Fabienne Grasser- Fulchéri, Espace de l’Art Concret : Gilles Clément, Anne-Valérie Gasc et Filiations 2

Anne-Valérie Gasc Crash box, acier, pneus, caméra,115x 90 cm, 155 kg, 2011.Photographies: ©Anne-Valérie Gasc Exposition Machines aveugles, Eac. Espace de l’Art Concret

Fabienne Grasser-Fulchéri, directrice de l’Espace de l’Art Concret à l’occasion de l’extension du parc du château de Mouans-Sartoux revient sur cet acte fondateur de l’Eac. par Gilles Clément à l’invitation de Gottfried Honegger dans une mise en perspective des pensées de ces deux personnalités qui se rejoignent autour d’un certain nombre de valeurs comme la transmission, la place de la nature et l’ouverture à l’autre. De plus, dans une volonté toujours plus marquée de s’inscrire dans la création actuelle, elle a invité des artistes qui partagent les préoccupations du penseur paysagiste à concevoir une œuvre pour l’occasion. Des filiations mises en œuvre également autour de la collection dans un 2ème volet qui complète une première occurrence initiée par Fabienne Grasser-Fulchéri qui invite cette fois une dizaine d’artistes contemporains à dialoguer avec plusieurs œuvres de la donation, suscitant des échos formels et conceptuels subtils et pertinents. Un panorama de la création vivante qui se cristallise enfin avec les protocoles à la fois spectaculaires et déceptifs d’Anne-Valérie Gasc aux confins de la ruine et de la déperdition de l’image. Fabienne Grasser-Fulchéri a comme projet le lancement d’une résidence autour de la création sonore dans la poursuite de la volonté de Gottfried Honegger. Elle a répondu à mes questions.

Retour sur les origines du projet et votre rencontre avec Anne-Valérie Gasc

Anne-Valérie Gasc développe une approche radicale autour de la réinterprétation de l’image et d’un rapport au construit, à l’architecture très fort. Ce projet remonte au programme Satellite, lancé par Marta Gili à son arrivée au Jeu de Paume, dont j’étais commissaire invitée. Autour du groupe Ultralab, la proposition Anne-Valérie visait à explorer les zones de fragilité du lieu pour envisager le « foudroyage intégral » du Jeu de Paume. Sa proposition plastique reposait sur ces adhésifs dont la codification de couleur primaires et les formes très géométriques rejoignaient mon appétence pour l’abstraction géométrique alors que je n’étais pas encore directrice de l’Eac. Un travail qui s’inscrivait à la fois dans une relecture des formes de l’histoire de l’art et une approche très conceptuelle : l’idée déterminant la forme à travers un protocole d’exécution très précis, entre détachement et minimalisme et d’une grande matérialité. Puis nous sommes parties toutes les deux dans d’autres directions, étant à Paris et elle à Marseille mais c’est en fréquentant plus réguièrement la scène marseillaise que j’ai redécouvert son travail lors de différentes expositions dont celle de la Friche la Belle de Mai. Lauréate 2009 d’un projet soutenu par Mécènes du Sud Aix-Marseille, Anne Valérie Gasc bénéficie d’un important soutien de ce collectif d’acteurs économiques du territoire dans le cadre de leur grande exposition annuelle. Plutôt qu’une rétrospective, l’artiste souhaitait mettre en regard des projets anciens et plus récents dans une articulation qui se déroule dans trois salles de la Donation à travers un cheminement particulier qui oblige le visiteur à revenir sur ses pas. Elle a choisi d’ouvrir le parcours sur la série Crash Box, le dynamitage de ces bâtiments depuis un point de vue intérieur, dans une réflexion sur la ruine d’architectures post modernistes qui portent en elles le germe de leur potentiel effondrement. Plusieurs cameras, filmant de l’intérieur ces bâtiments, sont déclenchées manuellement à différents moments ce qui produit des durées différentes. l’artiste récupère les boîtes noires, elles-mêmes placées dans de gros pneus qui les protègent et peints en couleur orange fluo pour mieux les repérer. Chaque filme se termine après que l’explosion ait eu lieu et après que l’artiste décide de laisser une mise au noir d’une minute. L’artiste a eu l’idée ensuite de montrer ces films et d’envisager plusieurs dispositifs d’exposition. Ce qui est intéressant est que tout concourt à la production de cette image et à l’évènement de l’explosion, dont la vision disparait soudain, ce qui suscite un effet déceptif. Cela pose la question du point de vue, de la délégation, du non évènement.

