Saison surréaliste Plateforme 10, Lausanne : Le Grand Jeu au MCBA

Mario Prassinos, Sans titre [Étude d’oeil] [Untitled (Study of an eye)], 1937, Watercolour on paper, 19,3 × 29,3 cm, Estate Mario Prassinos, 2024, ProLitteris, Zürich, Photo credit: Thierry Rye, 2024

Après l’exploration belge du mouvement (cf mon interview avec Xavier Canonne, BOZAR), place à la Suisse qui propose une Saison surréaliste dans les trois musées de Plateforme 10. Rencontre avec Juri Steiner, directeur du MCBA qui explore la partie historique et ses résurgences contemporaines à partir de la démarche contestataire d’un groupe d’artistes français dont la revue Le Grand Jeu donne son titre à l’exposition. Le jeu comme vecteur essentiel d’expérimentations créatives communes ou individuelles est abordé au gré des configurations diverses du mouvement entre adhésion ou rejet, tandis qu’une 2ème partie est consacrée à 8 artistes contemporain.e.s qui poursuivent l’élan de l’esprit surréalisme. Juri Steiner revient sur le caractère inédit à Lausanne d’une telle démarche et les partis pris autour d’œuvres qui restaient à découvrir, beaucoup de pièces étant déjà mobilisées par les institutions européennes. Un choix qui s’avère très judicieux autour de plusieurs artistes femmes, certaines ayant souffert d’invisibilisation. Ainsi entre les incontournables Marcel Duchamp, Max Ernst, René Magritte, Salvador Dali se glissent Unica Zürn, compagne de Hans Bellmer, Gisèle Prassinos, Sonja Sekula, Irène Zurkinden, Rachel Baes ou Ithell Colquhoun à travers une volonté de décloisonnement et de pluralité de mediums. Juri Steiner souligne le défi que représentait une telle entreprise et les survivances actuelles de l’état d’esprit du mouvement.

De plus et en ce qui concerne le contexte, bien que la région de la Suisse romande soit plus proche par la langue qui est celle de la poésie française, il n’y a eu curieusement moins d’échos institutionnels. A contrario, la Suisse alémanique s’inscrit dans une tradition d’expositions sur le surréalisme dès les années 1930 dans le sillage de Dada autour de Jean Arp, Sophie Taeuber et des modernistes, développe Juri Steiner. Dans l’historiographie du MCBA, une exposition est très importante bien que tardive, celle de 1987,  « La femme et le surréalisme » à l’initiative d’Erika Billeter alors directrice du musée, allemande qui partageait des affinités avec le mouvement et qui avait été vice-directrice du Kunsthaus de Zurich, précise Juri Steiner. Un moment clé pour l’institution avec l’important catalogue qui l’accompagne autour de la volonté de faire découvrir des artistes femmes liées au mouvement. Il regrette que le manque de budget d’acquisition à l’époque n’ait pas permis d’enrichir les collections et de donner cette visibilité aux femmes. Une œuvre cependant fait exception, un dessin de Leonora Carrington, acquis par Erika Billeter et exposé.

Leonora Carrington, Acrobates [Acrobats], 1981, Gouache on paper, 57,5 × 75 cmm Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne. Acquisition, 1988, © 2024, ProLitteris, Zürich, Photo credit: Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

Originaire de Zurich, Juri Steiner qui a suivi une spécialisation autour de Dada a de plus organisé en 2007 une exposition avec Stefan Zweifel autour de l’International Situationniste au musée Tinguely. Ce centenaire était donc selon lui, l’organisation rêvée de combler cette lacune. Le projet a été engagé dans un temps relativement court. Même si de nombreuses expositions étaient prévues en Europe avec la problématique de prêts des œuvres, le MCBA a retenu une autre perspective selon l’impulsion du conservateur et co-commissaire du Grand Jeu Pierre Henri Foulon, connaisseur de littérature et de poésie. Le jeu, un élément constitutif du mouvement est évoqué dans ses multiples facettes : créatives, libertaires, subversives… En termes de scénographie l’idée est de privilégier une approche assez muséale afin de tempérer la dynamique architecturale au profit des œuvres. Le rapport entre poésie et beaux-arts est l’une des clés de lecture de l’ensemble dans une volonté de métissage des mediums.

