Interview Doria Tichit, directrice L’ahah, Paris

Doria Tichit photo François Herrera

L’ahah, association à but non lucratif initialement crée en 2017 par Pascaline Mulliez et Marine Veilleux et répartie sur 3 lieux (Paris Belleville et Grand Paris Sud) est une plateforme d’accompagnement, de ressource et de diffusion. Sa directrice Doria Tichit me reçoit, 4 cité Griset, à l’occasion du solo show de l’artiste britannique Vincent Hawkins, Planet and Satellites. Depuis son ouverture au public en 2018, L’ahah a proposé plus d’une vingtaine d’expositions dans ses espaces parisiens, 2 hors les murs et 44 évènements.

Doria Tichit revient sur ce qui fait la particularité de la structure alors que s’ouvre le cycle 2023-24 qui marque un chapitre nouveau de l’association et sera placé sous le signe de l’ouverture et de l’expérimentation, construite sur ces cinq riches premières années de fondation. Elle a répondu à mes questions.

Docteure en histoire de l’art, spécialisée en art indien, directrice Arts et Culture à la Bagri Foundation à Londres entre 2015 et 2018, Doria Tichit est directrice de L’ahah depuis 2018.

Le solo show Vincent Hawkins : enjeux, paris pris scénographiques

Avec cette double exposition en 2023, nous souhaitons mettre en lumière les différents déploiements de la pratique picturale de l’artiste. Planet & Satellites réunit ainsi pour la première fois en France des œuvres sur papier, sur toile et également sur bois.

Son travail sur papier est connu en France. Il a, par exemple, été montré récemment à l’Art dans les Chapelles en 2022. Ses œuvres sur toile ont cependant été peu montrées jusqu’à présent. En réunissant peintures à l’huile et à l’acrylique et œuvres peintes pliées sur papier, l’exposition dévoile ainsi la tension qu’explore sans relâche l’artiste entre ce qui est caché et révélé, durable et éphémère, fini et inachevé, sur le point de s’effondrer. L’accrochage et le dialogue des œuvres dans l’espace est essentiel pour Vincent Hawkins. Pendant une semaine, il s’est confronté aux deux espaces L’ahah #Griset et L’ahah #Moret. Ce temps long de montage lui a permis de tester, s’approprier les lieux, de travailler des œuvres.

Vue d’exposition Vincent Hawkins Planet & Satellites Photo © Marc Domage/L’ahah, Paris.

Comment l’avez-vous découvert ?

Il faut remonter au moment de la création de l’association par Pascaline Mulliez et Marine Veilleux et à ce qui fut l’origine du projet. En 2016, alors toutes deux galeristes, elles décident de sortir des mécanismes du marché de l’art et de fermer leur galerie. Elles partent alors pendant un an à la rencontre de différents artistes et acteurs de la vie culturelle, pour dresser un état des lieux et imaginer une relation autre aux artistes et à l’élaboration d’un œuvre. L’association a pour vocation, depuis sa création, d’accompagner des artistes plasticiens sur le long terme et d’œuvrer au rayonnement de leur pratique. Autour de Pascaline Mulliez et Marine Veilleux , s’est ainsi constitué un groupe. Certains artistes qui avaient été représentés par leurs galeries, ont choisi de les suivre dans cette aventure ; Vincent Hawkins fait partie de ceux-ci. L’ahah est le fruit de rencontres, de fidélités. C’est ainsi que Marie Cantos, directrice artistique (de 2018 à 2022), et moi-même avons fait la connaissance de Vincent. Et c’est avec joie que nous l’avons retrouvé quand nous avons pris toutes les deux la direction de l’association en automne 2018, et ouvert les portes de L’ahah au public.

Vue d’exposition Vincent Hawkins Planet & Satellites Photo © Marc Domage/L’ahah, Paris.

Quel est l’ADN de L’ahah ?

L’association propose donc à des artistes plasticiens un accompagnement multiforme, personnalisé, sur une période longue. Plus qu’un accompagnement, c’est un véritable compagnonnage. Cet engagement dans la durée nous permet de développer des outils spécifiques adaptés à leur pratique (expositions, publications, collaborations etc.) et d’œuvrer au rayonnement de leurs recherches. Et surtout de travailler ensemble, en respectant la temporalité de chacun.

L’ahah est aussi un lieu de dialogues et d’échanges. Nous proposons, en effet, une programmation transdisciplinaire : des conférences thématiques, des projections de films, des tables rondes, des performances. L’ahah s’enrichit de ces multiples rencontres et ces dernières façonnent nos actions. Le projet évolue de façon organique au contact de ceux qui y participent :  les artistes, bien sûr, les complices qui y interviennent, le public, le bureau, l’équipe – composée actuellement de quatre personnes.  

