Art cubain à Rennes : interview François Vallée, collectionneur et Jean-Roch Bouiller, directeur du Musée des beaux-arts

Alain Pino, Sans titre, 2006, extrait de la série El Tiempo Pasa, tirage sur papier baryté contrecollé sur plaque d’aluminium, 80 x 61 cm. Collection François Vallée.

« Je suis une ligne subjective intérieure, qui n’est ni formelle, ni historique mais tous azimuts, sans limites, ni frontières, hors des sentiers battus » François Vallée, catalogue de l’exposition

« Tout le poids d’une île » est la première exposition d’une collection particulière d’art cubain et elle se tient en Bretagne à Rennes, sous l’impulsion d’Anne Langlois et Patrice Goasduff, directeurs du centre d’art 40mcube qui ont associé au projet Jean-Roch Bouiller, directeur du Musée des beaux-arts puis Loïc Le Gall, directeur du centre d’art Passerelle à Brest. François Vallée, collectionneur, professeur, critique d’art et traducteur rennais a dédié sa vie à Cuba. Il a rassemblé à partir des années 1990, au fil des hasards et des rencontres, 400 œuvres à ce jour d’artistes de renommée internationale mais aussi d’artistes peu connus ou à l’écart du marché, des années 1960 à nos jours, allant à l’encontre d’un certain nombre de stéréotypes sur Cuba et sa diaspora comme il le souligne. Il incarne également un profil de collectionneurs peu académique, loin des préjugés liés à la richesse personnelle ou à la filiation bourgeoise, avec pour unique motivation « l’exaltation, l’érudition et la profondeur ». Il a répondu à mes questions aux côtés de Jean-Roch Bouiller qui accueille cette exposition curatée par 4 commissaires autour de 70 artistes, avec un prolongement à 40mcube à partir d’une monographie dédiée à l’artiste majeur Segundo Planes. Des commandes spéciales ont été passées à des artistes et amis du collectionneur si bien que le visiteur est plongé dès le patio du musée des Beaux-Arts dans une myriade et polyphonie de sens et de symboles avec la monumentale fresque de Nestor Arenas et l’installation de Yornel Martinez. Un code couleur très particulier, à rebours du white cube dominant, fait le lien entre les deux démarches.

François Vallée, quel est le point de départ, le déclic de la collection ?

François Vallée. Tout est une question de hasard comme je l’explique dans le catalogue. Le Ministère des Affaires étrangères dans le cadre du service national de la coopération, m’a proposé en 1990, un poste de professeur à l’Alliance française de Cuba. J’ai privilégié le choix de Cuba ayant été marqué par la lecture de mon premier roman en espagnol de l’écrivain Guillermo Cabrera Infante « Trois tristes tigres », récit polyphonique empreint de mélancolique de la Havane nocturne de 1958.

«Eduardo Sarmiento, Retrato de François Vallée, [Portrait de François Vallée], 2020, pastels gras et China Marker sur papier Arches, 33 × 50 cm».

Quel est votre prisme ?

Je n’ai aucun a priori, aucun angle d’approche privilégié, aucune hiérarchie. J’ai voulu collectionner des œuvres qui m’aident à vivre. Si la collection rassemble des artistes prestigieux et présents dans des musées internationaux, j’ai aussi été attentif à des œuvres qui se font dans la marge et qui échappent aux lois du marché. Un dénominateur commun pourrait être de savoir lire entre les lignes, l’art cubain ne pouvant pas se dégager totalement de la politique. Pour les cubains, l’art est une question de survie, de respiration.

Vue de l’expositio « Tout le poids d’une île » Collectionner l’art cubain Musée beaux-arts de Rennes photo Jean-Michel Salingue

Le choix du titre, « Tout le poids d’une île »

Il est emprunté au poème de l’écrivain irgilio Pinera « Tout le poids d’une île », la réflexion la plus profonde et originale que j’aie lue sur l’identité cubaine et son essence insulaire. Il y a en effet parmi les Cubains autant d’inclination à l’extroversion, la sensualité, l’hédonisme, au rire ou à la plaisanterie qu’à la souffrance, la désolation ou la déréliction (Cuba présente parmi les pays américains, un des taux de suicide les plus élevés).

Vue de l’expositio « Tout le poids d’une île » Collectionner l’art cubain Musée beaux-arts de Rennes photo Jean-Michel Salingue

Comment avez-vous travaillé entre commissaires ?

Nos échanges ont été très constructifs et même si j’ai le regret de ne pas pouvoir faire entrer la totalité de la collection dans le musée, le résultat est tout à fait à la hauteur de mes motivations initiales. Le choix du focus de 40mcube sur l’artiste Segundo Planes est tout à fait pertinent. C’est un artiste très singulier qui a laissé une forte empreinte auprès de nombreuses générations et notamment les peintres des années 2000. Il appartient de plus à la génération mythique des années 1980 complètement déconnectée du marché, à une époque où il n’y avait pas de touristes, de galeries, de réseaux de collectionneurs sur l’île. L’art répondait à alors à une nécessité absolue, viscérale, qui résonne particulièrement en moi.