Anen-Valérie Gasc Les Larmes du Prince Vitrifications (vues de l’installation in situ), commissariat : Emmanuelle Chiappone
-Piriou,Grande hallles Tanneries, CAC Amilly 2019

Dans un autre projet également présenté dans l’exposition, elle  réinterroge le dispositif d’une œuvre dont une première occurrence a été montré au centre d’art Les Tanneries. Cette installation conçue en collaboration avec l’équipe-projet de recherche HEPHAISTOS de Inria met en exergue la construction d’une architecture qui s’effondre littéralement sur elle-même car constituée de micro-billes de verre. Anne-Valérie Gasc dresse un constat assez critique de cette architeture souvent grandiloquente et barroque faite de verre qui semble déjà obsolète avant même d’avoir été érigée. L’emploi de micro billes de verre renvoie à cette architecture moderne, symbole d’élévation et de puissance, de transparence et d’opacité. Cette machine évoque un peu une imprimante 3D qui superpose des dizaines de couches pour créer une élévation. On utilise d’ailleurs maintenant ces imprimantes dans le domaine de la construction. Ce robot a bien sûr dans le domaine de la recherche bien d’autres usages. Il est notamment utilisé  en cas de séisme pour transporter des rescapés  sur des sites inaccessibles. à l’encontre de la précision programmatique du robot.

Une troisième œuvre spécialement produite pour l’exposition, renvoie aux croix de Saint-André  que l’on utilise là encore dans la construction pour soutenir les murs. Conçues à partir de LEDs, générant une lumière de façon aléatoire. Cette oeuvre qui s’intitule « Première Ligne » est née d’un projet de comande pour l’ENSP d’Arles. Elle souhaitait apporter une réponse à l’architecture omniprésente de Frank Gehry qui fait face à l’école. Le motif de la croix fait écho à Aurelie Nemours et à de nombreux artistes de l’abstraction géométrique même si au départ pour elle il s’agit du vernaculaire avec ces croix de tirant utilisés pour soutenir l’architecture. De nouveau il s’agit d’un croisement de formes et d’influences.

Filiations 2 : choix des artistes, principes de dialogue et d’accrochage..

La règle du jeu était de proposer à des artistes de la nouvelle génération de choisir entre trois et cinq œuvres de la collection avec lesquelles ils se sentaient en résonance. J’avais amorcé ce regard croisé il y a 10 ans mais au Château et non dans l’espace de la Donation. Chaque artiste m’a envoyé ses choix, certains étant circonscrits, d’autres au contraire beaucoup plus étendus. Ces choix permettent outre ce dialogue parfois inattendu, d’élargir les perspectives autour de problématiques très différentes. En matière de critères de sélection, j’ai été sensible à un certain rapport à l’abstraction dans leur travail. J’ai choisi notamment Karina Bisch qui a en ce moment une formidable exposition au Mac Val avec son compagnon Nicolas Chardon, offrant une véritable traversée dans l’histoire de l’art et du design du XXème siècle. Elle avait retenu uniquement des tapis, d’Eileen Grey, de Sonia Delaunay et d’Auguste Herbin. Etant donné la taille de la salle j’ai retenu en lien avec la proposition plastique de ses tableaux, Sonia Delaunay. J’ai invité aussi un artiste originaire de Marseille, Gilles Pourtier dont j’avais découvert le travail à Paréidolie il y a quelques années. Egalement Camila Oliviera Fairclough (Brésil) entrée récemment à la galerie Laurent Godin, que j’avais invitée aussi à l’époque du Jeu de Paume. Nous avons aussi Hugo Schüwer Boss qui travaille à Besançon et a été exposé au Frac Franche-Comté, Hugo Pernet établi à Dijon ayant aussi bénéficié d’une exposition au Frac Bourgogne récemment, Linda Sanchez établie à Marseille, lauréate Révélations Emerige en 2017 et exposée au Palais de Tokyo dans le cadre du Prix Découverte des amis, représentée par la galerie Papillon. Gabrielle Conilh de Beyssac (Galerie Maubert) dont les œuvres d’une grande intelligence et économie de moyens explorent la potentialité du tracé et du mouvement. Enfin Xavier Theunis (galerie Catherine Issert), artiste belge installé à Nice et un tout jeune artiste Fabien Gharbi découvert à l’espace auto-géré marseillais les 7 clous qui propose un wall painting. Son choix s’est exclusivement arrêté sur Aurelie Nemours. L’idée était pour moi aussi de donner leur chance à des jeunes artistes tout juste diplômés.

