Judit Reigl, Homme, 1969 Photo. Archives Mennour © Judit Reigl Adagp, Paris, 2023 Courtesy Fonds de dotation Judit Reigl and Mennour Paris
Les artistes femmes sont à l’honneur à la Galerie Mennour qui propose trois expositions incontournables autour des figures de : Gina Pane, Judit Reigl et le phénomène du female gaze ou comment les femmes se débarrassent de l’objectivation du regard masculin dans l’histoire de l’art, la plus captivante et iconoclaste à mes yeux par Christian Alandete, commissaire. Des prêts exceptionnels de grandes institutions permettent une approche particulièrement fine et complètes des artistes.
Après 10 ans à la Fondation Giacometti, Christian Alandete a rejoint l’équipe de la galerie Mennour en tant que directeur scientifique. L’exposition intitulée « Le corps de l’autre » retrace la prédominance du nu masculin dans la formation académique des artistes dont sont exclues de fait les femmes, cette histoire étant écrite essentiellement par les hommes, comme il le souligne. Il faudra attendre la seconde moitié du XXème pour que des ateliers privés d’abord et féminins puis mixtes, proposent à leurs étudiantes l’étude du nu sur modèles, comme il l’explique. Ce sont la Grande Chaumière, les académies Julian et Colarossi. L’accès aux femmes aux Grand Prix, comme le Prix de Rome reste cependant soumis à la bienséance. Pour contourner cela, certaines s’engagent alors dans les ateliers des Grands Maîtres comme Camille Claudel qui réalise dans l’atelier de Rodin L’homme perché qui annonce la posture d’introspection du Penseur. L’une des œuvres bouleversantes de l’exposition.
et de poursuivre :
« Des années plus tard, Germaine Richier se mesurera à son tour à Rodin en faisant poser pour son Ogre un Libero Nardone vieillissant, jadis jeune homme fougueux, modèle du célèbre Baiser. Alice Neel choisira de représenter son compagnon toxicomane dans une posture aussi fragile.
À partir du XXe siècle, le corps masculin représenté par les artistes femmes devient l’enjeu d’une remise en question des représentations, des stéréotypes, et un élément de la lutte des sexes. Leonor Fini affirme sa domination féminine en se représentant assise sur le corps d’un homme nu endormi et se plait à jouer de l’ambiguïté des genres en dépeignant ses amants dans un style maniériste, rappelant combien les codes de la masculinité étaient différents à d’autres époques.Idir, le film de Carole Douillard et Babette Mangolte réactive, dans un espace public (en Algérie) principalement occupé par les hommes, une performance de Bruce Nauman réalisée à l’origine dans l’intimité de son atelier. Le déhanchement provoqué par une accentuation de la marche évoque une «féminité» possible du corps masculin. Dans l’œuvre de Judit Reigl, la quête d’une égalité passe par une indifférenciation sexuelle. Ses hommes, dont les traits se confondent d’abord avec ses écritures en masse plus abstraites, sont à la fois masculins et asexués, l’artiste évacuant le pénis pour ne garder que ce qui les rattache à son propre corps à elle.
Les artistes renversent les genres en rejouant des œuvres iconiques de la modernité: L’Origine du monde de Courbet devient L’Origine de la guerre d’ORLAN, l’Olympia de Manet — portrait grandeur nature où le modèle féminin s’affirme comme sujet — devient cette odalisque masculine se masturbant devant son écran d’ordinateur chez Camille Henrot.
Renversant le male gaze— ce regard d’objectivation des femmes par les artistes hommes — Annette Messager mitraille, avec son appareil photo, les braguettes des passants. À travers le corps masculin se définit ainsi une représentation d’un désir féminin qui s’affirme dans la sphère publique, dépeignant les hommes comme objets de désir, à l’instar des études de nu de Laure Albin Guillot dès les années 1920, quand ils ne sont pas réduits à leur seul phallus chez Louise Bourgeois. Cette exposition propose de regarder à travers quelques artistes le renversement de l’altérité au moment où «l’autre sexe» n’est plus celui des femmes. » Christian Alandete, commissaire
Christian Alandete est également le commissaire de l’exposition de Judit Reigl à l’occasion du centenaire de l’artiste. Les œuvres présentées des années 1960 aux années 1990 se démarquent par l’apparition de figures anthropomorphes, ce qui n’était pas le cas auparavant. L’accrochage est particulièrement abouti autour de ce basculement de corps en lévitation remettant en cause l’opposition entre peintres abstraits ou figuratifs, comme il le souligne.
