Verre #3 dans l’atelier, projet expérimental Maison soustraire, 2020 © Mathilde Pellé
C’est l’une des propositions de cette 12ème Biennale qui m’a le plus séduite et convaincue. Le projet Maison Soustraire de la designer indépendante Mathilde Pellé est à la fois une expérience personnelle radicale et un atelier et laboratoire in progress : « 8 semaines pour retirer ⅔ de la matière des 112 objets d’un habitat » autour du surplus de nos sociétés et habitudes contemporaines. Une sorte de confinement productif dont les enjeux sont exposés à l’occasion de la Biennale. Une expérimentation à laquelle le public a été invité à participer et qui engage des chercheurs dans une approche pluridisciplinaire autour de la soustraction. Un film retraçant le quotidien de Mathilde au cours de ces 8 semaines complète le dispositif. Mathilde revient sur le protocole défini, les méthodes et les résultats obtenus, les développements potentiels de ce projet et à quel point elle agit en tant que designer et non plasticienne même si la frontière entre les deux est parfois mince. Elle a répondu à mes questions.
Mathilde Pellé
designer indépendante, porteuse du projet Maison Soustraire. En parallèle d’une activité de production de formes (objets, lieux, …), elle développe depuis 2016 Soustraire, un projet de recherche qui s’intéresse aux actions soustractives appliquées à la matière, aux objets et aux usages. Ce travail lui permet de poser assidûment cette question «Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que moins?» Elle collabore depuis fin 2019 au Deep Design Lab du Pôle Recherche de la Cité du Design, à Saint-Étienne.
La genèse de votre participation à la Biennale
La notion de soustraction me travaille et je travaille Soustraire en tant que designer depuis quelques années. Grâce à l’invitation du Deep design lab du pôle recherche de la Cité du Design à Saint-Etienne et au soutien de l’Ecole Urbaine de Lyon, j’ai expérimenté Maison Soustraire d’octobre à décembre 2020.8 semaines pour retirer 2/3 de la matière des 112 objets qui constituaient mon lieu de vie – un appartement de la rue Neyron à Saint-Etienne. Cela, pour disséquer un à un, les objets qu’une société contemporaine occidentale propose et questionner un mode de vie qui se construit sans doute autour de ceux-ci. J’ai habité les différentes réalités matérielles successives de cet environnement domestique en ruine. Mon chien s’est joint à moi, je faisais usage de 109 objets et lui de 3.
Les enjeux de Maison Soustraire
Il s’agit avant tout d’une mise en doute du domestique et de ce que cela raconte de nos sociétés en termes de production de ce type d’objets engageant un certain nombre de questions comme : Pourquoi est-ce qu’habiter doit ressembler à cela et quasiment chez tout le monde ? et d’où vient la matière dans les objets ?
Je ne m’inscris pas dans un jugement moral et la question centrale de mon travail se résume à « pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que moins ? » Cela m’intéresse de défaire ce qui est considéré comme normal et censé dans nos habitats. Même si ma démarche est très radicale et je m’en rends mieux compte à présent, elle permet de soulever de nombreuses questionnements autour notamment des contraintes induites par certains objets qui nous conditionnent malgré nous. Ce besoin que j’ai de disséquer et de détailler ce travail de soustraction passe souvent aussi par le texte.
L’enjeu était de savoir également si le design ou ce type de projet peut servir d’articulation à d’autres disciplines.
Je précise que j’agis toujours en tant que designer, chercheur et être humain avec ma propre sensibilité.
Le format de l’exposition
L’objectif était de réunir des objets assez représentatifs à la fois neufs et de seconde main d’un appartement « standard ».