Gabrielle Conilh de beyssac Cycle Terre, 2014 Collection de l’artiste ©droits réservés Exposition Filiations 2 Espace de l’Art Concret

Cette sélection donne une vraie place à Marseille avec 3 artistes, un choix délibéré ?

Pas obligatoirement même s’il est certain que cette ville dégage une vraie énergie autour de l’art contemporain qui a donné une véritable impulsion. J’aime me confronter souvent à cette scène bouillonnante et très inspirante.

Du côté des résidences ; retours d’expériences et nouveauté à venir

Dans le cadre du dispositif initié par le Ministère de la Culture « Art & mondes du travail », nous avons proposé une 2ème résidence avec l’artiste Davide Bertocchi, formé aux Beaux-arts de Bologne puis aux Beaux-arts de Nantes qui travaille beaucoup le son autour de la vidéo et la sculpture. Il a pu créer de nouvelles œuvres au contact de l’entreprise Azur Fragrances située sur la commune de Mouans-Sartoux. C’est au centre d’art de trouver la bonne adéquation entre l’univers de l’artiste et le savoir -faire de l’entreprise. Une expérience très concluante je dois dire pour tous. Nous avons proposé une restitution entre mars et juin 2022. Davide Bertocchi a établi un parallèle entre la composition du parfum et la composition platqiue et musicale, notaament par le biais d’un compilation musicale. A partir de l’analyse des diagrammes des molécules chimiques, des « chromatographies », il a aussi produit des tablettes en plâtre gravées. Un travail assez radical et abstrait autour de plusieurs mediums et approches sensibles comme l’analyse de parfums. L’entreprise a tellement apprécié la démarche qu’elle a décidé de produire une œuvre, ce qui n’était pas prévu au départ.

Je suis actuellement en réflexion autour d’un nouveau projet de résidences sonores en lien avec la vocation même du lieu telle que le concevait Gottfried qui avait imaginé un pavillon de musique devant les ateliers pédagogiques. En me plongeant dans les archives et en interrogeant des personnes qui l’ont côtoyé, j’ai appris qu’il voulait faire faire un dais en tissus pour fermer et protéger cet espace, développer des outils pédagogiques sur le son et proposer des concerts. Ce projet de studio son avait été imaginé en lien avec la Villa Arson. Toute une histoire que j’ai exhumée, qui était embryonnaire et que je souhaite réactiver. Mon objectif est de pouvoir initier cette nouvelle résidence l’année prochaine.

En termes de retour du visitorat, qu’avez-vous observé depuis la fin des confinements ?

Nous avons réalisé un chiffre de fréquentation exceptionnel l’année dernière avec plus de 2000 visiteurs supplémentaires que l’année précédente sur la même période. Pour compensé tous ces mois de fermeture nous avons fait le choix d’amplifier notre plage horaire dès la réouverture, ce qui a certainement joué un rôle notable. J’ai été tout de même assez étonnée car les lieux culturels ont dans leur majorité beaucoup souffert d’une rupture avec leur public.  Le fait d’avoir un contexte et une site exceptionnel avec le parc de Gilles Clément en guise d’écrin a certainement eu un effet positif aussi. Le visiteur peut ainsi passer la journée, entre un déjeuner dans le village, une balade dans le parc avec les enfants et la découverte des expositions.

Gilles Clément Etude pour le château de Mouans S_artoux 2004
Réalisée dans le cadre d’un projet d’aménagement paysager François Navarro, paysagiste
Oeuvre préparatoire FNAC 05 – 930 (15 et 16) Centre national des arts plastiques
© crédit photo Yves Chenot © droits réservés / Cnap

