Interview Claire Jacquet, Les 40 ans du Frac MÉCA : Pierre Molinier, commande photographique, « la Fabrique de l’art » et parcours d’oeuvres le long des Pyrénées

Exposition "Molinier rose saumon, "nous sommes tous des menteurs"", du 31 mars au 17 septembre 2023 au Frac MÉCA, Bordeaux. Crédits photo : Rodolphe Escher

A l’occasion des 40 ans du Frac MÉCA, Claire Jacquet a choisi de revenir sur la figure de Pierre Molinier, un artiste sulfureux, et d’interroger son héritage actuel en invitant une cinquantaine d’artistes autour des questionnements liés à l’auto-fiction, aux genres et à la pluralité des identités, sans pour autant le circonscrire. Bordelais d’origine, Pierre Molinier a toujours su entretenir sa propre légende c’est pourquoi le titre choisi induit une certaine énigme. Peintre en bâtiment, peintre, photographe, Molinier est un surdoué du simulacre et un orfèvre de l’image comme elle le souligne selon un procédé dont elle nous détaille les différentes étapes. L’exposition est interdite aux moins de 18 ans ; Claire Jacquet revient sur cette difficile décision qui l’a incité à réfléchir à compléter cette exposition d’un dispositif spécifique proposé à la jeunesse. De plus, cet anniversaire est l’occasion pour elle de lancer une importante commande photographique sur l’ensemble du territoire aux côtés de Gilles Mora, commissaire à l’origine de l’important fonds photographique du Frac Méca, avec 9 artistes sélectionnés. Claire Jacquet souhaite également mettre l’accent sur le travail accompli par le Frac en coopération avec ses partenaires en région à travers le programme de co-écriture « la Fabrique de l’art » : une volonté de dévoiler les coulisses de la création qui, après l’intention, est guidée par des gestes, des techniques et des outils, des apprentissages et des savoirs-faire. Le Frac MÉCA participe également à un projet unique d’expositions tout le long de la chaîne des Pyrénées (GR 10) avec les Frac Occitanie Toulouse et  Montpellier et sera visible tout l’été 2023.

Claire Jacquet, directrice du Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, photo Iris Piron

Qu’est-ce que représente ces 40 ans pour vous ?

C’est un cap dans une vie où l’on s’interroge plus que précédemment, l’occasion de faire un premier bilan.

Au-delà de l’exercice obligé que représente un anniversaire, ces « temps-forts » permettent de faire écho à cette actualité et de nous questionner sur ce que nous somme et là où nous allons :  le choix d’une exposition sur Pierre Molinier m’a semblé évident et avait du sens car il a été le premier artiste à être acquis par le Frac : d’une certaine manière, pour nous, c’est avec lui que tout a commencé !

Exposition « Molinier rose saumon, « nous sommes tous des menteurs » », du 31 mars au 17 septembre 2023 au Frac MÉCA, Bordeaux. Crédits photo : Rodolphe Escher

Le procédé photographique de Molinier

A partir de mises en scènes où il implique un certain nombre de personnes, Molinier réalise un premier travail qui lui permet de détourer certaines parties de corps, en supprimant les décors, de construire une scène qui n’a jamais existé. Puis il procède comme dans un jeu de mécano et d’assemblage en créant une composition où tout s’entremêle. Il a une habilité à créer un nouvel ordre, qui est un faux désordre, entre fusion, symétrie, rythme et répétition. Une fois qu’il a obtenu cette image composée à partir d’autres photographies, il utilise les encres ou parfois la peinture pour gommer les éventuelles aspérités entres les images. Au final il reprend une photographie de ce photomontage pour avoir une épreuve qui dissimule l’effet de mille feuilles. La fabrication de l’image devient alors invisible et nous sommes face à une seule image.

Exposition « Molinier rose saumon, « nous sommes tous des menteurs » », du 31 mars au 17 septembre 2023 au Frac MÉCA, Bordeaux. Crédits photo : Rodolphe Escher

Le choix du titre : « Molinier rose saumon – nous sommes tous des menteurs »

