Vue de de l’exposition Hera Büyüktaşcıyan, « Défendre les eaux ancestrales »© Aurélien Mole
Une programmation toujours exigeante et riche au CCC OD dont la Nef est investie par l’artiste d’origine arménienne basée en Turquie Hera Büyüktaşcıyan qui travaille sur la mémoire des lieux et de l’eau et leur potentiel de résilience. Un projet en coproduction avec le Centre d’Art et du Paysage de Vassivière comme le souligne Isabelle Reiher, directrice du CCC OD, dans une logique écologique de mutualisation. L’artiste se saisit du passé oublié de Tours comme capitale de la soie, créant des échos formels au fleuve qui charrie des sédiments d’autres histoires. Isabelle Reiher a de plus invité les artistes Anna Solal et Pierre Unal-Brunet à tisser des « intrications » en galerie blanche, tandis que le second volet autour des formes du travail contemporain se poursuit à travers une exposition collective en galerie noire. « Sortir le travail de sa nuit » se penche sur les personnes invisibilisées, exploitées ou contraintes au déplacement, de façon engagée tout en restant sensible et poétique, selon une constante que souhaite insuffler Isabelle Reiher dans les propositions du centre d’art. Enfin et pour se projeter, elle nous dévoile les contours de l’exposition de l’automne intitulée « Surpris par l’enchantement ». Conçue avec la commissaire italienne Chiara Bertola elle introduit le sublime et le merveilleux autant que l’effroi autour de nos sens transportés. Isabelle Reiher a répondu à mes questions.
Marie de la Fresnaye. « Défendre les eaux ancestrales » : le contexte, les enjeux
Isabelle Reiher. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’une coproduction que j’ai souhaité initier avec le Centre d’art et du Paysage de Vassivière dont la directrice Alexandra McIntosh m’a présenté l’artiste que je ne connaissais pas. Une dynamique que nous souhaitons de plus en plus encourager afin de faire des économies et encourager des découvertes artistiques partagées. Etant donnés nos deux centres d’art contemporain, l’un dans un contexte rural, l’autre en territoire plus citadin ; la complémentarité était intéressante. Parmi l’ensemble de la programmation de Vassivière, l’artiste me semblait particulièrement pertinente. Nous avons pu co-construire la proposition au fur et à mesure de l’évolution du projet.
MdF. Le passé méconnu de Tours comme capitale de la soie ressurgit
IS. Hera Büyüktaşcıyan est une artiste qui s’intéresse beaucoup à l’histoire et à toutes les formes d’archéologie. Des histoires communes ou plus individuelles. Elle se penche sur ces strates, visibles ou invisibles qui composent un territoire, les cultures ou traditions, le folklore. Ce passé de la soie en Touraine a particulièrement résonné en elle venant d’une famille arménienne d’éleveurs de vers à soie. Une tradition tourangelle disparue aujourd’hui. Son geste de sculptrice est d’une grande force et simplicité et reste ouvert à de multiples interprétations autour de la question de ce que l’eau peut charrier de mémoires, de sédiments ou de vestiges enfouis. L’association de ce geste avec la soie est très juste par le biais de ces dessins réalisés par frottages au graphite de différents morceaux de soie donnant une dimension très corporelle à l’exposition comme des sortes de radiographies. Le résultat est très réussi suggérant la texture de la peau, le caractère éphémère et transitoire des corps. Une proposition d’une grande profondeur.
Vue de de l’exposition « Intrication » Anna Solal & Pierre Unal-Brunet © Aurélien Mole
MdF. « Intrication » l’invitation à Anna Solal et Pierre Unal-Brunet
IR. Je suis à l’origine de ce rapprochement de ces deux artistes découverts dans des contextes très différents mais j’ai confié le commissariat de l’exposition à Marine Rochard. J’ai rencontré Anna Solal à Rome à la Villa Médicis alors qu’elle était pensionnaire. Elle y préparait un travail qu’elle présente actuellement au Frac Montpellier. J‘ai découvert Pierre Unal-Brunet à la Biennale de Lyon et lors de la foire art-o-rama. Nous avons eu envie de les faire dialoguer à partir de leur goût commun pour la récupération d’objets et les œuvres qui en découlent -sculptures, peintures, collages – même si leur vocabulaire est bien différencié. Un glanage d’objets très contemporain aujourd’hui. Anna Solal s’inspire de nombreux textes littéraires dont Jean Genet pour aborder les questions de la condition humaine, du mal être. Un travail très torturé qui traite aussi de la folie. Elle évoque notre société contemporaine à partir de rebuts d’objets technologiques, de produits bon marché fabriqués en série, de nos vies consuméristes et délétères qu’elle détourne vers une dimension symbolique profonde, comme avec les oiseaux, les cerfs-volants devenus des sortes de talismans.
