Berlinde de Bruyckere, Arcangelo 2021 courtesy the artist; Hauser & Wirth, Galleria Continua Photo: Mirjam Devriend
Dans la pièce de Shakespeare, le Marchand de Venise il est question d’un marché de dupes autour d’une dette en nature taillée dans le corps même du débiteur, une livre de chair. Une cruauté qui rejoint l’impression relativement déstabilisante ressentie devant les œuvres de Berlinde de Bruyckere même s’il convient d’aller au-delà de cette vision première pour en saisir toute la complexité comme nous y invite la rétrospective exceptionnelle proposée par Numa Hambursin. « L’hybridation des formes humaines, animales et végétales est au cœur de l’œuvre » explique-t-il dans la préface du somptueux catalogue qui accompagne l’exposition. « C’est souvent la métamorphose qui l’emporte sur le cadavre, la transformation sur la finitude ». Véritable manifeste qui signe la programmation défendue par le directeur du MO.CO. autour d’ensembles monographiques, le parcours qui réunit 55 œuvres dont 6 nouvelles productions s’étend sur la totalité des espaces du MO.CO. Comme si l’on traversait la scène d’un opéra -un art total que Berlinde apprécie- ou d’un ring dont les protagonistes laissent suinter le suc de leurs fantasmes, glaires, substances… mais toujours privés de têtes pour en évacuer toute forme de sentimentalisme comme l’artiste le revendique. Un festin solitaire rehaussé par les mots crus, sensuels et puissants de la poétesse sud-africaine Antje Krog.
Si Berlinde de Bruyckere nous touche à ce point c’est, qu’au- delà de son inspiration puisée chez les grands maitres flamands –elle n’hésite pas à parler de pillage- elle parvient à dépasser cette iconographie universelle pour atteindre l’intime en chacun de nous. Car qu’est-ce que le corps si ce n’est une enveloppe vulnérable et soumise à la décrépitude. Cette chair et ses multiples accidents qu’elle traduit par l’usage de la cire et ces peaux d’animaux douces et rugueuses qu’elle moule pour en conserver l’impact après les avoir écorchées, un sale boulot que l’artiste a mis du temps à accepter de réaliser elle-même. La vulnérabilité, l’érotisme, le féminisme mais aussi l’exil et la fuite (couvertures et matériaux de rebut) sont autant de thématiques révélées au public, en prise avec une actualité brûlante dont l’artiste se fait l’écho.
Le parcours ouvre sur la sculpture monumentale After Cripplewood II (2014) qui renvoie à son installation pour la Biennale de Venise en 2013 et sa relecture de Saint Sébastien, martyr protecteur pendant l’épisode tragique de la peste. Ce grand tronc d’arbre moulé à l’horizontal dont les branches amputées sont garrotées par des lanières de cuir ou des bandes de tissus. La série The Wound : la blessure part d’un album de photographies du XIXème de femmes ottomanes posant après une opération d’ablation ovarienne aux côtés de leurs tumeurs excisées dans des bocaux de laboratoire. Les cires anatomiques présentes à la Faculté de Montpellier ont inspiré l’artiste comme cela se traduit dans Infinitum II, des cloches en verre contenant des moulages de troncs d’arbres cautérisés à leur sommet par des linges blancs à forte connotation phallique également. Le labeur le dispute à la sexualité dans ces premières salles qui plantent le décor. On sait que l’artiste est une fervente lectrice des Métamorphoses d’Ovide, l’on découvre de multiples filiations avec Michel Ange, Bacon, Pasolini …comme le souligne Numa Hambursin. C’est l’exposition la plus ambitieuse jamais réalisée dans une institution française, selon les propos de Berlinde elle-même.
Le vaste plateau du premier étage est dédié à la série des Arcangelos, dont trois nouveaux inspirés de la période du confinement. C’est l’un des temps forts du parcours. Même s’ils s’inscrivent dans les silhouettes féminines recouvertes de couvertures des années 1990, leur caractère hybride constitué de capes moulées, touffes de fourrure et pieds en lévitation les placent résolument à part. Sont-ils déchus ? Implorent-ils une impossible rédemption ? Ils n’ont rien de léger ou de triomphants. Ce ne sont pas les habituels intercesseurs entre le divin et les hommes. L’artiste cite le tableau Christ mort soutenu par un ange de Giorgione. On songe aussi aux Bourgeois de Calais de Rodin autour d’ un éventuel secret qui les relie.