Un tableau récapitulatif reprend les 112 objets de départ avec leurs catégories : dormir-se reposer, éliminer-soigner, manger-boire, ranger-nettoyer. Je détaille ensuite et de façon très précise : les semaines de soustraction, le poids, les lieux de production, les matériaux…
Participation et vote du public
Le public était invité à choisir un objet à retirer via un formulaire de vote en ligne, ce qui nous a permis de réaliser en même temps une enquête sociologique. Chaque objet avait un dossier, était démonté quand cela était possible et tous ses éléments pesés pour ensuite envisager avec un tiers une possible sauvegarde de la fonction. Si le résultat de cette soustraction m’était inconnu, le protocole était très encadré. Ce qui m’intéressait également était l’apparition de nouvelles formes issues de cette contrainte. Une des belles surprises est l’étagère que je trouvais inintéressante au départ avec cette ligne révélée et ses proportions formellement très pertinentes. De même avec le versoir, outil utilisé pour me laver qui révèle des typologies d’objets existants dans de nombreuses cultures et que nous avons perdu. Le son de ce moment m’intéressait également pour réaliser ce type de ruine et mesurer à quel point nous sommes tous conditionnés par le bruit de notre pommeau de douche si bien que l’on n’y pense même plus. Le bruit de l’eau était lié au geste que je faisais, ce qui modifie les perceptions et un autre espace-temps.
Vous pratiquez également la photographie
Je pratique en effet des gommages dans une série qui est en cours. Si je les imprime en ayant gommé le blanc je supprime la possibilité d’encre, interrogeant au passage ce qui disparait.
Le film par Jean-Baptiste Warluzel
Le film d’une durée d’une heure qui est projeté dans la black box se concentre sur mon quotidien dans l’espace et non sur les opérations de soustraction.
Quelle a été votre expérience du confinement ?
Je pense avoir une nature facilement irritée par des présences qui me gênent dans l’espace domestique et bien avant le confinement. Certains objets- cadeaux sont rarement des cadeaux et je veille beaucoup à ce que je laisse entrer dans mon espace domestique et dans ma vie en général, ce qui ne m’empêche d’aimer les formes.
La résidence à Cap Moderne Roquebrune
Je vis en milieu rural dans le village où j’ai grandi entre Bourges et Sancerre et je me déplace selon les projets avec l’envie de pouvoir augmenter le bagage théorique que je peux avoir autour de la soustraction. Dans ce cadre j’ai été lauréate de l’appel à résidence 2021 de l’association Eileen Grey sur le site de Cap Moderne Roquebrune Cap Martin et j’ai travaillé l’ancrage théorique du projet Soustraire dans sa globalité tout en prélevant de la matière à de grands pans de tissus, un travail assez contemplatif et méditatif et qui concilie la pensée avec le faire. Pendant ces deux mois je vivais sans téléphone personnel, sans ordinateur et sans internet, ce qui m’a permis d’étudier ce que l’absence de ces objets réactivait, comme l’écriture mais aussi l’usage du signal pour pouvoir informer les gens.
Quels sont les grands penseurs qui nourrissent votre démarche ?
Thoreau m’intéresse pour les éclairs de pensée considérant l’objet et tout ce qu’il va provoquer de négatif ou de positif. Cette question des impacts d’un objet est très importante à mes yeux. Je l’ai relu récemment et ai réalisé à quel point il voyait juste.
Je citerais également sur les questions de la technique et plus contemporain Razmig Keucheyan, le sociologue et ses recherches sur les besoins artificiels.
Quelle serait votre définition du design ?
C’est une bonne question. Je ne suis pas sûre que ma réponse soit une définition mais une obligation : le design, selon moi, doit être conscient de tout, de la production, de l’impact de l’objet, de la matière nécessaire, de son efficacité.
Quelle limite posez- vous entre designer et plasticienne ?
Mon travail se fait autour du quotidien et des modes de vie et ces projets sont des expériences et non des performances même si la frontière est assez mince en effet. Et même si certaines formes me semblent formellement réussies comme l’étagère par exemple je m’empêche de poursuivre dans cette direction pour ne pas avoir à ajouter et produire de l’objet. Cela représente aussi un beau challenge en tant que designer. J’aimerais que tous les objets soient transmis dans une collection mais pas la matière en tant que telle sur laquelle j’ai encore envie de travailler.
Site de Mathilde Pellé :
Mathilde Pellé – designer (mathildepelle.fr)
Relire mon interview d’Olivier Peyricot, Directeur Scientifique Biennale Internationale Design Saint-Etienne (lien)
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