Gilles Clément, l’exposition et l’extension du parc du château

Nous sommes vraiment heureux de la création du parking végétalisé du château qui s’inscrit dans un projet global d’extension du parc alors que peu d’habitants de Mouans Sartoux en connaissent l’auteur. Cela renvoie aussi à la personnalité discrète de Gilles Clément qui est devenu un créateur incontournable dans son domaine mais pas encore obligatoirement du grand public. L’exposition est donc née d’une volonté pédagogique afin de faire mieux connaître  sa pensée qui irrigue de nombreux domaines et rejoint les valeurs de Gottfried Honegger autour d’un regard différent sur le monde, comme en témoigne le film « le jardin en mouvement ». Au cours de l’interview, Gilles Clément évoque sa jeunesse et les figures tutélaires anthropologiques et scientifiques qui l’ont formé dont un professeur de philosophie qui explique que dans la géométrie courbe les parallèles parviennent à se croiser avant même l’infini, ce qui a bouleversé sa vision des choses et sa définition de modèles considérés comme impossibles à réaliser d’emblée. Cela a fait écho pour moi à de nombreuses discussions que j’ai eues avec Gottfried pour qui tout était possible. C’est pourquoi il a appelé l’Espace de l’Art Concret, l’utopie réalisée. Un oxymore entre les parallèles qui se croisent et l’utopie qui se réalise pour une même forme de pensée. Un autre écho est le « Journal sentimental d’une mauvaise herbe » écrit par Gottfried et édité par Gilles Fage. Un écrit assez étonnant où il se met à la place d’une mauvaise herbe dessinant un rapprochement avec les artistes qui ne suivent pas les règles mais aussi l’autre, le marginal ou le migrant, ce qui résonne singulièrement actuellement. Cela rejoint le 3ème grand concept de Gilles Clément : le tiers paysage où il n’y a pas de bonnes ou mauvaises herbes mais une biodiversité où chaque élément trouve sa place. Nous avons travaillé en collaboration avec le Domaine du Rayol et j’ai proposé à des artistes de concevoir des œuvres spécifiques en écho.

Enrique Ramírez Para construir un jardin necesitamos de la tierra y la eternidad, 2019
Edition de 7 ex + 2 AP N° Inv. RAMI19222. Courtesy de l’artiste et de la galerie Michel Rein, Paris/Brussels
© droits réservé

L’œuvre d’Enrique Ramirez ouvre le parcours à partir d’une phrase essentielle de Gilles Clément

Le parcours s’ouvre sur la phrase de Gilles Clément traduite en espagnol « Para construir un jardin, ncesitamos de un trozo de tierra y la eternidad » par l’artiste chilien Enrique Ramirez que j’avais invité l’année dernière lors de l’anniversaire de l’Adiaf. Je ne savais pas avant de l’avoir invité qu’il était admirateur de la pensée de Gilles Clément qui est très connu au Chili. Gilles Clément évoque souvent la finitude de notre monde, de ses ressources, d’une notion étendue du jardin, la terre étant un immense jardin. La phrase  rejoint l’interrogation de Gilles Clément : Quel monde allons-nous léguer ? Un engagement qui rejoint les notions de mémoire et de rapport au vivant qu’interroge Enrique Ramirez.

Organisation du parcours : quels parti pris ?

Nous avons sélectionné un certain nombre d’archives personnelles et de photographies de Gilles Clément dans un parcours thématique qui commence par une large frise autour de ses grandes réalisations et voyages, avant qu’il ne s’installe dans la Creuse et construise une maison sur le terrain de la Vallée. Nous souhaitions mettre en perspective le projet de l’Eac. et du jardin en 2004 à partir du bois existant autour de l’ombre et la lumière. Il réalise alors un premier dessin qui rejoint une composition d’esprit constructiviste en deux parties avec le bois dans le carré inférieur avec au-dessus la représentation aérienne des bâtiments : le château, l’entrée, les ateliers pédagogiques dans des formes géométriques. Il y a aussi un rapport au langage important avec ces socles en béton qui reprennent sur leur surface un mot, le nom vernaculaire des plantes. Une démarche poétique avec ces jalons qui amènent à s’interroger sur la façon dont on nomme les choses. Nous présentons la maquette d’origine du projet de Gilles Clément et François Navarro, le concepteur paysagiste qui l’accompagne depuis l’origine et qui a travaillé sur l’extension du parc. L’idée est d’amener ce morceau de nature plus en contact avec la ville avec une éventuelle 3ème étape où la végétation franchisse la route et vienne encore plus à l’intérieur du village, gommant peu à peu cette délimitation. Que le végétal grignote et gagne sur l’urbain au final.

Infos pratiques :

Gilles Clément, Si les parallèles se croisent

Anne-Valérie Gasc, Machines aveugles

Jusqu’au 15 octobre

Filiations 2 & la Donation Albers-Honegger

Jusqu’au 26 mars 2023

Eac. Espace de l’Ar Concret,

Centre d’art contemporain d’intérêt national

Château de Mouans,

Mouans-Sartoux (06)

Horaires du 1er octobre au 30 juin : mercredi au dimanche, 13-18h

Tarifs : 7/5 €

Galerie du Château + Donation Albers-Honegger

Calendrier des événements :

https://www.espacedelartconcret.fr/