Il précise :
« Si son œuvre s’inscrit dans les grands courants de son temps, Reigl se situe toujours un peu en dehors du cadre, refusant tout dogme. À peine est-elle associée à un courant qu’elle s’en libère : surréalisme, abstraction gestuelle, lyrique, expressionnisme abstrait, peu importe les tentatives de classifications dans laquelle on tente de ranger son œuvre, elle trace sa voie singulière, inclassable. Le travail de Reigl se joue d’autant plus des catégorisations qu’elle se plait à passer d’une série à l’autre par étapes successives, superposant des « hommes » sur des toiles jusque-là abstraites, au risque de dérouter son public … » Christian Alandete, commissaire
L’exposition de Gina Pane est inédite car elle repose sur ses recherches picturales et graphiques lors de ses études aux Beaux-Arts de Paris de 1961-1964 et jusqu’en 1969-1970. Des œuvres de jeunesse mises à l’honneur pour la première fois qui précèdent les actions à visée écologique exécutées seule en pleine nature (1968-1970), et celles, à forte charge symbolique, ritualisées autour de la blessure menées face à un public (1971-1979). Elles seront décisives pour la suite en tant que fondements de sa pratique comme l’explique Emma-Charlotte Gobry-Laurencin, commissaire de l’exposition.
« Réalisées en atelier et fortement marquées par l’abstraction géométrique, le vocabulaire du Suprématisme — principalement Kasimir Malevitch — et le Constructivisme russe, ces peintures, esquisses préparatoires et lithographies témoignent d’une profonde maîtrise de la composition, qui transparaît dans la solidité plastique des volumes, à laquelle s’ajoute une sensibilité picturale vibratoire nourrie par les théories de Paul Klee, Vassily Kandinsky, Auguste Herbin, mais aussi les études d’Eugène Delacroix, les réflexions de Van Gogh—son « premier maître à penser en peinture »—, sans oublier les enseignements sur la couleur de Johannes Itten.
Si ce corpus aujourd’hui historique peut être rapproché des travaux de Frank Stella, Carmen Herrera, Ellsworth Kelly, Blinky Palermo, ou encore Aurélie Nemours, il n’en reste pas moins que Gina Pane ressent assez rapidement les limites d’un rapport qui ne saurait être qu’exclusivement plastique ou esthétique à l’intérieur de la toile, d’un art «sécurisant» qui ne saurait être que regardé et non vécu. Et c’est ainsi que pour sortir de ce qu’elle appellera le «dortoir de la peinture», elle va s’attacher dès 1965 à produire un versant sculptural à forte inflexion minimaliste: des Structures affirmées, comme elle les appelle. «Des Peintures – Sculpture primaires mais pénétrables/impénétrables où le corps [est]considéré dans la conception même de l’œuvre en créant des espaces». « Des œuvres [qui] ne créent pas un environnement mais qui sont environnement ».
Juillet 1968, un tournant décisif s’opère alors que l’artiste se promène dans la vallée de l’Orco aux environs de Turin. Apercevant un tas de cailloux placé sur le versant ombragé de la montagne, Gina Pane décide de réparer ce qu’elle considère comme une injustice et entreprend de déplacer, une à une, les pierres su rle versant sud pour qu’elles puissent jouir de la chaleur (Pierres déplacées). Ce premier acte in vivo va précipiter l’arrêt définitif de ses travaux picturaux et sculpturaux.
Alors dans ce climat de bouleversements, Gina Pane prend conscience qu’il lui est possible de créer un langage indépendant des médiums traditionnels, un nouveau langage qui sera celui de l’Art corporel dès 1970. »
Emma-Charlotte Gobry-Laurencin, commissire de l’exposition
Infos pratiques :
Gina Pane, Préliminaire
47, rue Saint-André des Arts
Le corps de l’autre
5, rue du Pont de Lodi
Judit Reigl
6 rue du Pont de Lodi
Toutes les expositions sont visibles du 24 mars au 3 mai 2023