Jeffrey Silverthorne_Pleasures Sadness Sometimes_exposition personnelle Lahah Griset Paris du 23 janvier au 27 mars 2021 Photo © Marc Domage / L’ahah, Paris

Le profil des artistes

Aucun critère de medium, d’appartenance géographique ou d’âge n’a présidé à la formation du premier groupe d’artistes.  Nous ne mettons pas en place d’appels à candidature, par exemple. Nos collaborations sont le fruit de rencontres et d’invitations. Nous cherchons à construire une complicité qui se déploie dans le temps ; une notion cardinale de l’association. Donner du temps, prendre le temps en sont les maîtres mots. Nous cheminons ensemble et nous ne revendiquons pas d’exclusivité dans ce lien. Une seule artiste a rejoint ce premier groupe d’artistes constitué autour des fondatrices : Claire Chesnier en 2020. Nous suivions son travail depuis longtemps et Claire connaissait très bien L’ahah – elle avait notamment interviewé Vincent Dulom pour une série vidéo dédiée à sa pratique, produite par L’ahah en 2019.

Vue de l’exposition personelle Jean-François Leroy Instants chavirés, Montreuil, 2019
Photo © Aurélien Mole

Le financement de L’ahah

L’ahah est rattachée à la fondation Tiqitaq, sous l’égide de la Fondation de France, qui soutient des actions dans le champ artistique, mais aussi dans le champ social, l’éducation. Ce don pérenne nous permet de développer des projets qui s’inscrivent sur le temps long. Pour des projets spécifiques, nécessitant, par exemple, des aides à la production, nous cherchons d’autres financements, du mécénat en nature ou de compétences.

Jonathan Pornin sans titre (SuSy 2), huile sur toile, 40x30cm, 2022_Photo_Objets_Pointus

Les différents espaces à la disposition des artistes

Mue par l’envie de donner aux artistes plasticiens des outils tels que des espaces pour travailler, chercher et montrer leur travail, l’association s’est dotée, dès sa création, de trois lieux aux fonctions et qualités bien distinctes. Dans les espaces dits L’ahah #Griset et L’ahah #Moret, situés dans le 11ème arrondissement de Paris à quelques mètres l’un de l’autre, se déploient les expositions et la programmation. À Ris Orangis, #laRéserve est, quant à elle, consacrée à l’expérimentation, avec des ateliers et un grand hall de 200 m² où les artistes peuvent expérimenter des dispositifs d’exposition, produire des pièces de grande envergure, réaliser des projets personnels ou collectifs… et pourquoi pas un jour proposer des expositions ! Désireux de nous inscrire dans ce territoire, nous espérons également pouvoir développer, à partir de ce lieu atypique, des collaborations avec différents acteurs locaux.

La programmation

L’année s’articule autour de trois temps longs de monstration : d’octobre à décembre, de fin janvier à mars et de fin avril à juin. Des expositions distinctes peuvent se déployer dans nos deux espaces #Moret et #Griset ou une même proposition peut investir les deux lieux, comme c’est actuellement le cas avec celle de Vincent Hawkins. Loin de vouloir enfermer dans des formats convenus, les artistes accompagnés ayant déjà bénéficié d’une exposition personnelle dans nos murs peuvent, s’ils le souhaitent, proposer une exposition « carte blanche ». Anne-Charlotte Yver fut la première à s’en saisir; elle assura le commissariat du solo show de Naoki Miyasaka au printemps 2022. Puis ce fut au tour du duo de photographes Lena Amuat & Zoë Meyer ; elles firent dialoguer leurs œuvres avec celles de la sculptrice Simone Holliger. Au printemps 2023, nous aurons les cartes blanches de Charlie Boisson et Jean-françois Leroy, deux artistes que nous suivons depuis 2018. Jean-françois Leroy a invité deux autres artistes, Jacques Julien et France Valliccioni, afin qu’ensemble ils conçoivent un dispositif global à L’ahah #Griset. Charlie Boisson, quant à lui, a choisi de confier L’ahah #Moret à l’artiste peintre Jonathan Pornin.

Pôle édition 

Depuis sa création, L’ahah développe également un projet éditorial dans le but, notamment, de prolonger la rencontre avec l’œuvre d’art. Le premier ouvrage des éditions de L’ahah a été publié en 2021 : une monographie consacrée à l’artiste franco-argentin Ernesto Riveiro. Nous accompagnons également les artistes, notamment Enrico Bertelli, dans leurs projets d’édition ou encore nous recueillons leur vision, comme ce fut le cas, par exemple, avec Jeffrey Silverthorne qui nous a tristement quitté l’année dernière.

Notre attachement à l’édition se traduit également par l’accueil de lancements de revues, de livres d’artistes, de collection etc. portés par d’autres. Le 11 février dernier, nous accueillions ainsi le peintre Jérôme Boutterin qui revenait sur les coulisses de sa monographie avec deux des contributeurs, la paysagiste Catherine Mosbach et l’artiste et commissaire d’exposition Antoine Duchenet. 