Pour l’organisation du parcours, une première partie plus historique pour respecter l’architecture en enfilade des trois salles a retenu une trilogie du jeu avec d’une part le jeu d’échecs, essentiel pour la stratégie du mouvement et également le jeu de cartes autour du Jeu de Marseille (Villa Air-Bel) par le biais notamment de l’ésotérisme, de l’occultisme, des métamorphoses et enfin la spéculation autour du jeu de dés, qui entraine les surréalistes dans le champ du hasard. Duchamp et son intérêt pour l’aléatoire et l’art non rétinien tend vers l’abstraction et un art conceptuel. Dans un 2ème temps l’art contemporain est exposé au sein d’un large plateau ouvert réunissant 8 artistes qui ne se réclament pas directement du surréalisme mais se positionnent autour des mêmes questionnements, poursuit Juri Steiner.

Salvador Dalí, Cygnes reflétant des éléphants [Swans Reflecting Elephants], 1937 Oil on canvas, 51 × 77 cm , Esther Grether Family Collection, © Salvador Dalí, Fundació Gala-Salvador Dalí / 2024, ProLitteris, Zürich Photo credit: Robert Bayer, Bildpunkt

La 1ère partie est organisée en sous-ensembles dans une approche volontairement dynamique tout en gardant une certaine cohérence. Les stratégies créatrices sont abordées avec l’automatisme et le Premier Manifeste, le Bureau de recherches surréalistes de la rue de Grenelle et la figure de Simone Breton souvent limitée à tort à son rôle de dactylo comme on le voit sur la photo de Man Ray. Juri Steiner souligne que les cadavres exquis, au-delà de leur aspect ludique, correspondaient à une vraie recherche scientifique. Les jeux d’enfant de Gisèle Prassinos, vraie découverte, qui engage avec son frère Mario un dialogue secret dans une invention parallèle au surréalisme dans des poèmes d’une certaine cruauté dialoguent avec des œuvres de plus grande maturité comme les pièces maitresses de Salvador Dali selon le souhait des commissaires d’une pluralité de générations d’artistes. La peintre belge Rachel Baes livre une vision cauchemardesque de l’enfance. Le tableau de Leonora Carrington acquit donc par Erika Billeter est un clin d’œil à la première exposition du musée. Alors que le film d’avant-garde Entr’acte de René Clair est un film d’avant-garde, son  autre film Paris qui dort est au contraire populaire autour de cette histoire d’un gardien de la Tour Eiffel qui se réveille face à un Paris vidé de ses habitants. Le jeu d’échecs en tant que tel est bien entendu évoqué autour des Duchamp notamment Suzanne qui fait un portrait de son frère Marcel en « Blind Man », titre d’un magazine américain qui a pris la défense de l’Urinoir au moment de l’exposition de la Society of Independent Artists en 1917.

Et Juri Steiner de poursuivre : un focus spécial est proposé autour du groupe d’étudiants de Reims auquel le titre de l’exposition est emprunté en tant qu’éléments dissidents face à Breton. Plus radicaux, ils s’inscrivent dans le sillage d’Antonin Artaud ou de Rimbaud autour d’expériences extrasensorielles, entre autres par le biais de la drogue. Leur revue éditée en 3 numéros est le reflet de ces expériences singulières. Le peintre tchèque Joseph Sima rejoigne le groupe autour du poète Robert Gilbert-Lecomte, le dessinateur Maurice Henry et le photographe Artür Harfaux et René Daumal, figure centrale du Grand Jeu. Son récit inachevé du Mont Analogue est une véritable source d’inspiration pour de nombreux artistes notamment actuels comme Patty Smith.

Ithell Colquhoun, La Cathédrale Engloutie [The Sunken Cathedral], 1950 Oil on canvas, 130,1 × 194,8 cm, RAW collection, © All rights reserved, 2024, Photo credit: RAW collection

Puis le chapitre sur la magie de l’image, l’ésotérisme et la création de nouveaux imaginaires le disputent à l’occulte avec le « Jeu de Marseille », point de départ décisif de l’émancipation créatrice souligne le directeur de l’institution. Un dessin de Victor Brauner illustre le processus de transformation des couleurs et de la symbolique. Le trèfle devient le trou de serrure noir de la Connaissance. À noter qu’Elise Müller, alias Helène Smith, medium genevois du 19ème siècle est emblématique du renouveau spirite avec ses contacts avec les martiens dont elle maitrisait la langue et l’alphabet ! Des gens célèbres comme Ferdinand de Saussure lui rendent visite et assistent à ses voyages psychiques nous confie Juri Steiner.