Avec Marie Canet, nous avons tout de suite aimé ce titre qui n’enfermait pas Molinier dans une catégorie, lui-même ne supportant pas de définition stable, puis nous avons cherché à lui adjoindre une citation à partir d’entretiens qu’il avait donné et en avons retenu deux : « nous sommes tous des menteurs » ce qui permettait de suggérer une sorte d’énigme permanente, l’autre citation renvoyait à un titre toujours difficile à trouver pour ses propres œuvres et s’il fallait en trouver un, alors il faudrait qu’il n’ait aucune signification. Cela nous a mis sur la voie d’un titre polysémique. « Rose saumon », le rose étant sa couleur préférée, couleur des aplats préparatoires avant les décors qu’il réalisait en tant que peinture en bâtiment. Rose « chair », c’est aussi à l’époque (Molinier est né en 199 et mort en 1976) la couleur des sous-vêtements et au moment du festival de l’érotisme à Bordeaux dans les années 60, Molinier a souhaité qu’on recouvre l’écran de couleur rose, certains films étant encore en noir et blancs : il voulait retrouver la couleur de la chair à l’écran. Enfin, le saumon est à contre-courant, ce qualificatif lui allait comme un gant ! « Molinier rose saumon » répond à cette sorte de titre déroutant qui nous met sur la voie d’un personnage complexe.

Mirka Lugosi, « Sans titre », 2003-2013, Courtesy de l’artiste et Air de Paris, Romainville

Enjeux et démarche à 3 commissaires

Molinier ayant toujours été dans l’écriture de sa propre légende, il ne fallait pas tomber dans certains pièges. Par conséquent, nous avons éloigné tout ce qui relevait du fétiche et de l’accessoire.

Pour ce projet, j’ai souhaité associer Emmanuelle Debur, journaliste, qui a fait un travail de recherches auprès de grands témoins de l’histoire qui avaient connus Molinier ; c’est ce qui a permis au projet de se construire sur une solide base documentaire, notamment fournie par le plan de l’appartement de l’artiste dessiné par Alain Oudin.

Marie Canet, commissaire d’exposition, a complété l’équipe curatoriale pour travailler à mes côtés autour d’artistes actuels qui font écho aux enjeux esthétiques de Molinier et à ses questionnements, une cinquantaine au total et pas obligatoirement de la génération précédente afin de distinguer ce projet de l’exposition en 2005 au Musée des Beaux-arts de Bordeaux. Nous voulions être au plus près de la génération actuelle d’artistes qui présente des points de fuite assez inattendus. Deux invitations ont complété l’ensemble : Arnaud Labelle-Rojoux à qui nous avons donné une carte blanche sous la forme d’une installation composite, mêlant documents, son propre travail et un groupe d’artistes familiers de l’irrévérence ; et Hamid Shams, un artiste iranien. Molinier s’inscrit dans deux temporalités : il est à la fois pré-queer, ce qui dévoile l’installation et le film d’Hamid Shams, et post punk, avec le « Cabaret Molinier, au corset qui tue » de Labelle-Rojoux qui va dans le sens de la provocation, la contestation.

Exposition « Molinier rose saumon, « nous sommes tous des menteurs » », du 31 mars au 17 septembre 2023 au Frac MÉCA, Bordeaux. Crédits photo : Rodolphe Escher

La place de Molinier dans les collections du Frac

La collection démarre avec Molinier, ce qui est très étonnant à l’époque en 1983 et à rebours des statuts des Frac « d’enregistrer l’art en train de se faire ». A l’époque, le Frac fait un choix totalement insolite et audacieux autour du travail d’un artiste mort depuis 5 ans, enregistrant un corpus de 30 images selon une sélection très juste qui reflète toutes les périodes et séries de l’œuvre de cette artiste considéré encore comme scandaleux, et difficile à situer dans l’histoire de l’art. Une quasi exposition en soi. Nous sommes les seuls à posséder un tel ensemble en France.

L’accrochage : quels partis pris ?

Nous nous sommes débarrassés de toute la mythologie qui entoure Molinier et qu’il a contribué lui-même à forger, aussi nous n’avons pas retenu les accessoires, masques, ou très peu… En revanche, nous avons voulu placer des sortes de présences, mannequins, personnages, sculptures pour évoluer dans un monde « habité », Molinier travaillant dans son appartement et uniquement la nuit et le week-end, étant par ailleurs peintre décorateur. Il était dans son antre obscur, il est aujourd’hui sous la lumière, un théâtre peuplé de visiteurs.

Nous avons volontairement accroché toutes les photographies de Pierre Molinier (en général des petits formats) en-dessous des conventions qui stipulent 155cm du sol à partir du milieu de l’œuvre. Une petite astuce subtile qui créé un rapport d’intimité et souligne son côté à la marge.

Les différents chapitres commencent tous par « ça » (ça fusionne, ça conteste, ça fictionne…) selon la notion freudienne qui constitue le grand réservoir des plaisirs, des pulsions et des passions. Molinier est un orfèvre de l’image, réalisant un travail très soigné et sophistiqué. Il s’oriente vers la photographie, la peinture ne lui permettant plus de jouer de tous ses assemblages (même s’il ne l’abandonne jamais et s’il continue de s’en servir, les compositions picturales et photographiques s’inspirant les unes, les autres).