Les synergies

Nous faisons partie du Grand Belleville, un réseau qui réunit les lieux d’art du nord-est parisien, et nous participons, dans ce cadre, à des actions collectives, comme la Belleville Night. Il nous semble essentiel d’inscrire le projet sur un territoire, de participer à l’élaboration d’un maillage artistique, de créer des résonances. Nous sommes très enthousiastes à l’idée de développer des collaborations avec d’autres structures. Nous avions ainsi collaboré en 2022 avec le Frac Occitanie Montpellier et le Jardin antique méditerranéen de Balaruc-les-Bains où fut montré le travail de Ran Zhang, artiste que nous suivons depuis 2018. En novembre 2023, L’ahah #Moret sera un des lieux satellites de la Biennale de l’Image Tangible. Nous travaillons aussi avec le LAC à Sigean, dont un pan de la programmation se déploiera à L’ahah #Griset au printemps 2024…

Quelles projections ?

L’année 2023 se déploiera dans le prolongement de l’élan initié en 2022 avec des expositions « cartes blanches », données aux artistes accompagnés par l’association et par de nombreuses invitations à des artistes et d’autres structures.  En effet, l’année est placée sous le signe de l’ouverture, de l’expérimentation, de la réflexion, afin de se préparer à célébrer 2024, qui marquera l’avènement d’une ère nouvelle construite sur ces cinq premières années de fondation.

Nous avons envie de nous ouvrir encore davantage. Les années précédentes, chaque début de cycle débutait par une exposition d’une semaine environ, conçue et portée par des artistes commissaires. Nous avons ainsi accueilli les propositions de Sleep Discorders, le duo curatorial formé par les artistes Marion Auburtin et Benjamin L. Aman en 2020, de Claire Colin-Collin en 2021, de Jérôme Poret en 2022. L’été dernier, Sleep Disorders ont pris leurs quartiers d’été à L’ahah #Moret le temps de travailler à un nouveau projet. Cette aventure avec eux a confirmé notre envie de remettre les clefs de nos espaces à des artistes, des professionnels de l’art et de la culture. Ainsi tel sera le cas, à L’ahah #Moret en 2024 avec les propositions d’Anne Deguelle ; de Sinae Lee ; de l’artiste Sophie Blet et Diane Der Markarian critique d’art et commissaire d’exposition ; des artistes Jeanpascal Février, Pierre Martens et Alain Sicard. Y seront également ménagés des temps dédiés à la recherche, loin des yeux du public -des temps silencieux, pour reprendre une expression qui me ravit énormément, soufflée par l’artiste Nour Awada.

À #Griset, à l’automne 2023, nous confirmerons notre attachement à la transdisciplinarité et aux croisements des regards avec une exposition collective portée par Olivier Dadoun, physicien et informaticien au Laboratoire de Physique Nucléaire et des Hautes Énergies CNRS/Sorbonne Université-Université de Paris. Et nous nous réjouissons à l’idée de retrouver hiver 2024 le peintre belge Bernard Gaube avec qui nous collaborons depuis 2018.

Question plus personnelle : comment êtes-vous venue à l’art ?

Je ne saurai retracer, identifier un moment en particulier. Fascinée par la manière dont nous appréhendons ce qui nous entoure et sa transcription en art, j’ai choisi d’étudier au lycée Rodin dans le 13ème arrondissement de Paris, un des rares établissements à proposer une option histoire de l’art à l’époque. Je me suis inscrite en histoire de l’art à Paris-Sorbonne (Paris-IV), et de fil en aiguille, je me suis spécialisée en art indien. Je suis alors partie au Royaume-Uni. À la Welsh School of Architecture, Cardiff University, j’ ai entrepris une thèse portant sur la synergie entre architecture et sculpture dans la création d’un lieu dédié à la rencontre avec le divin. Cela m’a conduit à enseigner l’art indien à Londres pour différentes institutions et en 2015 à devenir directrice de la section Arts et Culture de la Bagri Foundation (Londres), une institution qui promeut, entre autres, l’art asiatique sous toutes ses formes d’expression, et qui veille à établir des passerelles entre les cultures, entre l’ancien et le contemporain. Puis, Pascaline Mulliez et Marine Veilleux m’ont proposé de rejoindre L’ahah en 2018 et je n’ai pas pu résister à leur formidable invitation.

Infos pratiques :

Vincent Hawkins, Planet & Satellites

jusqu’au 25 mars

à partir du 22 avril :

Jean-François Leroy invite France Valliccioni et Jacques Julien

Jonathan Pornin, exposition personnelle

L’ahah #Moret 

26 rue Moret, 75011

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