Pierre Unal-Brunet s’intéresse lui aux récits de science-fiction, à la biologie spéculative, à l’hybridation des êtres et des espèces. Vivant au bord de l’eau à Sète et originaire d’une famille de pêcheurs, il est passionné par l’univers marin et se livre à des récoltes d’objets rejetés par la mer. Cette iconographie se retrouve dans ses compositions très généreuses et colorées à partir de collages pour donner naissance à tout un biotope en devenir. Des créatures ou personnages/totems qui instaurent une narration en trompe l’œil.
Les deux artistes partagent l’art de la trouvaille, de la récolte, du hasard dans une même esthétique protéiforme à partir d’un goût pour l’artisanat et des œuvres chargées de valeurs archétypales et symboliques.
MdF. Second volet du cycle dédié au travail contemporain, « Sortir le travail de sa nuit »
IR. N’étant pas commissaire de l’exposition, je ne pourrai entrer dans tous les détails même si je suis à l’origine de ce cycle sur le travail, un thème qui me semblait essentiel à aborder. Les deux commissaires : Delphine Masson & Marine Rochard à qui j’ai donné carte blanche, m’ont proposé d’aborder cette question par le prisme de l’invisibilisation qui a ressurgit lors du confinement à différentes échelles, rejoignant les problématique du care et du travail des femmes, de la mondialisation des échanges, de la migration des êtres et les nouvelles formes d’exploitation numériques. Nous évoluons tous dans des univers très assistés sans prendre conscience des réalités de précarisation induites. Des rapports de domination et de hiérarchisation sociales qui impliquent souvent des personnes qui ont dû fuir des situations de guerre ou d’instabilité économique. Ces questions liées à l’utopie d’un monde d’après ne sont malheureusement plus à l’ordre du jour et sont trop souvent oubliées. Les commissaires ont sélectionné les points de vue variés et pluriels d’une trentaine d’œuvres d’artistes de tous horizons tout en souhaitant injecter également une forme de poésie au-delà de la dénonciation. Un choix fidèle à la vocation que nous souhaitons pour nos expositions à savoir dépasser le réel pour offrir plusieurs niveaux de lecture et garder du plaisir devant les œuvres.
MdF. Projet à venir : « Surpris par l’enchantement »
IR. L’idée en revient à la commissaire Chiara Bertola qui m’a proposé ce projet autour de cette question de l’enchantement dans un monde bien souvent aujourd’hui en proie au désenchantement. Nous avons souhaité maintenir cette exposition malgré des forces obscures en présence pour nous rappeler que l’art garde cette capacité de susciter l’émerveillement. Retrouver un rapport direct à l’œuvre, rappeler que l’œuvre peut être un moment de saisissement, de suspension, de transgression et se confronter parfois à l’imprévu, à la surprise, voire même à l’effroi jusqu’à une forme de désillusion. Nous avons privilégié des artistes historiques et plus contemporains autour d’une grande pluralité de mediums et d’œuvres en connexion directe avec nos sens dans une volonté de revenir à un rapport au monde plus instinctif. Les liens à l’enfance, à la nature, au sublime, au désir, à l’infiniment grand et l’infiniment petit sont autant de stratégies abordées pour ré-enchanter le monde. Des notions très philosophiques et existentielles tout en restant le plus accessibles possible.
Infos pratiques :
Hera Büyüktaşcıyan, « Défendre les eaux ancestrales »
Jusqu’au 5 janvier 2025
Intrication : Anna Solal et Pierre Unal-Brunet
Jusqu’au 22 septembre
« Sortir le travail de sa nuit » exposition collective
Jusqu’au 1er septembre
A venir :
« Surpris par l’enchantement »
Du 15 novembre 2024 au 4 mai 2025