Exposition « Molinier rose saumon, « nous sommes tous des menteurs » », du 31 mars au 17 septembre 2023 au Frac MÉCA, Bordeaux. Crédits photo : Rodolphe Escher




L’interdiction aux moins de 18 ans

C’est une décision mûrement réfléchie qui s’est imposée à nous. Nous avons soumis le travail de Pierre Molinier à un juriste qui a soulevé l’interdiction de mettre en contact des mineurs avec des contenus à caractère pornographique selon le cadre de la loi. L’interdiction aux moins de 16 ans n’était pas possible non plus. Toute la question tournait autour de la différence entre érotisme et pornographie, or il n’y a aucune définition précise de ces notions, qui diffère selon les personnes. Une dizaine d’images, à peine, peut être considérée comme obscène : elles impliquent en général Molinier seul et sans porter atteinte à la dignité des autres. Toutes personnes impliquées dans ses mises en scène sont consentantes et adultes.

Cette interdiction aux mineurs nous a permis de travailler l’accrochage de façon beaucoup plus libre et fluide, sans contrainte. Cela dit, les jeunes et les mineurs ont accès à une salle d’exposition, située au 6ème étage de la Méca : ils sont ainsi en mesure d’entrer en contact et de connaître le travail de Molinier sur la base d’une sélection d’œuvres choisie à leur attention. Nous avons également mis en place une garderie le samedi après-midi pour que les parents puissent découvrir l’exposition « Molinier, rose saumon ». On ne censure pas son travail, on s’est mis en situation de respecter la loi.

Gilles Berquet, « Sans titre », 2002, @Adagp, Paris, 2023. Courtesty de l’artiste

La programmation autour de l’exposition

Nous avons eu envie de rendre cette exposition vivante, d’aller vers de nouveaux questionnements liés au genre, aux sexualités, aux identités, pour explorer de nouvelles formes ou expériences proposées par d’autres artistes.

Différentes propositions vont se succéder tout au long de l’exposition : ateliers, conférences, performances, projections de films…

Ainsi Jean-Pierre Bouyxou est venu présenter l’un de ses films réalisé dans l’atelier de Molinier au début des années 1970. A l’occasion de la Nuit des Musées nous proposons une performance de Jean-Charles de Quillacq et la projection du film Exode de l’artiste Jardin. Dans le cabaret Molinier conçu par Arnaud Labelle-Rojoux, Vincent Labaume est venu faire une performance Living book et Marie Losier est venue projeter son film The Ballad of Genesis and Lady Jaye, autour du couple formé par l’artiste Genesis Breyer P-Orridge et sa femme et partenaire artistique, Lady Jaye, qui par amour décidèrent de fusionner leurs êtres, jusqu’à la ressemblance.

La vie de la collection : le comité, les dernières acquisitions.

Je travaille avec un comité technique d’achat rassemblant des personnes d’horizons et de sensibilités différentes afin de favoriser des regards pluriels. Actuellement, je suis très contente de ce groupe attentif et curieux constitué de : Caroline Hancock, historienne de l’art, Frédéric Legros directeur du Palais Idéal du Facteur Cheval, Aurélien Mole, artiste et photographe et Christine Barthe, responsable des collections photographiques au Musée du Quai Branly qui développe avec moi un axe autour de l’Afrique, l’une des orientations que je souhaite poursuivre et enrichir.

Toutes les pratiques, générations, provenances sont mises en avant. Nous avons envie de faire des achats en cohérence avec le fonds existant et d’ouvrir à des enjeux moins présents si l’on songe aux questions liées au genre, devenues le sujet d’une génération.

Nous portons une attention aux artistes femmes pour rééquilibrer la collection qui comptait 12% d’artistes femmes il y a 15 ans à mon arrivée et représente aujourd’hui près de 30%.

Certaines œuvres rentrent dans le dispositif d’accompagnement à la production d’artistes à travers le Pôle Innovation & création qui met en relation des artistes avec des entreprises basées en Nouvelle Aquitaine pour leur apporter des matériaux ou des compétences sous la forme d’un mécénat de compétences. Cela permet de réduire et maîtriser des coûts de production des œuvres pour des étapes que seuls les artistes ne sont pas en mesure d’accomplir. Cela favorise également l’enrichissement de notre collection puisque nous conservons certaines d’entre elles. Nous nous inscrivons dans une perspective en circuit court et durable, dans une démarche de sobriété.