Une séquence revient sur les métamorphoses comme choix iconographique à travers les mythes, l’eau, le miroir… autour de Claude Cahun qui confesse ne pas se reconnaître dans le mythe de Narcisse. Cette section rejoint les autres opus surréalistes proposés par les musées du mudac et de Photo Elysée, l’appareil photographique étant un vecteur narcissique selon Man Ray qui veut s’affranchir de son aspect scientifique. Nous retrouvons Leonor Fini dont les tableaux exposés à Lausanne étaient présents à la première exposition sur le surréalisme au MoMA organisée par Alfred Barr en 1936 et intitulée « Fantastic Art, Dada Surrealism ». Autre artiste femme : la britannique Ithell Colquhoun, très attirée par les mythes celtes et trouve dans le Morbihan ces allées de pierres qu’elle baptise La Cathédrale engloutie.

Une constellation est formée autour de Max Ernst avec une toile exceptionnelle de Meret Oppenheim (collection privée) « Soleil, lune et étoiles » de 1942 avec la pierre philosophale de Dürer au centre et ce corps astral qui est une transcription de son état psychique dépressif. Epiphanie pour Ernst avant son internement dans un camp français. Une sorte de vision noire magistrale. Les Suisses sont représentés avec notamment Kurt Seligmann qui joue un rôle important pour les surréalistes réfugiés à New York.

Les voies de l’abstraction sont l’une des stratégies d’affranchissement adoptées par certains artistes comme Marcel Duchamp avec les Rotoreliefs sur une musique de John Cage ou Alberto Giacometti autour de la fin du jeu avec cet échiquier qui devient un cimetière, « On ne joue plus ». Il s’inscrit déjà dans l’existentialisme d’après-guerre. Un petit cabinet est consacré au artistes Sonja Sekula et Unica Zürn, invisibilisées de par la folie mentale. Sonja Sekula, exilée à New York rencontre la communauté d’artistes expressionnistes abstraits. Unica Zürn, compagne de Hans Bellmer, arrive à Paris de Berlin avec lui.

Le désir et ses ambivalences termine le parcours avec des artistes comme Mayo, Dorothea Tanning, Pierre Molinier, Hans Bellmer, le trapéziste Barbette photographié par Man Ray ou la suisse Irène Zurkinden qui est une redécouverte avec ses sujets intimes et ses dessins très fluides. 

Dans la version contemporaine l’on sent ressurgir certaines thématiques comme l’ésotérisme, le dedans et le dehors, le visible et le caché, le masque, l’érotisme et l’intime. En ce qui concerne la programmation associée, nous proposons des performances en l’honneur des artistes femmes avec des lectures de textes, la littérature restant au centre de la démarche, précise pour conclure Juri Steiner.

De mon côté, parmi les artistes choisis pour le volet contemporain, je remarque Lou Masduraud qui revisite la fontaine de Meret Oppenheim dans une vision érotique, Anne Le Troter et son approche du langage qui s’inspire des techniques de relaxation type ASMR (Réponse autonome du méridien sensoriel), Maëlle Gross dont l’installation reprend l’alphabet martien d’Elise Müller et également Tristan Bartolini qui convoque la medium genevoise dans un récit queer rétro-futuriste.

Poursuivre la visite surréaliste avec MAN RAY Libérer la photographie à Photo Elysée et Objets de désir, Suréalisme et design au mudac.

Infos pratiques :

Surréalisme Le Grand Jeu

Jusqu’au 25 août

Musée Cantonal des Beaux-arts de Lausanne

Place de la Gare 16

Plateforme 10, 

Ouverture

Mardi – Dim 10h / 18h

Jeudi nocturne 20h

Surréalisme. Le Grand Jeu – Musée cantonal des Beaux-Arts (mcba.ch)

Plateforme 10 – Le nouveau quartier des arts – Lausanne – Plateforme 10