Raúl Martínez, Martí, pintura sobre papel,

Jean-Roch Bouiller : Quelle est la genèse de cette exposition ?

Jean-Roch Bouiller. C’est à l’initiative de 40mCube que nous avons décidé ce partenariat dès mon arrivée autour de la collection singulière de François Vallée. L’exposition vient enrichir l’histoire du musée à partir de la question de l’art extra-européen, un axe que nous valorisons à partir de questionnements liés au cabinet de curiosités de Christophe-Paul de Robien, tels que : Comment décentrer et porter nos regards sur des zones géographiques qui ne sont pas au cœur de l’histoire de l’art occidental ? De plus il s’agissait de favoriser un maillage local et régional avec les centres d’art contemporain 40mcube déjà cité et Passerelle à Brest.

Vue de l’expositio « Tout le poids d’une île » Collectionner l’art cubain Musée beaux-arts de Rennes photo Jean-Michel Salingue

Comment ont été rendu possible les commandes spéciales ?

Elles ont été permises car le budget transport que nous prévoyons en général pour des expositions internationales de ce type a été fortement réduit, l’entièreté de la collection se trouvant à Rennes. Grâce à cet allègement, nous avons pu faire voyager les artistes invités à investir ces espaces sous forme de cartes blanches, ce qui avait déjà été engagé précédemment avec La Couleur crue par exemple, déjà réalisée en partenariat avec 40mcube.

Vue de l’expositio « Tout le poids d’une île » Collectionner l’art cubain Musée beaux-arts de Rennes photo Jean-Michel Salingue.

Quel regard portez-vous sur ce panorama ?

Ayant laissé les équipes entièrement décider, je me retrouve presque dans la situation de visiteurs qui découvrent l’art contemporain sans en avoir les clés ni les critères d’appréciation. Une approche purement sensible très agréable et inhabituelle pour moi. Un regard de néophyte que j’expérimente avec plaisir.

Vue de l’expositio « Tout le poids d’une île » Collectionner l’art cubain Musée beaux-arts de Rennes photo Jean-Michel Salingue

Le catalogue

J’y ai contribué principalement à travers l’interview introductive. Cette publication est importante si l’on souhaite avoir un état des lieux sur l’art cubain de ces dernières décennies à la fois dans l’île et au dehors, beaucoup d’artistes ayant pris le chemin de l’exil.

Vue de l’exposition uctura Ósea del Cero. Segundo Planes 40mcube photo : Jean-Michel Salingue.

Comment se fait le lien avec 40mcube ?

Anne Langlois et Patrice Goasduff ont privilégié une approche monographique autour de l’artiste Segundo Planes. Le lien se fait bien sûr par le biais de la collection mais aussi grâce à la réflexion sur la couleur et le choix de présentation de l’art cubain qui ne rentrait pas dans le white cube habituel de l’art occidental. Les commissaires ont fait un travail subtil sur la couleur des murs qui fait partie intégrante du parcours des deux expositions.

Au niveau de la programmation à venir : quel rythme ? quels temps forts à venir ?

En termes de programmation nous allons ralentir le rythme autour d’une alternance entre une grande exposition estivale tournée vers l’art contemporain, autre axe fort du musée et une exposition hiver-printemps tournée soit vers l’univers extra-européen soit vers l’art ancien pour maintenir un équilibre entre nos trois grandes spécialités. L’ensemble de notre identité tripartite sera ainsi couvert et respecté.

L’été prochain nous retrouverons Exporama de nouveau en partenariat avec la Collection Pinault de retour au Couvent des Jacobins avec une exposition sur le pop art « Forever Sixties ». Nous proposerons en parallèle avec Le Frac Bretagne et le centre d’art contemporain La Criée, une importante rétrospective dédiée à Jérémy Deller, intitulée « Art is magic ».

Catalogue « Tout le poids d’une île » aux éditions Bernard Chauveau, 200 pages avec les contributions de Gerardo Mosquera, historien de l’art et écrivain et Sandra Ceballos, fondatrice au début des années 1990, de la galerie Aglutinador à La Havane, premier espace d’art indépendant cubain. Préface de François Vallée. prix : 25 €

Infos pratiques :

« Tout le poids d’une île » Collectionner l’art cubain

jusqu’au 2 avril 2023

Commissaires : François Vallée, Anne Langlois et Patrice Goasduff (40mcube) François Coulon (musée Beaux-arts) et Loïc Le Gall (Passerelle)

Musée des beaux-arts de Rennes

Estructura Ósea del Cero. Segundo Planes

jusqu’au 23 décembre 2022

40ccube centre d’art contemporain

Abstractions cubaines. Des années 50 à nos jours

jusqu’au 14 janvier 2023

Passerelle, centre d’art contemporain d’intérêt national (Brest)