Puis nous découvrons de grands cadres horizontaux It Almost Seemed a Lily VII, (2018) et Pioenen (2017-2018) dont l’aspect sexuel est sous-jacent au-delà de leur titre floral. La référence remonte aux Jardins Clos de Malines des retables du XVIIème découverts au Musée M de Louvain dont la profusion et les nombreuses strates renvoient aux couches multiples de papier peint de la maison de l’artiste, ces plis de l’histoire. Egalement la série de dessins érotiques Vagina et Lelie où les sexes et les fleurs sont comme entremêlés.
Au rez-de-chaussée l’on retrouve les carcasses de chevaux, une constante dans son œuvre à partir de ses recherches sur le rôle du cheval pendant la Première Guerre mondiale à l’occasion de son exposition au Flanders Fields Museum d’Ypres en 1999. No Life Lost II, (2015) est constituée de deux chevaux couchés et attachés l’un à l’autre par des sangles de cuire, tandis que leurs extrémités cherchent à sortir de la vitrine. Leurs yeux sont recouverts d’une bande de tissu. L’œuvre en écho To Zurbaran : un poulain mort-né et aveugle, placé sur une modeste table de bois est une réponse directe à l’Agnus Dei du peintre espagnol. C’est aussi une réponse à la photographie d’Alan Kurdi, jeune syrien noyé retrouvé sur une plage turque. Nouvelle création avec San Sebastian (2022) qui rejoue Venise mais à la verticale cette fois, cet imposant tronc d’arbre trouvé dans un pré en Bourgogne. Avec les Courtyard Tales (2017-2018) il s’agit de couvertures qui, laissées dans la cour de l’atelier à la merci des intempéries, redeviennent des lambeaux. Différentes couches et strates qui se fondent et prennent des allures de toiles, en écho à la Descente de Croix de Rogier van der Weyden. Avec le cheval coupé en deux dans une vitrine, intitulé Les Deux, dans une dimension charnelle assez ambiguë et dérangeante nous pénétrons vers le sous-sol qui réserve l’aspect le plus déstabilisant du parcours. L’installation No Life Lost I, (2015-2016) recréé l’atmosphère d’un entrepôt d’Anderlecht avec ces peaux suspendues à des crochets et d’autres séchées au sel et empilées sur des palettes Anderlecht I, II et III, (2018). Une découverte qui sera capitale pour la suite de la pratique de l’artiste. Des images assez dérangeantes surgissent comme l’œuvre de Boltanksi pour Monumenta, ces montagnes de vêtements qui avaient marqué le public du sceau de l’histoire de la Shoah. La scénographie réduite à l’essentiel et l’aspect entrailles cadavériques laissent une dernière note froide et relativement anxiogène à l’ensemble du parcours.
Le catalogue (Bernard Chauveau éditions) avec la vibrante préface de Hambursin « Le sang, la sève et l’encre » et les échanges entre Vincent Honoré, Rahmouna Boutayeb, Anne Kerekes avec Berlinde de Bruyckere est un complément indispensable pour entrer dans la matrice d’une œuvre en constante évolution.
Pour conclure, cette exposition au titre qui reste sans doute trop mystérieux Piller | Ekphrasis est à la hauteur de ses amibtions.
En contre point le MO.CO. la Panacée propose « Contre-nature La céramique une épreuve du feu » un panorama réjouissant autour d’un rapport contradictoire au naturel. Des tonalités foisonnantes, végétales, laiteuses, flamboyantes, grotesques ou plus monumentales…On navigue entre différents « climats » et horizons. C’est brillant autour d’un choix très pertinent d’artistes et d’un remarquable accrochage. Catalogue par Silvana Editoriale avec introduction de Numa Hambursin qui s’interroge sur cette fascination engendrée par la céramique auprès des jeunes artistes et ce que sous-tend ce corps à corps avec la matière. Eclairante conversation également entre Vincent Honoré et les artistes Sylvie Auvray, Claire Lindner et Elsa Sahal.
Relire mon interview avec Huma Hambursin (lien vers) en décembre 2021 qui annonçait les enjeux de sa programmation.
Infos pratiques :
Berlinde de Bruyckere Piller | Ekphrasis
MO.CO. Hôtel des Collections
Jusqu’au 2 octobre
Contre-nature La céramique une épreuve du feu
MO.CO. La Panacée
Jusqu’au 4 septembre