Arte povera, photographie, film, video : interview Diane Dufour, LE BAL

Mimmo Jodice, 1978. Vera fotografia [Vraie photographie]
Courtesy Galerie Karsten Greve St. Moritz, Cologne, Paris © Mimmo Jodice

L’art povera, ou « art pauvre », réunit au début des années 1960 un petit groupe d’artistes italiens en lutte contre une certaine hégémonie du Pop art américain dans des villes historiques comme Rome, Turin, Gènes, Naples… revendiquant un décloisonnement de l’art et de la vie à partir d’une relecture subversive et radicale des médiums. « Une expression libre liée à la contingence à l’évènement, au présent » comme le résume Germano Celant, chef de file et théoricien du mouvement. Si Michelangelo Pistoletto, Mario Merz, Jannis Kounellis, Giuseppe Penone, Lucio Fontana en sont les représentants les plus connus, bien d’autres restent à découvrir, de même que l’angle choisi par LE BAL et le Jeu de Paume, totalement inédit et à rebours d’autres expositions déjà consacrées à l’arte povera.

Répartie en quatre sections thématiques entre les deux lieux, l’exposition traite du rapport entretenu par ces artistes à la photographie et à l’image en mouvement en écho à la place grandissante des médias dans la société italienne d’alors. Une interrogation critique des statuts de l’image qui conduit à une redéfinition des pratiques artistiques et va influencer de nombreuses générations d’artistes à l’heure d’une prise de conscience plus intense des enjeux de la décroissance. Un prisme qui agirait comme une coupe faite par Lucio Fontana, selon les termes choisis par Diane Dufour, à l’origine de cette exposition qui voyagera ensuite à la Triennale de Milan. Elle revient sur la genèse de ce projet à partir de sa rencontre avec Giuliano Sergio, critique et commissaire, les partis pris retenus avec le Jeu de Paume et le défi que représentait le déploiement des œuvres dans l’espace du BAL. Elle a répondu à mes questions.

A quand remonte la genèse de ce projet ?

J’ai évoqué pour la première fois ce sujet avec Giuliano alors que sa thèse n’était pas encore publiée il y a une dizaine d’années maintenant. Je me suis engagée immédiatement pour ce projet, tout en réalisant que les espaces du BAL étaient limités face à l’ampleur du corpus à réunir. C’est pourquoi, dès la nomination de Quentin Bajac, je suis venue le rencontrer pour lui proposer ce projet qu’il avait également en tête. Cela permettait ainsi d’envisager l’ensemble des sections et de développer au BAL la thématique du corps dans des espaces entièrement reconfigurés.

Y –a-t-il un sens de visite entre les deux expositions ?

L’exposition se déploie en quatre sections thématiques réparties sur les deux lieux : Corps (LE BAL), Expérience, Image, Théâtre (Jeu de Paume). En termes de visite, l’on peut commencer aussi bien au BAL qu’au Jeu de Paume. C’est la première salle autour de l’expérience et la dernière salle du Jeu de Paume autour du tableau vivant qui font la transition vers les enjeux développés au Bal.

Quel rapport les artistes de l’arte povera entretiennent-ils vis-à-vis de l’image et son statut ?

Les artistes à cette période utilisent tous les matériaux possibles pour rapprocher « l’art et la vie » et Germano Celant déclare dans une très belle expression : « l’arte povera va tendre vers l’immense, vers le fragile et vers l’invisible ». Or cette dernière dimension est passionnante en ce qui concerne les enjeux de notre sujet, à savoir l’image. Nous avons dessiné un trait qui n’existe pas en réalité dans l’histoire de ce mouvement à la manière d’une coupe de Fontana parmi la somme des matériaux utilisés. Comme une abstraction. Si l’on prend par exemple les tableaux miroirs de Michelangelo Pistoletto, il convoque autant la peinture que le cinéma ou le théâtre, de même avec Giuseppe Penone qui est sculpteur au départ ou Fabio Mauri qui est au croisement des pratiques. Nous sommes enfermés dans une vision trop catégorielle au contraire de la vision de l’époque. L’image n’est pas plus un document, qu’une icône, un suaire, une relique. Comme le souligne Giuliano Sergio, ces artistes ne reconnaissent pas de légitimité à la photographie pour traduire la vie qui est dans les œuvres et l’expérience. Mais ils lui donnent d’autres rôles qui dépassent largement la notion de documents.

L’image est contradictoire selon eux autour de cette tension entre ses différents rôles potentiels. Certains sont désavoués, contestés, contrecarrés et l’ensemble de ces usages participe à la richesse de l’exposition. Tout est complexe et ambigu à la fois, dit et contredit. Les artistes de l’arte povera s’ils déconstruisent l’image, l’envisagent comme un outil, un matériau comme un autre, au même titre que le plastique, le plexiglas, la mousse…Des déplacements qui conduisent à une redéfinition des pratiques et des mediums.

Vue d’exposition RENVERSER SES YEUX
Autour de l’arte povera 1960-1975 Photographie, film, vidéo
Le Bal Photo © Marc Domage

Comment avez-vous relevé ce défi au BAL ?