La commande photographique

Ce projet a été lancé l’année dernière et verra son aboutissement sous la forme d’une grande exposition en mars 2024 au Frac Méca. Nous avons soumis 9 sujets à 9 artistes par le biais de 9 commandes photographiques confiées à 9 artistes sur l’ensemble de la Nouvelle Aquitaine avec l’envie de mieux connaître cette « nouvelle région » créée en 2016 à la suite à la fusion des régions et qui a réuni le Poitou-Charentes, l’Aquitaine et le Limousin. Le Président de la Région, Alain Rousset, s’est montré très enthousiaste lorsqu’on lui a soumis ce projet, ayant en mémoire la Datar dans les années 1980. Je me suis associée à Gilles Mora, partenaire évident ayant été à l’origine du fonds photographique du Frac. Nous avons ensemble composé un comité scientifique pour définir les 9 sujets au préalable avec des géographes, urbanistes, historiens, sociologues, paysagistes…Les sujets recouvrent à la fois la question de la ruralité, du tourisme, des métropoles, l’écologie, l’immigration, les frontières et voies de communication, mais aussi « l’envers de la carte postale ».  Nous avons ensuite sélectionné les 9 photographes avec un comité artistique international : Bruno Serralongue, Valérie Mrejen, Andre Cepeda, Tatiana Lecomte, Noémie Goudal, Jean Luc Chapin, Hicham Gardaf, Chloe Dewe Mattews, Maitetxu Etcheverria. La sélection réunit 3 artistes étrangers, 3 artistes français et 3 artistes basés sur le territoire.

La Fabrique de l’art 

Cette séquence d’expositions répond à un principe de diffusion de la collection sur notre territoire et « en dehors de nos murs », formule un peu barbare pour dire que le Frac travaille chaque année en partenariat avec une centaine de partenaires (musées, lieux patrimoniaux, médiathèques, associations, établissements scolaires…). C’est l’occasion pour nous de mettre en lumière les œuvres de notre collection et d’aller au-devant des publics, en dehors de la capitale de Région, Bordeaux. Pour nous réunir dans une action commune, enrichissante car nous en partageons le sens, il nous faut un « fil rouge » et une thématique structure ainsi ce qu’on appelle une « co-écriture », le Frac n’ayant pas vocation à imposer seul son programme. Tous les deux ans, à intervalles réguliers, nous  optons pour une nouvelle thématique. Le résultat est une quinzaine d’expositions disséminées sur l’ensemble de notre territoire : la précédente co-écriture intitulée « Vivantes ! » était consacrée au rôle des femmes dans l’art et a remporté un vif succès, que l’on peut encore apprécier à travers un livre en coédition avec Actes Sud. Cette année, pour fêter l’anniversaire du Frac, nous avons choisi de poursuivre nos réflexions sur « la Fabrique de l’art » : comment se fabrique l’art aujourd’hui ? quels sont les savoir-faire qui irriguent l’atelier ? quelles sont les relations de transmission et de coopération entre artiste et artisan ? Quelle est la place à la transmission, de l’apprentissage (entre artistes, entre enseignant et étudiant) ? Des questions théoriques mais aussi techniques et souvent manuelles où la main de l’artiste intervient autant dans le processus des questions à résoudre que l’idée initiale. Une dizaine de projets « Hors les murs » vont se déployer dans ce cadre. Cela nous permet d’associer des artistes à l’occasion de résidences comme Eva Taulois qui a travaillé étroitement l’usine de tissage Moutet située à Orthez, Jennifer Caubet avec le CFAI Nouvelle Aquitaine ou encore Simon Nicaise, avec la tonnellerie Nadalié et le Craft Limoges. Des projets originaux qui vont s’intégrer ensuite dans les expositions de la « Fabrique de l’art ».

A l’occasion des 40 ans des Frac, nous proposons également un parcours exceptionnel le long des Pyrénées avec les Frac Occitanie Toulouse et Montpellier qui sera inauguré le 16 juin au Musée pyrénéen de Lourdes : ce parcours « Des montagnes et des artistes » rassemble une douzaine d’expositions situées le long du GR10 qui traverse cette majestueuse chaîne montagneuse entre Hendaye et Collioure sur le thème de la marche, du paysage.

Infos pratiques :

Molinier rose saumon

jusqu’au 7 septembre

programation associée

Réservée aux personnes majeures et interdite au moins de 18 ans

Pour accompagner cette exposition, un ouvrage est consacré à Pierre Molinier. Contributions de Marie Canet, Claire Jacquet, Emmanuelle Debur et Géraldine Gourbe. Co-édition : Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA et Dilecta, 120 pages (date de sortie : Printemps 2023)

Zone inondable Exposition d’Eric Tabuchi et Nelly Monnier

jusqu’au 18 juin

https://fracnouvelleaquitaine-meca.fr/evenement/z