuvres d’art. C’est la même chose avec les artistes, le Musée d’art et d’histoire est un lieu de l’esprit créatif, dans toute sa richesse et surtout dans toute sa densité.
L’esprit créatif, il est partout, il est bien sûr chez les artistes, mais aussi chez les artisans. La plupart du temps, l’on estime que si un objet arrive dans la collection du Musée d’art et d’histoire, il a été fait par un artisan ou un artiste, mais en tout cas, une chose est sûre, c’est qu’il a été fait avec un esprit créatif. C’est cet esprit créatif qui anime tout ce qu’on fait et les artistes qu’on accueille viennent de tous les milieux possibles et imaginables, sans créer de hiérarchie.
Cela participe de ce qu’on appelle une ontologie horizontale, comme on l’appelle en philosophie, ou une ontologie plate, ou une idée horizontale sans hiérarchie.
De plus, nous proposons un programme d’évènements et d’activités varié tous les jeudis et une fois par mois, ce qui représente environ huit à dix fois dans l’année avec des performances, des concerts, des conférences…
On invite pendant une année un curateur en résidence qui va nous faire des propositions pendant ces jeudis autour notamment de performances et d’activités qui semblent sortir un peu du format d’exposition. Mais pour nous, on reste toujours dans cette idée que tout est exposition. Une exposition peut durer dix ans comme elle peut durer deux heures !
Vincent Lamouroux, la Passerelle, PlasMAH 2024 photo Flora Bevilacqua
MdF. L’artiste Vincent Lamouroux a été invité à inaugurer le PlasMAH, qui est un nouveau cycle d’œuvres dans l’espace de la cour du musée en préfiguration de sa rénovation. Comment s’est porté votre choix ? Quel profil d’artiste designer allez-vous mettre en avant à cette occasion ?
MOW : Nous avions cette cour dans laquelle il ne se passait rien pour l’instant, un lieu d’une surface de 28 mètres sur 28 mètres, un véritable cube. Je me suis donc demandé comment il était possible avec un esprit créatif, une fois de plus, d’intégrer cette cour dans notre espace et notre programme d’exposition. J’ai choisi d’inviter l’artiste français Vincent Lamouroux qui développe une réflexion sur l’architecture, mais d’un point de vue d’artiste. Il est venu avec cette proposition toute simple à savoir comment connecter les différents espaces d’exposition qui donnent sur la cour dans une vision non autoritaire de l’accès au musée que je défends. Et j’ai eu cette idée façon un peu Harry Potter, avec les escaliers qui bougent, ce qui était difficilement réalisable en fait. En plus, j’ai toujours rêvé d’entrer dans les expositions par les fenêtres ! Au final Vincent Lamouroux a exaucé tous ces vœux à travers l’idée d’une passerelle qui permet d’enjamber la cour et d’arriver en passant par la fenêtre, directement dans un espace d’exposition, offrant un panorama unique et une forme de déambulation. Autoportante, cette passerelle est construite de manière assez créative, avec un choix de matériaux qui n’est que du bois. Elle bouge, donc il y a cet esprit de vertige, qui faisait aussi référence à l’exposition en cours, « Archéologie des fluides ».
Inaugurant ce cycle d’«exploration architecturale et artistique » la question était de savoir comment prolonger le programme, comment est-ce que cette première pierre, en quelque sorte, peut amener à d’autres propositions. On a invité l’architecte et ingénieur allemand Hans-Walter Müller qui est le pionnier du gonflable, le pape même du gonflable, qui lui-même vit dans un gonflable dans un aéroport désaffecté près de Paris.
Il est venu nous voir avec une idée absolument géniale, autour de la construction d’une sorte de sphère gonflable qui va se lever, qui va embrasser et inclure la passerelle existante, dans une dynamique de prise en compte des précédents projets qui se répondent entre eux. Une forme d’œuvre totale qui intègre au fur et à mesure plusieurs artistes.
Nous ne savons pas encore en 2026, quel sera l’artiste, l’architecte, le designer qui sera invité.
MdF À quand remonte votre première émotion artistique et décision de vous consacrer à l’art ?
MOW : La première fois que j’ai vraiment été touché, c’était par hasard parce que moi je viens de Neuchâtel où il n’y a pas vraiment d’art contemporain. Mais je me dirigeais au centre-ville, il y avait une galerie, et là, je regarde par la fenêtre et je vois des œuvres que je ne connaissais absolument pas et qui étaient de Gérard Schneider, représentant de l’expressionniste lyrique de l’Ecole de Paris.
J’étais complètement fasciné, j’étais vraiment hypnotisé. Cela a duré une année. J’avais 16 ans, et comme il y avait une exposition à Zurich de Gérard Schneider, j’ai pris le train pour aller la voir. Or il n’y avait pas encore Google Maps, aussi je me perds. J’étais dans le quartier des galeries, je vois une galerie, j’étais fatigué, je rentre, c’était sombre, je m’assois. Et là, je vois une sorte de lumière, mes yeux commencent à s’habituer. Et là, c’était James Turrell. Je me dis, « mais attends, Gérard Schneider, c’est des pipi-de-chat à côté de James Turrell » ! Donc j’ai fait un saut quantique à James Turrell. Ensuite, je suis arrivé à Paris et j’ai vu d’autres artistes.
Au fur et à mesure, mon goût s’est précisé et la connaissance de l’art s’est formée. En réalité au début je pensais plutôt être artiste, j’avais une sensibilité artistique.
J’ai ainsi fait six monochromes rouges, très durs, peut-être beaucoup plus durs que toutes les œuvres que j’essayais de copier de Gérard Schneider. Et là, je me suis rendu compte que ce que j’aimais vraiment, c’était de concevoir l’exposition. Je ne connaissais pas du tout le métier de curateur, mais tout d’un coup, j’ai réalisé que c’était quelque chose à laquelle j’aimerais me consacrer.
De plus ayant de plus étudié la philosophie et l’histoire de l’art, à la fin de mon cursus, j’ai conçu une exposition à Neuchâtel, basée sur une hypothèse philosophique, qui était celle d’Arthur Danto, à savoir l’ontologie de l’œuvre d’art, chaque œuvre étant équivalente à une autre. La première expérience curatoriale d’une longue série…
Retrouvez le MAH Genève à l’occasion d’Art Genève !
Infos pratiques :
La Genevoise, carte blanche à Carol Bove
Du 31 janvier au 22 juin 2025
https://www.mahmah.ch/expositions
La première édition de PlasMAH confiée à Vincent Lamouroux :