C’est tout le talent du scénographe Cyril Delhomme qui à chaque fois revisite et redessine les espaces du BAL dont la vocation reste avant tout un laboratoire, dans une approche expérimentale, comme en témoigne d’ailleurs l’origine de ce projet qui reste totalement inédit. Nous inaugurons une nouvelle génération d’expositions sur l’arte povera qui a été largement exposé et étudié, au moment même de la disparition de son inventeur. Ce n’est peut-être pas un hasard et d’autres initiatives vont certainement suivre autour de coupes tracées dans cet immense corpus pour aborder cette période par des prismes à chaque fois différents.

En ce qui concerne les prêts, quels ont été vos priorités et méthode de travail ?

Notre première démarche était de nous tourner vers les artistes de cette période dont beaucoup sont encore vivants, comme Penone, Pistoletto, Icarro.. à partir de ce qu’ils avaient dans leurs ateliers, puis nous nous sommes tournés vers les Estates : Boetti, Prini. Cela nous a permis d’aller tout de suite au cœur du sujet à partir des témoignages des artistes et non des inclinaisons du marché et des galeries. En ce qui concerne les institutions, nous nous sommes concentrés sur des prêts italiens avec quelques exceptions des collections publiques françaises comme le grand Pistoletto qui vient du Centre Pompidou mais aussi le Musée d’art contemporain de Rochechouart.

Les femmes sont très absentes de l’exposition : est-ce une tendance spécifique à ce mouvement ?

Les femmes n’ont pas de rôle dans l’arte povera et commencent à exister plus tard au début des années 1970. Leur rôle strictement domestique est d’ailleurs dénoncé par l’arte povera de Manzoni à Mauri en passant par Pisani qui dénoncent cette affectation de la femme à un rôle subalterne. Les femmes étaient malgré tout présentes en tant qu’inspiratrices ou collaboratrices comme en témoignent les images. Leur rôle va peu à peu s’imposer si l’on pense à Ketty La Rocca, Laura Grisi ou Elisabetta Catalano.
C’est la video qui va permettra aux femmes artistes de s’imposer de par le format plus léger, une relative autonomie et la diffusion dans des festivals, l’espace de la galerie leur étant encore fermé à l’époque.

L’une des caractéristiques de ce mouvement est sa grande mobilité

En effet même si plusieurs scènes se distinguent: Rome, Naples, Modène…, l’ensemble est assez perméable avec des porosités nombreuses. Pistoletto introduit un certain nombre d’artistes romains à Ileana Sonnabend comme Pino Pascali. Ce mouvement est très ouvert aussi aux influences extérieures et à l’international et je cite souvent cette anecdote de Bill Viola en visite au studio Artem 22 à Florence qui déclare rencontrer des artistes qui utilisent la video n’ont pas seulement en tant que vidéastes mais comme un moyen d’expression autre. L’art passe avant le medium.

Le catalogue : contributions et partis pris

Giluiano Sergio a écrit un très beau texte intitulé « Renverser l’image » autour de tous les artistes présentés dans l’exposition. Nous avons demandé à Elena Volpato spécialiste de la video en Italie qui dirige le département video de la GAM à Turin, de revenir sur le début de l’art video. Elle rejette d’ailleurs le concept d’art video, soulignant que la video n’est pas un art en soi. Nous avons aussi tout un appendice critique, une chronologie et des liens biographiques pour expliquer de manière plus profonde les ressorts du mouvement. Le catalogue dans sa structure conçu sous ma direction artistique avec l’atelier EXB : Nathalie Chapuis et Coline Aguettaz, graphiste, a voulu croiser la vie : les festivals, mais aussi les tensions de l’époque : les années de plomb, le cinéma..avec les œuvres, afin que les deux s’entremêlent et fusionnent, selon le principe de Celant que la vie et l’art sont complices.

Catalogue coédition Le BAL, le Jeu de Paume, Triennale Milano et l’Atelier EXB
420 pages Prix : 55 €
Conception graphique : Coline Aguettaz
Renverser ses yeux. Autour de l’arte povera 1960–1975: photographie, film, vidéo | LE BAL (le-bal.fr)

Visite spéciale avec les commissaires : le dimanche 11 décembre à 12h.

Série de performances de ROMINA DE NOVELLIS : La Cultura che Vive

L’artiste Romina De Novellis (Naples 1982) revisite des œuvres majeurs de l’arte povera dans une perspective écoféministe. Elle propose de réinterpréter et d’actualiser certains thèmes et motifs de l’arte povera, afin de repenser, en résonnance avec ce courant, les relations entre les genres et entre tous les êtres vivants.

Les dates :
– 29 novembre de 11h à 18h
9 décembre de 19h30 à 21h
– 29 janvier de 11h à 19h

Shopping de Noël au BAL Books !

En cette fin d’année à l’occasion de l’exposition, LE BAL Books vous propose un coffret en édition limitée et la meilleure sélection d’ouvrages dédiés à la photographie. 

Infos pratiques :

RENVERSER SES YEUX

AUTOUR DE L’ARTE POVERA 1960-1975 : PHOTOGRAPHIE, FILM, VIDÉO

jusqu’au 29 janvier

https://www.le-bal.fr/

Jeu de Paume Paris – Photographie, cinéma, art contemporain